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Extinction

© Simon Gosselin

Textes de Thomas Bernhard, Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler – adaptation et mise en scène Julien Gosselin – traduction Anne Pernas, Francesca Spinazzi (Panthea) – avec la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin et la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers – dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un livre de Thomas Bernhard, Extinction – un effondrement, cinq cents pages écrites très serrées et sans paragraphes ni respiration, scindé en deux sections intitulées télégramme et testament, texte qui se révèle dans la dernière partie du spectacle. C’est une soirée en trois temps, deux entractes et beaucoup de mouvements, de styles et d’auteurs différents, évoquant l’écroulement de l’Empire Austro-hongrois et comme une véritable fin du monde. Extinction, le titre, sert le propos. Par le partenariat avec la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin où Julien Gosselin est artiste associé, les actrices et acteurs allemands et français se partagent le plateau pour dessiner ce monde viennois sur le déclin. De la Volksbühne : Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Marie Rosa Tietjen et Max Von Mechow ; de la Compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde. La langue voyage avec souplesse de l’allemand au français et vice versa, par les sur-titrages. La caméra in situ est reine et suit les acteurs dans des pièces où le spectateur ne pénètre que par écran interposé. Le spectacle a été créé au Printemps des Comédiens de Montpellier en juin dernier, avant d’être présenté au Festival d’Avignon.

La première partie est exclusivement électro, signée Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde. Les spectateurs entrant dans le théâtre sont invités à monter sur le plateau pour danser et prendre un verre de bière, autour des DJ. Certains rejoignent le groupe des danseurs, d’autres s’installent et regardent le plateau qui ressemble à un dancefloor, une discothèque, avec néons, images et fumées. Une trentaine de minutes plus tard, deux femmes, Rosa et Victoria se fraient un passage dans la foule et s’extraient, se poursuivant en se jetant à la figure des mots d’amour en allemand, évoquant un village, Wolfsegg et un appel téléphonique pressant. Elles esquissent ainsi ce qui se développera dans la partie finale du spectacle.

Après un premier entracte au cours duquel le ballet des techniciens prend le relais pour construire la scénographie (de Lisetta Buccellato) – les différentes pièces d’une maison huppée dans laquelle se déroule une soirée mondaine – ce second temps du spectacle débute par des images de jeux de massacre et de tuerie, l’extinction concrète d’une aristocratie décadente. Cette partie nous mène dans l’univers d’Arthur Schnitzler, auteur autrichien comme Thomas Bernhard, à travers plusieurs récits dont Mademoiselle Else/Fräulein Else, un monologue intérieur écrit en 1924 qui montre, d’une soirée à l’autre la jeune femme au nom éponyme, issue de la bourgeoisie viennoise, contrainte à l’humiliation allant jusqu’à la prostitution, pour sauver son père, avocat, de la ruine ; Double Rêve/Traumnovelle, d’abord publié en feuilleton à partir de 1925, récit dans lequel les fantasmes d’Albertine et les pulsions de Fridolin circulent de l’un à l’autre et se répondent en une confession mutuelle d’aventures érotiques, vécues ou fantasmées ; La Comédie des séductions/Komödie der Verführung  publiée en 1924, peinture sensible de la société viennoise, dans laquelle rôde la figure de Sigmund Freud et dans un autre registre celle de Gustav Mahler, le jour où la première guerre mondiale éclate et où la catastrophe des deux guerres s’annonce. Lors d’un bal masqué chez le prince de Perosa, la comtesse Aurélie, soeur d’un écrivain, se décide pour l’un de ses trois prétendants, le baron de Falkenir, alors que les jeux de séduction emportent les autres invités, principalement la cantatrice Judith Asrael et la violoniste Séraphine Fenz.

