De Vassili Grossman – adaptation pour la scène à partir du texte original, René Fix – mise en scène Gerold Schumann, Théâtre de la Vallée – univers musical, Yannick Deborne – au Théâtre Studio d’Alfortville.
C’est un réel défi que de vouloir porter à la scène un tel roman de plus de mille deux cents pages, écrit par Vassili Grossman, né en Ukraine en 1905, mort à Moscou en 1964, connu pour son travail de correspondant de guerre à partir de 1941.
Membre de l’Union des écrivains soviétiques tout en restant à distance du réalisme soviétique ambiant, admiré par certains, Vassili Grossman est en même temps Persona non grata en Union Soviétique et censuré par les autorités. En 1962, quelques années après la mort de Staline, Vie et Destin, son œuvre-phare est en effet saisie. On la croyait perdue, mais l’auteur avait eu la prudence d’en déposer une copie chez des amis, qui la mettront sous microfilm et la passeront à l’ouest. Le texte sera finalement publié en 1980, en Suisse, et il faudra attendre 1989 et la glasnost, pour qu’il paraisse en Russie.
« Témoin capital perçu par les uns comme le grand écrivain russe du destin juif, il n’aura de cesse d’être aussi le grand écrivain juif du destin russe » rappelle le dossier de presse. Issu d’une famille bourgeoise cultivée, famille juive ayant abandonné toute pratique religieuse, le père de l’auteur est ingénieur chimiste et sa mère professeure de français. Il publie Années de guerre, ses derniers articles qui relatent entre autres son expérience à Berlin au sein de l’Armée rouge. C’est du nazisme et du totalitarisme comme chambre d’écho, ainsi que de la condition humaine dont parle Vie et Destin, Vassili Grossman en a commencé l’écriture dès 1948, pour l’achever en 1962. C’est une immense fresque qui prend pour modèle Guerre et Paix de Léon Tolstoï qui lui-même s’était inspiré du sociologue Pierre-Joseph Proudhon et de son écrit La guerre et la paix, publié en 1861, les deux hommes s’étaient d’ailleurs rencontrés. Proche de l’histoire politique d’hier en même temps que d’aujourd’hui, sur fond de guerre russo-ukrainienne infligée par la Russie poutinienne, en préambule, ce mot de l’auteur, intemporel : « En mille ans l’homme russe a vu de tout, la grandeur et la super-grandeur, mais il n’a jamais vu une chose : la démocratie. »
La scène est un no man’s land, espace blanc, comme surexposé dans tous les sens du terme et comme les images vidéo le souligne, un espace mental. Quelques débris de bâtiments épars participent de la scénographie au titre d’accessoires (Pascale Stih, vidéo, scénographie – Philippe Lacombe, lumières). Côté cour, en fond de scène, le guitariste ponctue l’action de sa partition musicale (Yannick Deborne). Les acteurs restent présents sur scène tout au long de la représentation, quand ils sortent de l’espace de jeu, ils restent comme spectateurs à la frontière du plateau, enfermés dans l’Histoire. « Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine est la soumission… La violence glorifiée par les systèmes sociaux totalitaires a été capable de paralyser l’esprit de l’homme… La terreur continuelle est le fondement du totalitarisme… » pose Vassili Grossman qui, derrière le labyrinthe de son écriture à travers différents espaces et séquences de la violence historique, propose des territoires de réflexion. « Toute vie est unique. J’écris pour ceux qui ne sont pas là », dit-il.
Autour d’un feu de camp, un civil portant un brassard inscrivant le mot Press pose un livre, Vassili Grossman sans doute. Son rôle est d’écrire, pour témoigner. « Le brouillard recouvre la terre. On sent la respiration du camp à de nombreux kilomètres. » On est à Stalingrad, où les combats ont fait rage de juillet 1942 à février 1943, opposant les forces de l’URSS à celles du Troisième Reich, pour le contrôle de la ville. Le feu de camp est une des unités de lieu qui revient de manière récurrente tout au long du spectacle, un lieu d’échange et de règlement de comptes, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi Krymov (Thomas Segouin) menaçant Grekov : « J’ai reçu l’ordre de vous démettre de votre commandement, s’il le faut. Pourquoi tolérez-vous les propos politiques erronés de certains de vos soldats ? » Ainsi Sofia (Thérésa Berger) enlevant sa veste et laissant apparaitre une étoile jaune sur sa robe.
L’autre unité que construit la pièce, à partir du roman de Vassili Grossman s’intitule Rêveries nous en traversons vingt-quatre qui nous conduisent de Stalingrad /Immeuble 6 bis, à Stalingrad aux murs griffés et en ruines, en passant par une multiplicité de lieux et de situations, ce qui donne un aspect assez morcelé à l’ensemble.
