Texte, mise en scène, montage vidéo et scénographie Khalil Cherti – jeu Reem Ali et Omar Aljbaai – spectacle en arabe levantin surtitré en français – à La Colline/Théâtre National.
On se trouve dans un appartement en coupe, s’étirant de cour à jardin ; intérieur rouge plutôt ordinaire, salon avec lampadaire et radio côté jardin, salle de bains avec baignoire côté cour. De l’extérieur parviennent des bruits de foule issus d’une manifestation, une forte rumeur monte. La bande-son nous place au coeur du sujet et l’extérieur pénètre l’intérieur.
On est en Syrie en mars 2011, au début de la guerre. Une femme, Siwam et un homme, Emad – sont-ils amis, amoureux ou autre ? – ont communiqué pendant dix ans en s’envoyant des vidéos dans lesquelles ils construisent une réelle complicité en se mettant en scène. Dans leurs appartements respectifs ils racontent leur quotidien sur un mode ludique, jouant de dérision par écran interposé. Siwam regarde Emad, qui la regarde, une façon de détourner la violence et de se dérober à la guerre.
À la lampe de poche compte tenu des coupures de courant, comme une grande diva en coulisses se préparant à entrer en scène, du fond de sa baignoire, Siwam se métamorphose en madame Météo, la pomme de douche pour micro. Elle envoie son bulletin à Emad et le temps qu’il fait, un symbole fort. Sale temps en vérité, malgré son grand sourire.
Tous deux sont à la recherche de séquences extravagantes pour noyer leur désespoir, au milieu d’images de guerre et de chars qui énoncent le désastre au quotidien. Mahmoud dans sa chambre fait les pieds au mur et vit à l’envers, jusqu’au nœud de cravate qu’il fait à contresens. Un canon a percé sa cloison. Il surveille ses casseroles. Tous deux se savent en sursis, construisant leur semblant de vie par ces petits actes du quotidien magnifiquement bricolés sous nos yeux. Ils tissent une autre réalité, comme un acte de de survie et de résistance, à partir de ce qui leur passe par la tête. Ils s’inventent un monde et se jettent à corps perdus dans leur vie virtuelle et échanges vidéo avec l’énergie du footballeur défendant son terrain.
Derrière l’œuvre de dévastation appliquée, ces deux anti-héros nous font traverser leur quotidien dans un espace-temps réaménagé et s’efforcent de transformer ces lieux de guerre et de mort en lieux de vie. Parfois le désarroi les rattrape. « J’arrête pas de mourir » dit l’un. « Un jour je fus fatigué de ne pas vivre… Si je pleure c’est pour la vie » dit l’autre dans les apartés de la réalité. Le spectacle est fait de contraste, quand il est à l’écran elle est sur scène et vice versa. Une musique hurlante nous mène dans l’école du fils de Siwam. Dans la cour les élèves sont endimanchés, des mannequins de tissus les représentent. Siwam danse avec la mort évoquant les millions de déplacés. Le ton change avec l’évocation des enfants morts, des explosions, des corps déchiquetés, un mur de portraits s’affiche, visages parfois restés sans nom pour l’éternité. La vie s’enfuit. Siwam s’étend au sol, et soudain le chaos, tout vole en éclat les immeubles s’effondrent. Des sauveteurs soulèvent les dalles, des lambeaux de casques sont dégagés. Sous les gravats des gens. Elle appelle Emad. Plus de nouvelles. L’inquiétude est au zénith.
Quand il réapparaît il parle de l’enfance, est-il au paradis ou de ce monde encore ? « Tu jouais la reine maudite » lui rappelle-il. Une guirlande de ballons, la mélodie des oiseaux. « Je ne crois plus au chant » chante-t-il. Il est en habit militaire et part au front, fusil en bandoulière. Elle, commente les photos des copains de classe. On manque de tissu pour enterrer les enfants. « Si on ne peut pas pleurer, qu’est-ce qu’il nous reste ? » Il pleure, ramasse des objets, un enfant. Il porte son enfant. Dans le feu il disparaît.
La dernière partie se tourne vers le psychiatre, comment s’en remettre ? L’imagerie montre la boîte crânienne, les couleurs du cerveau, l’usure de l’âme. Emad raconte. « Je cours avec les deux enfants. Le petit ne veut pas voir, il enfonce sa tête dans mon cou. Il faut être un papillon pour sortir… » Des images d’Ukraine se superposent. On ne sait plus où l’on est si ce n’est dans la guerre et la destruction. Le spectacle a fait un saut immense du burlesque du début au désastre final.
Khalil Cherti est scénariste et réalisateur autodidacte franco-marocain. Il a d’abord fait un détour du côté du cinéma, a conçu et réalisé des films de sensibilisation sur des causes nationales, notamment. T’embrasser sur le miel, est d’abord un court-métrage, qu’il a tourné en 2021. L’écriture de la pièce et la scène sont venues dans un second temps, c’est la première mise en scène qu’il signe au théâtre. Le jeu est magnifiquement porté par Reem Ali, formée à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas. Elle a mené une carrière d’actrice pour le théâtre et le cinéma en Syrie avant d’être contrainte à l’exil, elle est aussi réalisatrice et diplômée en Art-thérapie de l’Université expérimentale Paris Cité. Elle rencontre Khalil Cherti en France et leur compagnonnage se met en place. Elle joue dans ses films. Omar Aljbaai est issu du même Institut supérieur d’art dramatique, à Damas, il avait fondé dans la capitale syrienne un atelier d’écriture dramatique, L’Atelier de la rue. Il est aussi metteur en scène, s’est arrêté à Beyrouth avant de se poser en France il y a quatre ans.
Le jeu des deux acteurs et le glissement progressif de l’extravagance dans la première partie du spectacle à la réalité de la guerre dans la seconde partie, l’équilibre entre le jeu réel sur scène et le passage à l’image, émaillé de références à certains films, artistes et poètes, donne toute son épaisseur au propos. Ainsi, Écoutez ! de Maïakovski : « Puisqu’on allume les étoiles, c’est qu’elles sont à quelqu’un nécessaires ? C’est qu’il est indispensable, que tous les soirs au-dessus des toits se mette à luire seule au moins une étoile ? »
Brigitte Rémer le 25 avril 2025
Avec : Reem Ali, Omar Aljbaai – dramaturgie Reem Ali – scénographie et accessoires Khalil Cherti assisté de Matthieu Henriot – lumières Jean-Eudes Auboin – son Sylvère Caton – costumes Isabelle Flosi – assistanat à la mise en scène Ghina Daou, Émilie Ganito – fabrication des accessoires, costumes et décor /ateliers de La Colline – Voir aussi le court-métrage T’embrasser sur le miel de Khalil Cherti, production Qui Vive !, Les Tisserands Production, 2021, Prix Canal + au festival international Cinemed.
Spectacle vu le 5 avril 2025, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.