Sept leçons et cinq contes moraux, d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti et L’Abattoir de verre de John Maxwell Coetzee – mise en scène Krzysztof Warlikowski, spectacle en polonais surtitré en français et en anglais – production Nowy Teatr, Varsovie (Pologne) – à La Colline-Théâtre National/Paris.
Sous le nom d’Elizabeth Costello se révèle le personnage fantasque créé en 2003 par l’écrivain sud-africain, J.M. Coetzee, imprégné entre autres de Faulkner, Nabokov, Kafka et Beckett, qui reçoit le prix Nobel de littérature la même année pour l’ensemble de son oeuvre. Romancière à succès inventée de toute pièce, l’auteur la reconnaît comme son alter-ego et nous conduit sur les chemins escarpés de la mystification, qui fascinent Krzysztof Warlikowski, comme ils fascinaient avant lui son compatriote écrivain, peintre et théoricien de l’art, Stanisław Ignacy Witkiewicz/Witkacy.
Ce personnage d’Elizabeth Costello apparaît dans le roman éponyme de J. M. Coetzee puis revient quelques années plus tard dans L’Homme ralenti et dans L’Abattoir de verre. Au sommet de sa carrière, Costello, femme d’expérience, voyage pour donner des conférences sur la littérature et terrasse à chaque fois son public par le décalage du sujet qu’elle concocte, et qui ne correspond jamais à l’annonce de son intervention, dévoilant une manière de penser le monde, bien particulière.
Le spectacle débute quand elle reçoit le prix Stowe à Williamstown, en Pennsylvanie. Elle est alors présentée comme l’une des plus grandes écrivaines du monde. Puis on la suit en Afrique, vers l’Antarctique, aux États-Unis et à Amsterdam. Warlikowski nous fait pénétrer dans son univers en prise avec l’environnement, sur scène et en images, la condition animale, la fonte des glaciers trop fréquentés par les cargos, les montagnes et barrières de glace qui s’effondrent, le divin qui observe et la notion de mal, l’aliénation, le désir, l’instinct grégaire, le hasard. Il puise parallèlement dans l’univers de Kafka en relation avec son Rapport à une Académie, qui imagine un personnage invité à s’exprimer sur son passé de singe, lors d’une conférence donnée devant d’éminents membres de l’Institution.
Ce singe kafkaïen se glisse sur le plateau au milieu des autres personnages. Au simulacre de J.M. Coetzee/Costello se greffent ceux de Kafka et de Warlikowski qui construit son cabinet de curiosité plein de miroirs et de tiroirs secrets. Il est entouré d’actrices et d’acteurs des plus virtuoses – Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska,Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska. Le personnage d’Elizabeth Costello, qui perd petit à petit en crédibilité, est interprété par six actrices d’âges et de physiques différents et d’un homme permettant de livrer toutes les facettes d’une écrivaine qui déraille progressivement. Maja Komorowska, grande dame du théâtre polonais, entre en piste dans la seconde partie du spectacle. Elle a joué à plusieurs reprises sous la direction de Krzysztof Warlikowski, entre autres dans Angels in America, de Tony Kushner en 2007 au Festival d’Avignon. Égérie des plus grands metteurs en scène de théâtre et de cinéma de son pays à partir des années 60, elle a habité les univers de Jerzy Grotowski, Krzystof Kieslowski, Krystian Lupa, Andrzej Wajda, Krzystof Zanussi et d’autres. Cette seconde partie traite de la vieillesse. Avec ses quatre-vingt-sept ans Maja Komorowska y est magnifique, dans une présence pleine d’humanité et de légèreté autant que de profondeur, face à son ordinateur avec reprises de vues, de face, sur l’écran.
Les sept leçons et cinq contes moraux que traverse ce spectacle-monument d’une durée de quatre heures, sont fondés sur un concept raisonnable et relativement anti-théâtral, celui de la conférence. Mais il permet à l’imaginaire et au réalisme de croiser le fer : le réel est lié à l’environnement d’Elizabeth Costello, son fils qui lui sert d’attaché de presse avec son amie, sa soeur, sa femme et ses enfants, les thèmes qu’elle évoque, le public qui l’écoute ; l’imaginaire, par ses dérapages spectaculaires de femme libre et ses démonstrations extravagantes de libre-penseur, qui sèment le trouble. À la fin du spectacle, elle rencontre un homme qui a perdu une jambe et va la questionner sur ses choix. L’atmosphère se densifie. La dernière image est ce petit poussin qui semble être l’unique objet de son attention dans la tentative de sa survie.
