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De la justice des poissons

© Pablo Fernandez

Conception, écriture et mise sur scène Henri jules Julien (France-Syrie) – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone. Spectacle en français et en arabe.

Entre esquisse, conte philosophique et chronique contemporaine, l’objet est délicat, porté par une actrice-chanteuse et un contrebassiste. On dirait une enluminure qui sous son apparente simplicité se révèle des plus sophistiquée.

L’actrice arrive du fond de la salle, hauts talons, sourire aux lèvres écarlates, scénario à la main et monte sur le plateau entièrement dégagé où seule une main-courante en bois borde l’espace vide. Le musicien est présent et fait vibrer ses cordes. Elle, s’adresse au spectateur, droit dans les yeux, comme pour une conversation ou pour une conférence. Elle donne la règle de la rencontre qui est, non pas de dialoguer avec le public, « mais, avec le public, de dialoguer avec une idée. » Le texte s’y prête. Il parle des villes-refuges telles que l’Ancien Testament les mentionne, villes servant de havre de paix à ceux qui ont besoin de protection lorsqu’ils sont coupables d’homicide involontaire. Six villes refuges sont relevées : Kadech en Galilée, Sichem dans la montagne d’Ephraïm, Kyriat-Arba à Hébron, dans la montagne de Juda, Betsar dans le désert près de Jéricho, Golan, dans le Basan.

Le texte lu et conté parle de l’Autre et de l’altérité, de l’hospitalité, à la première personne du pluriel, nous, sujet – signifiant nous, habitants des villes européennes. Il est repris en seconde lecture, en changeant le nous par ils ou eux complément d’objet, pour établir un glissement des idées, les décentrer. Puis l’actrice s’efface et se fond dans le noir du mur, tandis que la contrebasse parle en solo, entre le chuchotement et le cri. Elle, revient, pieds nus, cheveux noués, et chante d’un chant profond les imprécations archaïques d’une sorte de mélopée. Sa voix est belle, son chant vient du fond des temps.

Le texte est dit une troisième fois, en arabe, langue maternelle de Nanda Mohammad, actrice syrienne. Sa présence souffle le chaud. Le duo qu’elle forme avec David Chiesa, contrebassiste, est subtil dans son imperceptible mobilité. Comme des constellations, chacun glisse et se déplace. Lui, fait corps avec sa table d’harmonie, tantôt frottant les cordes avec l’archet tantôt les pinçant, créant une ample déclinaison de sons, cherchant très loin les aigus, et faisant grincer son piquet sur le sol quand il danse avec l’instrument.

Henri jules Julien qui a élaboré le spectacle et l’a mis en scène, donne pour référence le philosophe Emmanuel Lévinas qui sait « dire l’humain de l’homme » et qui a particulièrement travaillé sur le concept d’éthique – « Rien n’est plus étrange ni plus étranger que l’autre homme et c’est dans la clarté de l’utopie que se montre l’homme. Hors de tout enracinement et de toute domiciliation ; apatridie comme authenticité. » La seconde référence choisie par le metteur en scène repose sur l’économiste indien Amartya Kumar Sen qui a reçu le Prix Nobel en 1998 pour ses travaux sur la famine, la théorie du développement humain, l’économie du bien-être, et sur la démocratie comme source du progrès social. Metteur en scène, producteur et traducteur, Henri Jules Julien vit au Caire depuis quatre ans et y multiplie les initiatives pour présenter les artistes égyptiens et syriens sur les scènes européennes.

Sur le plateau, la lumière tourne comme celle d’un phare ou comme des gyrophares émettant leurs signaux de détresse. Elle fait aussi penser à la danse des flammes dans la cheminée, qui éclaire épisodiquement les visages et sculpte des contre-jours. Ces villes-refuges qui semblent bien lointaines ne datent pas seulement de la plus haute Antiquité, elles sont peut-être encore à nos portes.

Brigitte Rémer, le 20 mars 2017

Avec Nanda Mohammad et David Chiesa (contrebasse) – lumière Christophe Cardoen. En tournée : 21 et 22 mars 2017, Théâtre Athénor, Saint-Nazaire – 4 et 5 avril, Institut Français d’Egypte-Mounira, Le Caire, dans le cadre du Festival D-Caf.

