D’après le poème scénique de Jon Fosse, traduction Marianne-Ségol-Samoy – mise en scène Gabriel Dufay, compagnie Incandescence – à la Maison des Arts de Créteil.
L’univers de Jon Fosse, écrivain norvégien, Prix Nobel de Littérature en 2023, reste énigmatique, ses pièces sont denses, linéaires et minimalistes. L’épreuve du temps qui passe est un de ses grands thèmes. Il décline le langage dans toutes ses variations, répétitions et réminiscences.
L’un de ses derniers textes, Vent fort, écrit en 2021 après son roman-fleuve Septologie, met en scène un Homme de retour chez lui après une longue absence et qui fait face à l’instant présent et à une autre réalité quand il comprend que sa place est prise. La Femme a changé d’espace et vit avec un autre, elle lui demande de partir. Cet huis clos autour du couple, sur l’amour et la séparation, apporte ses fantômes et nous parle. L’homme perd pied (Thomas Landbo), il est à la fenêtre, attiré par le vide et le tourbillon incessant du vent, « jeté dans l’explosion de ma vie » dit-il.
Le temps et l’espace se troublent comme se mêlent dans une certaine confusion le passé et le présent en mouvements de balancier, l’absence d’avenir. Il parle dans le vide, cherche sa respiration, la femme est loin déjà (Léonore Zurflüh), son amant (Yuriy Zavalnyouk) fait face à l’homme. Poèmes, chants et musique adoucissent un peu l’atmosphère à travers la figure de l’ange (Alessandra Domenici).
On est dans un espace vide, au quatorzième étage, un appartement qui figure le temps. La scène est comme l’espace mental de l’Homme. Face à nous, la fenêtre et quelques accessoires (scénographie Margaux Nessi, lumières Sébian Falk-Lemarchand). L’ensemble est sombre et le geste prend place, évoquant ce qui ne peut se formuler (conseil chorégraphique Kaori Ito). Au loin la ville se projette, présente et discrète (vidéo Vladimir Vatsev). C’est comme le soliloque d’un homme face à lui-même, obsessionnel dans ses flux et ses reflux. La femme répond à peine. « Tu ne dis rien… » lui reproche-t-il. Climat d’angoisse et d’étrangeté, difficulté d’aimer, trahisons et mensonges, inquiétudes, obsessions, bilan d’une vie, radiographie d’un couple dans son incommunicabilité.
Chez Jon Fosse les pensées les plus profondes se disent avec un vocabulaire simple et les silences sont un langage. Une pensée se construit autour de la fragilité et de l’humanité, de la question du sens de l’existence, du déni de réalité, de la folie et de ses limites. Dans Je suis le vent et Quelqu’un va venir, deux textes plus anciens, on passait aussi du rêve au cauchemar, des fantasmes à la tentation du suicide, du questionnement sur soi-même aux questions métaphysiques, de la mobilité à la contemplation, de l’amour à la solitude. Le vent c’est aussi le souffle et la respiration cet espace sacré, l’intérieur et l’extérieur.
Dans la mise en scène de Gabriel Dufay les éléments parlent – fenêtre, portes, vent, gestes – comme cette fenêtre qui bascule jusqu’à se décrocher et tomber dans le vide, symbole du vacillement de la raison chez cet Homme, perdu. Le metteur en scène entretient une relation de longue date avec l’auteur, dont il a publié la correspondance et créera un spectacle autour de plusieurs de ses pièces à la Comédie-Française, en septembre 2025. Il expérimente l’hybridation des genres et des disciplines, et avait présenté à la Maison des Arts de Créteil Fracassés de Kae Tempest et Colère noire de Brigitte Fontaine. Sa direction d’acteurs est précise et fine, tous dans une hyperconcentration.
Au quatorzième étage devant la fenêtre, « Ne te penche pas ! » aura-t-elle dit à plusieurs reprises. L’Homme se penche. Un cri déchire l’espace, qui dit Non ! La vie la mort se jouent en quelques secondes. La scène se recouvre de brume. La seule chose qui existe / en tout cas pour l’être humain / c’est un maintenant / qui est si bref qu’il n’existe plus / avant même qu’on l’ait pensé / oui comme une petite lumière / oui de l’éternité / Une petite étincelle d’éternité / Mais c’est quoi une étincelle / Un éclat soudain de lumière / Une vision soudaine / aussi vite disparue écrit Jon Fosse.
Brigitte Rémer, le 10 mars 2025
Avec Alessandra Domenici, Thomas Landbo, Yuriy Zavalnyouk, Léonore Zurflüh – collaboration artistique Alessandra Domenici – scénographie Margaux Nessi – conseil chorégraphique Kaori Ito – vidéo Vladimir Vatsev – lumières Sébian Falk-Lemarchand – costumes Aude Desigaux – son Bernard Vallery – régie son/vidéo Anaïs Georgel – construction décor Jean-Luc Malavasi – assistant à la mise en scène Arnaud Bocquet – administration Clio Baran et Jérôme Bocquet. Vent fort est publié par L’Arche, éditeur et agence théâtrale, dans la traduction de Marianne Ségol-Samoy – voir aussi la correspondance entre Jon Fosse et Gabriel Dufay publiée par l’Arche, Écrire, c’est écouter.
Vu le 5 mars 2025 à la Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende 94000 Créteil – tél. 01 45 13 19 19 www.maccreteil.com – En tournée : le 18 mars 2025 au Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont – du 20 au 22 mars 2025 au TJP Grande Scène, Strasbourg – le 29 avril 2025 au Théâtre de Chartres – octobre 2025 à l’Échangeur de Bagnolet.
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