L’un des héros est aussi Strum (François Clavier), qui travaille à l’Institut d’études nucléaires et bataille face à son directeur, Chichakov (Vincent Bernard), pour poursuivre ses recherches sur la fission nucléaire. « Vos nouvelles théories, très personnelles, contredisent les théories du Parti sur la nature de la matière, il vous faut produire au plus vite une mise au point… » s’entend-il dire par ce directeur compromis et il se verra privé de son outil de travail. Et soudain, un coup de fil de Staline s’intéressant à la fission nucléaire sachant que les Américains l’explorent, eux-aussi, par tous les moyens.
Une des scènes fortes du spectacle est ce moment où Anna (Maria Zachenska) écrit à son fils pour lui faire ses adieux avant de partir pour le ghetto : « Vitia, mon fils, je suis sûre que cette lettre te parviendra, bien que je sois derrière les barbelés du ghetto juif. Je ne recevrai jamais ta réponse car je ne serais plus en vie. Je veux que tu saches ce qu’ont été mes derniers jours, il me sera plus facile de quitter la vie à cette idée… Souviens- toi qu’en tes jours de bonheur et qu’en tes jours de chagrin l’amour de ta mère sera avec toi. »
D’un camp d’extermination à un camp de prisonniers en Russie, tenu par les Allemands, une scène entre Liss et Eichmann, des plus cyniques fait dire au premier : « Obersturmbannführer Eichmann, j’ai visité le camp d’extermination… Nous pouvons être fiers du travail accompli. Comment avez-vous apprécié notre petite surprise ? Ce sont les constructeurs qui ont eu l’idée d’installer au milieu de la nouvelle chambre à gaz une petite table avec du vin et des hors-d’œuvre ! »
Puis on est transporté dans une ferme, quelque part en Ukraine où la Femme regrette que les Allemands n’aient pas radié les kolkhozes. « On a très vite compris que les kolkhozes, ça les arrangeait bien » ajoute-t-elle. Et elle poursuit très en colère face à un Semionov soupe-au-lait : « Tu te souviens comment t’étais quand t’es arrivé ici ? Eh bien, toute l’Ukraine était comme ça en 1930. On a mangé des orties, quand il n’y a plus eu d’orties, on a mangé de la terre. Ils ont pris le grain jusqu’à la dernière petite graine. » Sous Staline quatre millions d’Ukrainiens ont été anéantis par la famine.
Espionnage, sabotage, ligne de front, bruit des bombes, simulacre de procès, on passe d’une séquence à l’autre de manière assez pointilliste. Les comédiens font des prouesses pour se changer et glisser d’un personnage à l’autre et le spectateur pour se repérer d’une géographie à l’autre et d’un débat à l’autre. Gerold Schuman qui a créé le Théâtre de la Vallée il y a une trentaine d’années tire les fils d’un roman titanesque et nous perd un peu en chemin. Il a mis en scène de nombreuses pièces de Thomas Bernhardt, Goethe, Brecht, Tabori, Wedekind et beaucoup d’autres. S’introduire dans Vie et Destin de Vassili Grossman est téméraire, même si l’adaptation de René Fix permet le voyage. On sent comme une frustration de ne pouvoir approfondir chacun des sujets de ce kaléidoscope historique et politique qu’on aimerait retenir sur scène et dont les images se succèdent, en s’effaçant les unes les autres.
Brigitte Rémer, le 27 janvier 2025
Thérésa Berger : Soldate Irina, Sofia, Katia, Juge 1, La femme – Vincent Bernard : Le civil, Serioja, Chichakov, Soldat Stepan, Semionov, Soldat SS, Juge 2 – François Clavier : Soldat Ivan, Mostovskoï, Grekov, Strum, Eichmann, Juge 3 – Thomas Segouin : Conducteur de train, Soldat Sacha, Krymov, Liss, Soldat allemand, Ossipov – Maria Zachenska : une Soldate, Anna, Lioudmila, la Soldate Press, La femme ukrainienne, Juge 4. Yannick Deborne, Univers musical – Pascale Stih, vidéo, scénographie – Philippe Lacombe, lumières. Coproduction Théâtre de la vallée, Théâtre de l’Arlequin, coréalisation Théâtre Studio, Alfortville.
Mardi 21 janvier, jeudi 23 janvier, mardi 28 janvier, jeudi 30 janvier : à 14h et à 20h30 – mercredis 22 et 29 janvier, vendredis 24 et 31 janvier, samedis 25 janvier et samedi 1er février, à 20h30, au Théâtre Studio, Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, 94140. Alfortville – tél. : 01 43 76 86 56 – site : www.theatre-studio.com – En tournée : mercredi 30 avril, Théâtre de l’Arlequin, Morsang-sur-Orge, à 14h et à 20h30, 35 rue Jean Raynal. 91390. Morsang-sur-Orge – tél. : 01 69 25 49 15.