Mariées trop jeunes, exposition des photographies de Stephanie Sinclair, sur le toit de la Grande Arche, La Défense.
« Dès que je le voyais, je courais me cacher. Je le détestais. » Tahani (en rose) se souvient des premiers temps de son mariage avec Majed. Elle avait alors 6 ans et lui 25. Elle en a 8 aujourd’hui, et elle est photographiée ici dans son village avec une autre petite mariée, Ghada, son ancienne camarade de classe. (photo ci-contre)
La Grande Arche a ré-ouvert ses portes au mois de juin après huit ans de fermeture et trois de travaux, et avec la création d’une Arche du Photojournalisme. On y monte par un ascenseur transparent, panoramique, l’équivalent de trente-cinq étages et on y est joliment accueilli par des hôtes et hôtesses chaleureux et stylés. Tout est lumière et transparence. Là, plus de 1200 m2 sont dédiés au photojournalisme. Jean-François Leroy, fondateur du festival Visa pour l’image, en assure la direction artistique. « La photo d’actualité est parfois dérangeante mais est aujourd’hui plus nécessaire que jamais » déclare-t-il.
On est pris de vertige en arrivant, non par l’altitude au sommet de la Grande Arche mais par les images qui nous happent. Le sujet de cette première exposition Too Young To Wed – Mariées trop jeunes est d’une grande violence, cela est intrinsèque au photojournalisme qui témoigne du monde d’aujourd’hui, dans sa cruauté. L’exposition des photographies de Stephanie Sinclair traite des mariages forcés et a valeur de Manifeste. Depuis une quinzaine d’années la photojournaliste américaine sillonne le monde, observant les traditions familiales millénaires sous l’angle des mariages imposés à de toutes jeunes filles, et s’engage pour les dénoncer. Elles sont encore enfants, parfois à peine adolescentes et dans certaines parties du monde, dès cinq ans, leur vie est une tragédie.
Cent cinquante clichés sont ici montrés, dans la vérité quasi insoutenable de ces petites et jeunes filles dont le regard, d’une infinie tristesse, crève l’écran comme autant d’appels au secours. Stephanie Sinclair les a rapportés principalement d’Ethiopie, du Guatemala, d’Inde, du Népal, du Nigéria, de Sierra Leone, du Yémen. « Toutes les deux secondes une jeune fille est mariée contre son gré, soit 39 000 filles par jour dans plus de cinquante pays, à travers le monde, dont de nombreux pays d’Afrique. » Pourtant chiffres de l’UNICEF à l’appui, « le mariage d’enfants n’est pas l’apanage des pays les moins développés, il existe un peu partout dans le monde. » On pourrait inscrire à ce triste générique l’Europe de l’Est, l’Asie Centrale, ou encore les Etats-Unis où les dérives sectaires sont la clé d’abus avérés dans de micro-sociétés religieuses fermées, un chapitre de l’exposition le montre.
