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Les cinq fois où j’ai vu mon père

© Nathania Périclès

Texte et mise en scène Guy Régis JR, avec Christian Gonon de la Comédie Française – à Théâtre Ouvert, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Assis côté jardin l’acteur-conteur regarde le public s’installer avant d’entrer dans le vif du sujet, un récit où l’auteur part à la recherche de sa propre histoire. Il énonce : « La cinquième fois où j’ai vu mon père, ce fut la dernière… » Bruitage des étals de marché et chant du coq. Cette cinquième fois, l’enfant avait douze ans et taraude sa mère : « Cet homme à la valise, sur le marché, c’était lui ? C’était lui, je le sais. Pourquoi ne réponds-tu pas ? » L’enfant raconte l’absence, les apparitions et disparitions, le chagrin de sa mère et le sien, de nature différente, l’incompréhension. Le récit fait le compte à rebours des quatre rencontres précédentes avec ce père aimé, l’absent, qui un jour, a quitté son île natale, Haïti. Parti pour les États-Unis, il ne s’est pas retourné, sauf, de loin en loin, sur son fils. Il a quitté un pays « sans-dessus dessous » comme finit par le lui dire sa mère. Elle, fière et décidée, ne le quittera pas. « Comment effacer un pays ? Un pays ne s’efface pas… » dit-elle.

La quatrième fois, « il était venu pour me dire qu’il m’aimait ». Le père-ombre semblable à un oiseau noir est représenté sur l’écran situé côté cour et en même temps habité par le conteur. « La troisième fois, j’avais 9 ans, il est venu pour ma communion, et on a posé dans le studio photo de Magic Photos ». Un flash traverse la salle et éblouit le public, souvenir d’un moment qui se grave au plus profond. La seconde fois, « j’avais 6 ans. Ma mère m’a demandé de me faire beau, je ne savais pas pourquoi, j’ai cru qu’on allait à l’église. Je pleurais toute la pluie » ajoute-t-il, quand il comprit. La première fois, « j’avais un an et je pleurais » ; « Arrête… Arrête… » lui disait-on. Et il apprit à dire « papa… » Le Père était parti dans l’espoir d’une vie meilleure. « Depuis, l’enfant l’avait cherché partout, dans tous les visages, dans toutes les moustaches, dans tous les visages d’hommes. »

Depuis ce départ, il/le narrateur/ Guy Régis JR – car l’œuvre est autobiographique – avait cherché ce Père. « J’ai si soif de te voir… » il aurait aussi voulu connaître « la recette de l’oubli » ne plus voir, ne plus souffrir en même temps qu’il se chargeait d’énergie. « J’aurais voulu manger le soleil, être le soleil… »  À Haïti la nature est présente, soleil et pluie,  comme l’art, par les peintres et les écrivains, mais l’envie de partir souvent est plus forte, pour vivre mieux. Les pères partent et laissent un grand vide. C’est le récit que fait Guy Régis JR de sa vie, à la recherche de sa propre histoire. « Aujourd’hui, à l’âge où je suis vieux, je me surprends à le chercher encore… je le cherche sans répit » ajoute-t-il.

Écrivain, réalisateur et metteur en scène Guy Régis JR fonde sa compagnie, Nous Théâtre, en 2001 et pose un acte fondateur avec son premier spectacle Service Violence Série, créé en 2005. Il est également actif dans le développement des arts vivants en Haïti, et a créé le Festival 4 Chemins à Port-au-Prince, moment important de la vie culturelle de la capitale haïtienne. Réalisateur de courts métrages expérimentaux, il est actuellement en résidence à la Villa Médicis où il mène un projet d’écriture. Ses textes – théâtre, romans et poésie, sont traduits en plusieurs langues.

Avant d’être un récit-scène, Les cinq fois où j’ai vu mon père est un récit-roman. L’écriture, sensible, évidente et poétique, est ici comme une petite musique teintée de la mémoire. Avec intensité et sans artifice Christian Gonon, acteur de la Comédie Française, porte magnifiquement ce monologue intérieur. Il habite l’enfance et parle des chagrins, entre le silence de la mère et l’absence du père comme un arrachement. A côté de lui l’écran se peuple des dessins naïfs de Raphaël Carloone ponctuant le récit. Ils mettent le projecteur sur l’identité haïtienne de l’auteur et traduisent l’environnement et le climat, la violence de la pluie à certaines périodes, en lien avec le désarroi de l’enfant.