© Simon Gosselin

Cette seconde partie montre la société viennoise d’avant-guerre en pleine décadence, la grande Histoire en toile de fond. Elle est presque exclusivement composée d’images projetées issues de la captation in situ. Franck Castdorf – qui a dirigé la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz jusqu’en 2017 – avait utilisé cette technique, notamment dans Les Frères Karamazov à la Friche Babcock de La Courneuve. On y trouve aussi des passages de La Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal, ami de Schnitzler, une sorte de manifeste de la dissolution de la parole et du naufrage du moi, significatifs de l’époque. Ils étaient juifs tous deux, faisant face à l’émergence de l’antisémitisme. Ces différentes histoires se tissent entre elles et les personnages interfèrent et se mêlent en fondu-enchaîné. Le spectateur est emporté par les mouvements de la caméra et entre dans l’intimité des personnages. De loin en loin, comme si l’on regardait par le trou de la serrure de la salle de bains ou de la chambre scénographiées aux deux extrêmes de l’espace scénique, côté jardin et côté cour, apparaissent quelques personnages qui nous permettent de pénétrer dans leur sphère privée et leurs doutes, à travers quelques bribes de dialogues et quelques scènes où l’on comprend que le réel leur pèse.

© Simon Gosselin

La troisième partie, après un second entracte et le démontage du décor dans une même chorégraphie des techniciens, est basée sur le récit de Thomas Bernhard, Extinction, mot-clé qui guide le concept d’ensemble du spectacle, extinction du monde, du couple, de la famille, extinction de l’espèce. La guerre est bien là pour le rappeler et l’aristocratie ne pose aucune limite. Cette partie prend la forme d’une longue narration, en allemand surtitré, remarquablement restituée par l’actrice Rosa Lembeck, – jeune femme qu’on suit de manière discontinue depuis le début du spectacle, et néanmoins sorte de lien entre les parties – dans un monologue acide contre sa famille, sur un plateau dépouillé où se côtoient intimité, violence et rage. Assise sur un tabouret posé sur une estrade, elle est entourée d’une poignée de spectateurs invités à rejoindre le plateau, séquence de théâtre dans le théâtre. Elle se raconte, endossant le rôle de Murau, le narrateur d’Extinction dans le récit de Thomas Bernhard, un riche héritier qui ne côtoyait plus sa famille depuis longtemps, et qui revient au château familial de Wolfsegg, en Autriche, pour enterrer ses parents – son père, ancien membre du parti nazi, sa mère, fervente catholique et maîtresse de l’archevêque Spadolini – et son frère. Il vient d’apprendre leur mort dans un accident de voiture. L’actrice débobine ce monologue, dans un texte plein de rancœur et de réminiscences.

© Simon Gosselin

Par le croisement des textes des grands auteurs qui balisent le spectacle, la littérature autrichienne est à l’honneur et se décode à travers les images montées en direct de la captation vidéo s’affichant en miroir avec les acteurs, sur scène. De courtes séquences prolongent en effet, de l’écran à la scène, le raffinement autant que la barbarie et l’apocalypse à venir, l’intellectualité et les références, la place de l’art et le nihilisme de Thomas Bernhard.

Comme dans ses spectacles précédents, Julien Gosselin pose un geste artistique radical, avec sa compagnie, fondée en 2009, à laquelle se sont joints pour Extinction les acteurs de la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz. Après Les Particules élémentaires, de Michel Houellebeq il y a dix ans ; 2666, roman-fleuve de Roberto Bolaño, fut un marathon de douze heures sur la violence dans nos sociétés ;1993, d’Aurélien Bellanger une traversée sur l’idée européenne ; Le Marteau et la Faucille de Don DeLillo, touchait à l’absurde du monde des affaires ; Le Passé, à travers le portrait d’une femme, faisait déjà celui d’une fin du monde à travers cinq textes de Léonid Andréïev tissés ensemble. C’est toujours une expérience que d’assister à un spectacle de Julien Gosselin, le terrain est escarpé, et il slalome effrontément sur la ligne blanche entre théâtre, cinéma et ici, concert. Son évocation de mondes et de sociétés en décomposition en montre toutes les tensions. Il travaille aux frontières de la transgression artistique, brouillant le rapport scène/salle et questionnant le théâtre.