Dans de nombreux pays le piège familial se referme sur ces fragiles vies dont le contexte se nomme pauvreté, abus, grossesses, mort en couches, sida, maltraitances, viols, peur, soumission et mort. « J’ai été offerte à mon mari quand j’étais petite, je ne me rappelle même plus quand, c’était tellement j’étais jeune. C’est mon mari qui m’a élevée » dit Kanas, 18 ans, d’Ethiopie. Il s’agit de violation des droits fondamentaux, d’enfances massacrées, de marchandisation, de discrimination et d’asservissement. On pourrait parler de meurtres. Certaines s’immolent pour fuir l’esclavage domestique et sexuel. Une photo montre un père se recueillant sur la tombe de sa fille qui s’est immolée par le feu après des années de maltraitance aux mains de son mari et de sa belle-mère, en Afghanistan. Au premier plan sa sœur, âgée de 8 ans, qui l’a soignée pendant son agonie. Des fratries de deux ou trois petites filles sont données ou vendues à d’autres fratries d’hommes, – enfants et jeunes hommes parfois, hommes beaucoup plus âgés, souvent -. Elles s’appellent Tehani, Ghada, Aarti, Deslaye, Niruta, Sarah, Beverly, Sandra, Asia, Agere, Rajany, Ghulam, Aracely, Galiyaah, Sidaba, Kwawlah, Yagana, Yakaka, Falimata, Sorita, Maya, Soyla, Bibi Aisha, Anita, Rajni. La liste des prénoms accompagnant les photos est beaucoup plus longue. Elles ont entre 5 et 16 ans, certaines ont tenté de s’échapper, elles ont été torturées. « Quoiqu’il arrive je dois m’adapter » dit Shobha, du Rajasthan, mariée à l’âge de 8 ans, « les femmes doivent se sacrifier, car dans notre pays il n’y a de place que pour les hommes. »
Le poids des traditions et des croyances est profondément enraciné, les familles se doivent de les respecter surtout dans les communautés rurales pauvres où le mariage précoce est très répandu : parfois c’est une bouche de moins à nourrir d’un côté, une dot et une femme servante et soumise, de l’autre. En Afghanistan, « Quand Mejgon avait 11 ans, son père l’a vendue à un homme de 60 ans qui a payé le prix convenu : deux paquets d’héroïne. » Pourtant, beaucoup de parents sont aussi convaincus que le mariage offre une protection à leurs filles. Mais on les arrache à l’école, les privant de leur droit à l’éducation et donc de la possibilité de choisir un jour leur travail et leur vie. Même si les lois interdisent les mariages précoces dans certains pays, la pression coutumière demeure et fait céder les familles. Surita hurle quand on la force à quitter sa famille pour rejoindre le village de son mari. Rajyanti elle, réussit à tenir tête à ses parents, à l’âge de 16 as en refusant le mariage : « J’ai refusé parce que je veux étudier et devenir quelqu’un. » Sur grand format, trois sœurs, victimes des rapts de Boko Haram au Nigéria, dégagent une grande douceur. Elles ont subi les pires humiliations avant de réussir à s’évader et, rejetées par leur famille, vivent dans un centre d’accueil, c’est la double peine.
Des voix commencent à s’élever dans le monde, des voix de femmes et d’hommes. Les porte-drapeaux du changement sont des militantes, des médecins et des personnalités politiques. « L’interdiction du mariage des mineurs dit l’une d’entre elles, n’est pas seulement une question de politiques, mais également de mentalités et de comportements. » Dans certains pays, des ONG s’attellent au problème, c’est le cas du Sierra Leone où une ONG suisse a mis en place un rite de passage alternatif, sans excision, lors de la cérémonie Bondo, en échange de quoi elle prend en charge les frais de scolarisation des jeunes filles.
Aracely, 15 ans, du Guatemala, mariée précocement, pensait avoir une vie meilleure « mais cela n’a pas été le cas » reconnaît-elle. L’avenir meilleur est encore loin et de nombreux pays connaissent toujours un taux élevé de mariages précoces, même si certains programmes d’éducation et d’autonomisation des jeunes filles commencent à porter leurs fruits. La violence se perpétue de génération en génération et les meurtres restent impunis.
Dans ce bel espace d’exposition la vérité est grand format et on en sort sonné. Au-delà de son témoignage photographique Stephanie Sinclair a créé l’association Too Young To Wed pour aider ces jeunes femmes à se reconstruire, son engagement est remarquable. « J’ai commencé ce travail lors d’un reportage en Afghanistan en 2003, après avoir rencontré des adolescentes de 9-11 ans, qui avaient tenté de s’immoler par désespoir, raconte-t-elle. J’ai voulu en savoir plus. » Ce plus nous est montré dans toute sa vérité.
Brigitte Rémer, 29 août 2017
Jusqu’au 24 septembre. La Défense – Arche du Photojournalisme – Métro : La Grande Arche/La Défense – ouvert tous les jours de 10 h à 19 h – Site : www.lagrandearche.fr – Too Young to Wed, de Stephanie Sinclair, est publié à CDP éditions. Tous les bénéfices sont reversés à l’association.