Derrière le chagrin il y a la vie et les cris d’enfants. Il y a un grand lyrisme de l’auteur qui avec pudeur parle de départ et d’exil dans un pays, Haïti – premier pays au monde né d’une révolte d’esclaves comme le fut la révolution haïtienne, en 1804  – où 70 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Pays qui avait inspiré à Césaire La Tragédie du Roi Christophe, montée pour la première fois par Jean-Marie Serreau, en 1964. C’est un travail de mémoire qui traverse tous les pays, toutes les enfances.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2022

Avec Christian Gonon, de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Kim Barrouk, Hélène Lacroix – création sonore Hélène Lacroix – images Raphaël Carloone – régie générale Sam Dineen – Le roman, Les cinq fois où j’ai vu mon père est publié aux éditions Gallimard, collection Haute Enfance.

17 au 29 janvier 2022, Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta 75020 Paris – tél. :01 42 55 55 50 – site : theatre-ouvert.com – En tournée : 25 et 26 mars 2022 : Tropiques Atrium, Fort de France, Martinique – 1er et 2 avril 2022 : L’Artchipel, Basse-Terre, Guadeloupe – à venir : Théâtre de Liège, Belgique

Convulsions

© Matthieu Edet

Texte Hakim Bah – mise en scène Frédéric Fisbach – Ensemble Atopique II –  à Théâtre Ouvert, Centre national des dramaturgies contemporaines.

En toile de fond la démesure de Sénèque et de sa pièce Thyeste, avec ses protagonistes : Atrée et son épouse Érope, Thyeste frère d’Atrée, dans une dramaturgie construite en séquences par l’auteur guinéen Hakim Bah. Six acteurs à l’avant-scène en guise de prologue, trois femmes et trois hommes, ouvrent le récit et commencent à raconter, sorte de chœur antique. Nous sommes dans une zone indéfinie, sorte d’entre-deux au bord d’un terrain de basket, peut-être.

Séquence 1 – Les femmes restent dans la lumière, les hommes disparaissent, la torture pour toile de fond. On assiste, par les échanges lointains de Thyeste et Atrée à la mise à mort en direct de leur frère dit bâtard. Le descriptif est cru, ils n’épargnent rien. Le récit, transmis par les femmes, passe par la figure du discours rapporté devenant dans l’écriture une ligne narrative, qu’on retrouve à différents moments : « Thyeste dit… Astrée dit… Thyeste dit… Astrée dit… »  La tension dramatique est là, déjà. Un orage se déclare, avec une pluie de mousson qui à plusieurs reprises, ponctue le spectacle. Le langage est poétique, il se répète et revient en écho, lancinant.

Séquence 2 – Les femmes échangent longuement sur le thème de la violence conjugale à travers leurs expériences et sur la montée de cette violence « qu’on ne voit pas venir et qui culpabilise ». Les didascalies racontent, répètent, pénètrent dans le texte, deviennent commentaires. Le narrateur suggère, dialogue, fait des propositions et entre dans l’histoire.

Séquence 3 – On est chez Astrée et Érope, quelqu’un sonne à la porte, Érope ouvre. Entre le voisin, dans une sorte d’état second, fusil de chasse à la main. Il parle par énigmes. « Je pousse votre porte » dit-il léger et tendu. Cloué à son ordinateur et casque sur les oreilles, Astrée s’applique à ne rien voir et à ne rien entendre. Érope seule à bord fait des civilités et invente tous les chemins de traverses possibles pour meubler la conversation. Les coupures de courant deviennent un thème majeur, une invitation à boire, la proposition d’un repas qu’elle part préparer à la cuisine. La scène est assez cocasse. Érope occupe avec talent le terrain, tentant de faire diversion et de détendre l’atmosphère, espérant qu’Atrée viendra à son secours, car le ton monte. A la question banale du « Comment va votre femme » qu’elle lance poliment à l’homme, l’aveu : « Elle est morte…. Je l’ai tuée… » Et tandis qu’elle prépare le repas, le voisin s’approche d’Atrée, l’accuse d’adultère avec sa femme, et le menace. « Je vais encore tuer » annonce-t-il. Passage de relais dans les rôles d’Érope, du voisin et du narrateur, au risque de se perdre dans les personnages, mais qu’importe ? Empoignades entre les deux hommes. Le voisin ici se superpose à Thyeste, la tension augmente et la tragédie se poursuit. Un malheur n’arrivant jamais seul, Thyeste séduit Érope. Les deux frères se déchirent. « Atrée dit…. Thyeste dit… » Atrée se venge et envoie Thyeste en exil.