La scène est un grand espace polyvalent, traduisant les différents lieux, le dedans comme le dehors (décor et costumes de Małgorzata Szczęśniak, lumière de Felice Ross). On y voit côté jardin une salle de bains où s’absentent parfois les personnages, des fauteuils dans lesquels certains, de dos, sont repris de face sur l’écran situé en fond de scène (vidéo Kamil Polak), une salle de réunion en journée et son mobilier de bureau, la conférencière devant le micro, puis les tables de restauration de la soirée colloque, recouvertes de nappes blanches. Une sorte de grand wagon transparent ou de cage en verre apparaît en roulant sur le plateau, permettant des séquences comme celle de l’antarctique et de ses albatros, ou celle du dédoublement du singe kafkaïen, ou encore la réunion familiale, avec Elizabeth devenue presque encombrante, son fils et sa famille.
Les filtres se superposent et Elizabeth Costello devient l’intrusive qui brouille les cartes et joue avec les limites, n’hésitant pas à les franchir. Krzysztof Warlikowski avait déjà repris le personnage dans deux de ses spectacles, dont (A)pollonia en 2009 où elle donnait une conférence sur l’Holocauste qui avait provoqué de nombreuses réactions et La Fin en 2011 qui mêlait des textes de Franz Kafka et Bernard-Marie Koltès. L’image première du spectacle contient à elle seule tout le thème de la représentation. Elle montre Ann Lee, un personnage de manga aux cheveux violets et aux yeux vides, que deux plasticiens et vidéastes, Philippe Parreno et Pierre Huyghe, ont fait vivre en tournant des images avec lesquelles ils rejoignent la question posée dans la lecture d’Elizabeth Costello sur l’ambivalence entre fiction, réalité, illusion et simulacre. « Je suis juste un nom et une idée » dit Ann Lee, comme l’est sommes toutes Elizabeth Costello pour J.M. Coetzee et Krzysztof Warlikowski dans la sédimentation de leurs provocations philosophiques.
Brigitte Rémer, le 13 février 2025
Avec : Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska. Costumes et décor Małgorzata Szczęśniak – lumière Felice Ross – scénario Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski – collaboration au texte Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska – dramaturgie Piotr Gruszczyński – collaboration artistique Claude Bardouil – musique Paweł Mykietyn – vidéo Kamil Polak – maquillages Monika Kaleta – assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz – tradition du texte en français Margot Carlier – tradition du texte en anglais Artur Zapałowski – surtitrage Zofia Szymanowska.
Équipe technique : régie générale Paweł Kamionka – régie plateau Łukasz Jóźków – régie lumière Dariusz Adamski – régie son Mirosław Burkot – régie vidéo Tomasz Jóźwin – caméraman Bartłomiej Zawiła – habilleurs Kajetan Korcz, Joanna Chudyk, Sylwia Szefer – maquillages et coiffures Joanna Chudyk, Agnieszka Rebecka – accessoires Tomasz Laskowski – machinistes Wojciech Sadowski, Łukasz Żukowski – assistante à la scénographie Saskia Hellmann – assistant à l’équipe artistique Maciej Krysz.
Du 5 au 16 février 2025, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www.colline.fr – Le spectacle a été créé au Nowy Teatr de Varsovie, le 11 avril 2024 et présenté en juillet au Festival d’Avignon – En tournée : Les 21 et 22 mars 2025 au Schauspiel Stuttgart (Theaterbiennale), à Stuttgart – les 4 et 5 octobre 2025 à Konfrontacje Lublin, à Lublin – les 18 et19 octobre 2025 à Dialog-Wroclaw, à Wroclaw – les 26 et 27 octobre 2025 au Teatr Wybrzeze, à Gdansk.
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