D’après le roman de Nathacha Appanah – adaptation et mise en scène Alexandre Zeff, compagnie La Camera Oscura. Théâtre 13/Bibliothèque.
Sa mère venait des Comores. Destination Mayotte à bord d’une barque précaire. A l’arrivée, elle dépose son bébé, Moïse, l’enfant à l’œil vert et noir de peau, auprès de Marie, infirmière à la peau blanche qui n’ayant pu avoir d’enfant, veillera sur lui. Pourtant c’est une béance qui s’ouvre et une incessante quête d’identité.
On retrouve Moïse en prison où il est enfermé pour une quinzaine d’années et l’on remonte le cours de son histoire… Marie meurt brutalement quand Moïse a tout juste quinze ans. Il se met à fréquenter le bidonville qu’on appelle Gaza, une zone de non-droit où vivent plus de trois mille mineurs isolés, organisés en bandes qui commercent et se défoncent.
« Rien de positif, le pays ressemble à une poussière incandescente » dit le texte. Le cercle bien connu chômage, misère, délinquance, drogue, violences semble inéluctable, et pour Moïse, dit Mo la cicatrice, l’errance et la peur, le racisme. Bruce, autoproclamé le roi de Gaza, le prend d’abord sous son aile et assure son initiation. Puis le vent tourne et le caïd met en œuvre à son encontre mépris, humiliations, harcèlement, viols répétés et jusqu’à la torture, piétinant ses quinze premières années protégées.
Deux autres discours s’entrelacent, celui d’un humanitaire du mouvement Pour une alternative non violente qui après avoir tenté d’accompagner les jeunes, jette l’éponge suite à de nombreux heurts et à la mise à sac de son local, celui d’un flic tout aussi pessimiste. Derrière la carte postale du plus beau lagon du monde aux vastes massifs coralliens, Mayotte endroit délaissé, montre une nature défaillante, une terre fracturée, des éléments qui parfois se déchaînent, entre pluies, vents et tonnerre, une violence exacerbée et extrême.
C’est ce que donne à voir le spectacle dans une démarche artistique pluridisciplinaire où l’image se mêle à la musique, où l’acteur fait corps avec une nature inhospitalière, portant le texte d’une grande poésie. Quand la mère apparaît à l’écran et chante elle apporte l’émotion, la sienne et la nôtre « Les mots sont une prière ». Quand le batteur-oiseau perché sur le flamboyant sonne le tocsin et la révolte au moment où Moïse s’écroule dans la lagune, pourtant la vie se poursuit. Quand le caïd grimpe tout en haut du théâtre, et jusqu’au gril, il déploie sa toute-puissance, prêt à « cogner la vie » et à « crever sans regret. »
Journaliste et romancière, Nathacha Appanah est née à l’Île Maurice en 1973, elle est arrivée en France à l’âge de vingt-cinq ans. Publié en 2016, Tropique de la violence a reçu de nombreuses récompenses, comme ses précédents romans, Les Rochers de Poudre d’Or, en 2003 et Dernier Frère en 2007. Alexandre Zeff s’est emparé de son écriture métaphorique et a composé un univers aussi sombre que l’est l’ouvrage, dans sa désespérance. La violence est partout pour Moïse, balloté au fil des rencontres, dans une société qui se délite : dans la mère d’abandon puis la mère d’adoption très tôt disparue, dans un pays laissé pour compte, dans une jeunesse perdue et les bandes qui la pervertissent, dans le racisme où paroles blanches et peau noire se contredisent.
Sur le plateau la violence est, le metteur en scène réussit à la maîtriser autour du parcours chaotique de Moïse (Alexis Tieno), rongé par la peur, la faim, la marche et les cauchemars et autour de la provocation incessante de Bruce-le-caïd (Mexianu Medenou) couronnée par leur corps-à-corps allant jusqu’à la mort. Tous deux portent le spectacle avec talent, accompagnés des acteurs Thomas Durand et Assane Timbo, de l’actrice-chanteuse-guitariste Mia Delmaë, de la percussionniste japonaise Yuko Oshima en alternance avec Blanche Lafuente. La mise en images, dans une création vidéo de Muriel Habrard et Alexandre Zeff est puissante, la scénographie et les lumières de Benjamin Gabrié élaborent des espaces sensibles mettant en action cette tragédie d’un quotidien aux vies brisées.
Investi dans des programmes dits de cohésion sociale, Alexandre Zeff développe son écriture théâtrale avec justesse en dessinant les contours d’une géographie incertaine, entre les Comores et Mayotte, territoire français. Dans le déplacement des populations auquel le texte fait référence, le metteur en scène s’empare en arrière-plan de la question de l’inégalité des chances et du décalage entre rêve et réalité, sans en altérer le souffle poétique.
Brigitte Rémer, le 21 septembre 2022
Avec : Mia Delmaë, Thomas Durand, Mexianu Medenou, Alexis Tieno, Assane Timbo – percussionniste Yuko Oshima et Blanche Lafuente en alternance – scénographie et lumière Benjamin Gabrié – collaboration artistique Claudia Dimier – dramaturgie Noémie Regnaut – création vidéo Muriel Habrard, Alexandre Zeff – assistants vidéo Jules Beautemps, Sara Jehane Hedef – création musique et son Mia Delmaë, Yuko Oshima, Guillaume Callier, Vincent Robert – régie plateau et coordination Damien Rivalland – assistante à la mise en scène et dramaturgie Leslie Menahem – assistante à la mise en scène et coordinatrice Cécile Cournelle – assistante à Mayotte Anne-Laure Mouchette – stagiaire mise en scène Adèle Sierra – régisseur général Sylvain Bitor – régisseur son François Vatin – costumes Sylvette Dequest – maquillage et effet spéciaux Sylvie Cailler – collaboratrice chant Anaël Ben Soussan – chorégraphie de combat Karim Hocini – dressage animalier Victorine Reinewald – construction décor Suzanne Barbaud, Yohan Chemmoul, Benjamin Gabrié.
Du 14 au 30 septembre 2022, Théâtre 13/Bibliothèque, 30 rue du Chevaleret. 75013. Paris – du lundi au samedi à 20h, samedi à 18h, relâche le dimanche. En tournée : Espace BM. Koltès, Metz, 13 et 14 octobre – Théâtre de Chelles, 21 octobre, Célestins Théâtre de Lyon, 23 au 27 novembre – Le Théâtre, Laval, 8 décembre – Centre Duhamel, Vitré, 5 janvier 2023 – Théâtre Jean Arp, Clamart, 12 et 13 janvier 2023 – Le Carré Magique, Lannion, 2 mars 2023 – Théâtre Sénart, 22 au 24 mars 2023.