 

 

 

 

 

Fatmeh

© Danielle Choueiry

Chorégraphie et mise en scène de Ali Chahrour (Liban) – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone.

Fatmeh est plus un rituel qu’une chorégraphie, un rituel de mort porté par les femmes : deux jeunes artistes, Yumna Marwan issue du théâtre, et Rania Al Rafei de la pratique vidéo ; et deux femmes symboles, véritables mythes du Moyen-Orient qui accompagnent la Traversée – Fatma, le rôle-titre, de son vrai nom Fatima-Zahra, qui signifie la Resplendissante, fille de Mahomet et Oum Kalthoum dite l’Astre d’Orient qui dans ses chansons-mélopées parle d’amour, de religion et de Nation. La mémoire collective agit en confluence.

Dans la pénombre, à la lueur de la pleine lune, s’exécutent les gestes sacrificiels d’autoflagellation, répétés jusqu’à l’abandon et la transe. On se dirait jour de Achoura, commémorant le prophète, le dix – asharah en arabe – du septième mois. Le spectacle commence par l’Epilogue, et se ferme sur le Prologue, une autre convention. Faut-il rembobiner nos mémoires et dérouler l’envers endroit en termes de méditation philosophique ou sont-ce les étapes du deuil et de la mort ? Trois titres de chapitres s’inscrivent sur l’écran/lune et déroulent leur récit, gestuel et musical : L’Absence, L’Impénétrable, Le Bien-aimé.

De l’icône à la danse orientale, de la lamentation à l’imprécation, de la prière à l’invocation, du silence, on traverse des chemins initiatiques, sensuels et sombres, entre le visible et l’invisible. La danse aux voiles noirs, les visages effacés avant dévoilement, le cygne noir de la séduction, les ondulations des corps, les rotations des derviches. Tout est maîtrisé et se dirige vers l’extase recherchée, au-delà des interdits.

A leur arrivée sur le plateau, les danseuses revêtent leurs robes-vêtements cérémoniels, posant leurs jeans tennis devant le public, avant de se donner jusqu’à l’anéantissement mystique. Simulation, illusion ? Comme au théâtre. Une belle présence et maîtrise en ce rituel de deuil où la danse apaise.

Spectacle de femme mis en scène par un homme. Ali Chahrour a étudié à l’Institut national des Beaux- Arts de Beyrouth avant de suivre un cursus universitaire en danse dramatique. Remarqué par son professeur, Omar Rajeh, il se lance dans la danse et la chorégraphie et sait que dans le contexte de son pays, ce sera un dur combat.

Fatmeh est un peu comme la cérémonie du Tazieh iranien, au féminin, sans récitatif, sur fond de musique et chants populaires et sur un mode tragique. C’est un récit qui parle du pays, des croyances et des tabous avec violence et passion.

La lune se referme. Ne reste qu’un dernier croissant.

Brigitte Rémer, le 14 mars 2017

Avec Yumna Marwan et Rania Al Rafei – scénographie Nathalie Harb – musique Sary Moussa – lumières Guillaume Tesson – costumes Bird On a Wire – conseillers artistiques Abdallah Al Kafri et Junaid Sariedeen – assistante à la mise en scène Haera Slim – Production The Arab Fund for Arts and Culture (AFAC) et Culture Resource (Al Mawred Al Thaqafy – avec le soutien de Houna Center et Zoukak Theatre Company de Beyrouth.

Les 10 et 11 mars, au Tarmac La Scène internationale francophone. 159 avenue Gambetta, 75020 – Métro : Gambetta, Pelleport, Porte des Lilas – Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.Letarmac.fr

 

 

Kamyon

© Christophe Péan

Texte et mise en scène Michael De Cock – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone.