Séquence 4 –  Atrée promet à Érope les Amériques. Le jeu de la naturalisation américaine – avec speakerine en robe rose pailletée – comme une roue de la fortune tourne en leur faveur. On les retrouve dans la salle des visas, au consulat, attendant les résultats de l’analyse ADN demandée sur l’enfant qui entretemps est né, pour l’obtention des visas. Quand ils tombent, le déni de paternité précipite Atrée dans une rage sauvage et une violence destructrice. Il torture Érope jusqu’à l’extrême, et ayant rappelé d’exil son frère, lui en fait le récit détaillé.

Séquence 5 – La pseudo réconciliation préméditée autour d’un banquet rejoint le tragique, anthropophagie en plus. Astrée avoue à Thyeste que ce merveilleux plat de viande servi et dégusté est en fait son enfant, car Thyeste est désigné comme géniteur. La tragédie pourrait pourtant vite se changer en tragi-comédie comme le sable en or, dans une version shakespearienne de Titus Andronicus. Le consulat américain en effet vient s’excuser de son erreur dans la transmission des résultats ADN. Atrée est confirmé comme père. L’auteur brouille les pistes et justifie la violence. Il emmène le spectateur de trous d’air en turbulences, aime à le perdre entre changements de rôles et de points de vue, joue entre guerre et paix.

Avec Convulsions, qui a obtenu le Prix RFI/Théâtre en 2016, le jeune dramaturge Hakim Bah, poète et nouvelliste, livre la troisième pièce issue de sa trilogie, les deux précédentes étant Ticha, Ticha qui s’inspire entre autres de Médée, et La Nuit porte caleçon évoquant les rapports de force et de pouvoir. Hakim Bah présente en France son travail théâtral depuis 2012. La force de ses textes a très vite été repérée par les opérateurs culturels issus de l’espace francophone : Les Francophonies de Limoges, Le Tarmac, Écritures en partage, Radio France Internationale. Le Tarmac l’a accompagné à diverses reprises et encore en novembre dernier, en présentant sa pièce Fais que les étoiles me considèrent davantage, un conte philosophique et récit d’aventures, dans une mise en scène de Jacques Allaire. Tous ses textes plongent dans la violence des rapports humains comme élément dramatique et Convulsions, n’y échappe pas. Le texte est d’une grande puissance poétique.

Le spectacle a été joué l’été dernier, dans le cadre du Festival Avignon Off. La mise en scène de Frédéric Fisbach, dans son invention du présent, met en relief l’écriture et les acteurs, tous d’horizons différents, dans une sensibilité collective où chacun s’invente et trouve sa place. Les rapports entre eux sont horizontaux, vivants, ludiques malgré la tragédie, et gardent quelque chose de primitif dans l’agitation violente et le trouble soudain contenus dans chaque ligne du texte.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2019

Avec Ibrahima Bah, Maxence Bod, Madalina Constantin, Lorry Hardel, Nelson-Rafaell Madel, Marie Payen – Dramaturgie Charlotte Lagrange – scénographe Charles Chauvet – créatrice lumière Léa Maris – créatrice son Estelle Lembert – assistant à la mise en scène Imad Assaf – Le texte est édité par Théâtre Ouvert/éditions Tapuscrits, co-édition RFI.

Du 18 janvier au 9 février 2019 : Théâtre Ouvert / Centre national des dramaturgies contemporaines, 4 bis, cité Véron, 75018 – Métro : Pigalle – Tél. : 01 42 55 55 50 – Site : www.theatre-ouvert.com