Kamyon ouvre fort judicieusement le cycle des Traversées du Monde Arabe en sa troisième édition, conçues par Valérie Baran directrice du Tarmac et son équipe, pour « pour donner à voir le renouvellement des formes par la rencontre, l’union, le brassage et le métissage des idées et des propositions artistiques, et pour emprunter les chemins qui nous relient les uns aux autres. » Stationné sur la calme et charmante Place de la Réunion au bout du vingtième arrondissement, la longue remorque d’un trente-cinq tonnes est posée, recouverte d’une toile peinte illustrée, comme une invitation au voyage. On y voit une embarcation surchargée sur mer agitée, noyée dans des dégradés de bleu, et une inscription : « Just 2 small bags. » Seulement deux petits sacs autorisés, pour ceux qui embarquent.

Le public monte dans ce camion par un plan incliné semblable à la passerelle d’un bateau, passagers pour le moins clandestins. Une femme à la moustache, sorte de Monsieur Loyal, en fait passeur patenté répondant au nom de Moustachu, le convie à s’installer sur une douzaine de bancs, dans l’étroite embarcation. Lui reste à quai. Une petite fille est cachée, avec sa mère, fuyant son pays en guerre. Elle fait le récit de leur traversée et entrelace souvenirs de cache-cache et jouets abandonnés, inquiétude de l’inconnu, rêve de cosmos et de galaxies, espoir d’une nouvelle vie. Sa sœur a été emportée par un tir, son père les rejoindra dès qu’il le pourra, sa mère sur laquelle elle veille, dort, pour s’extraire du présent. Un accordéon joue, pour un semblant de fête.

Journaliste et écrivain, Michael De Cock travaille depuis longtemps sur le thème de la migration à travers reportages et ouvrages. Pour écrire Kamyon il a collecté la parole de familles de réfugiés – d’une famille syrienne,  notamment –  et a croisé les histoires de vie, prenant pour angle de vue l’enfance. Une petite fille raconte et dilue son chagrin dans son imaginaire d’enfant, son doudou rescapé, le seul qu’elle ait pu emmener – Just 2 small bags – objet entre deux mondes, comme une marionnette témoin et confidente. L’univers qu’elle construit est d’une grande poésie, simple en apparence, astucieux techniquement, tendre en dépit de la tension entre deux espaces temps à la vie à la mort. Quelques caisses en plastique aux couleurs vives font office de moucharabiehs et par le jeu des torches et lampes tempête projettent leurs ombres dentelés sur les murs du camion. Sur ces mêmes murs quelques images vidéo passent et la petite fille dessine, comme sur un tableau. Par deux fois les portes du camion s’ouvrent sur l’horizon, comme une terre promise. Un cheval passe. Et la réalité revient au galop avec la rue pour toile de fond. A l’autre bout du camion, un musicien – Rudi Genbrugge – est à l’écoute et accompagne la traversée avec vocal et instruments.

Créé en mai 2015 à Istanbul, Kamyon va de pays en pays depuis bientôt deux ans et se présente, traduit dans les langues locales. La langue de l’enfance ici reconstruite par Michael De Cock garde sa naïveté, elle est forte et belle et met d’autant en lumière l’absurdité de la guerre et le drame de l’exil. Jessica Fanhan tient le rôle de la petite fille avec fraîcheur et profondeur et, à partir de son histoire intime et personnelle, inscrit sur ce petit plateau la mémoire collective.

« Mon enfant ma sœur Songe à la douceur D’aller là-bas vivre ensemble ! » dit le poète. On est ici loin de Baudelaire, dans ce voyage avec l’enfance qui tente, pour un moment, d’apaiser la réalité de l’absence et de la destruction, la mort comme destinée.

Brigitte Rémer, le 21 février 2016

Avec Jessica Fanhan, Rudi Genbrugge – musique Rudi Genbrugge  – dramaturgie Kristin Rogghe – scénographie Stef Depover – costume Myriam Van Gucht – concept et création Michael De Cock, Mesut Arslan, Rudi Genbrugge, Deniz Polatoglu – Film d’animation Deniz Polatoglu –

Du mardi 21 au samedi 25 février 2017 :  mardi et mercredi à 10h et 14h30 – jeudi et vendredi à 14h30 et 20h – samedi à 14h et 16h – Pour tout public, à partir de huit ans – Le Tarmac/Spectacle présenté hors les murs, dans un camion installé place de la Réunion, 75020 Paris. Métro : Buzenval – Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.Letarmac.fr