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2023

© Simon Gosselin

Interprètes : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Lotic, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow – scénographie, Lisetta Buccellato – dramaturgie, Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann – musique : Guillaume Bachelé, Lotic, Maxence Vandevelde – lumière, Nicolas Joubert – vidéo : Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol – son, Julien Feryn – costumes, Caroline Tavernier – cadre vidéo :  Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel – avec la participation de tous les départements de Si vous pouviez lécher mon cœur et de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz – Le Théâtre de la Ville-Paris, le Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation..

Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt, place du Châtelet. 75004. Paris – du 29 novembre au 6 décembre 2023, à 19h – tél. : 01 42 74 22 77 – sites : www.theatredelaville-paris.com – www. festival-automne.com – www.nanterre-amandiers.com – Prochaine dates : les 5 et 6 janvier 2024, Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin, DE) – les 23 et 24 mars 2024, les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

 

Samson

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène Brett Bailey – au Théâtre Nanterre-Amandiers – en anglais, xhosa et zoulou surtitré en français.

Consacré à Dieu dès sa conception et doué d’une force fantastique, rapporte l’Ancien Testament, Samson est venu sur terre pour lutter contre ses ennemis, les Philistins et délivrer Israël. Il appartient à la tribu des Dan. Amoureux d’une Philistine, Céleste dans la pièce – Dalila, dans la Bible – il l’épouse et sous sa pression lui révèle le secret de sa force : sa chevelure, composée de sept tresses. Mais elle le trahit et coupe les tresses pendant son sommeil. Il est fait prisonnier et sort de son cachot pour divertir ses ennemis. Sa force revenue au fil de la repousse des cheveux il écarte à mains nues les colonnes du palais afin de le faire s’écrouler, tuant ainsi plusieurs milliers de Philistins et signant sa propre mort.

© Christophe Raynaud de Lage

Partant de ce récit emblématique qu’il adapte, le metteur en scène sud-africain, artiste visuel et directeur artistique de la compagnie Third World Bunfight, Brett Bailey, livre sa vision de Samson et son interprétation à travers un style qui s’apparente à l’opéra. Il mobilise le théâtre, la danse le chant et la musique, ainsi que des images projetées sur un grand écran placé en fond de scène. Dans son geste de mise en scène, il mêle culture populaire et culture savante, passé et présent, luttes de pouvoir et défense des territoires, exil et altérité. Sa quête interroge le colonialisme et les différentes expressions du racisme. Apparaît ainsi à l’écran, derrière les miniatures persanes et enluminures chrétiennes qui sous-tendent le récit, à plusieurs reprises et parlant d’hier, cette image d’une rare violence, de corps noirs pendus dans les arbres, que Billie Hollyday, interprétait dans une des plus grandes chansons de tous les temps, Strange fruit, écrite par Abel Meeropol dit Lewis Allan, né dans le Bronx, à New-York, et qui a valeur de poignant réquisitoire contre le lynchage (vidéo de Kirsti Cumming). Parlant d’aujourd’hui, ce sont les mains d’une foule agglutinée s’accrochant à des grilles, qui sont montrées de manière récurrente… « Ta place est ici. Il n’y a plus rien là-bas… »

Pendant que le public prend place dans les gradins les acteurs se préparent avec un certain naturel en même temps qu’avec des gestes codifiés comme pour la préparation d’un cérémonial : balayage, pliage de tissus, installation de tapis et d’objets, de bassines, préparation d’encens. Côté cour les instruments de musique, notamment batterie, percussions et guitare, s’animent doucement, les musiciens s’installent, la musique monte. Au centre du plateau se forme un cercle, on chuchote autour de celui qu’on désigne comme l’élu, ici Samson, on le lave, on le purifie. Un couronnement se prépare. On le marie avec Céleste-Dalila, symbole de la femme tentatrice, belle jeune femme cachée derrière un masque. Côté jardin, un prédicateur intervient de loin en loin avec ses prières-commentaires, sa narration. « Tu veux changer le monde ? Sauveur ou bombe à retardement ? »

© Christophe Raynaud de Lage

Tout est rythme et danse, musique et chœur, balancements, expressivité. Tout est parabole. Une ville apparaît. Un galion passe. Les symboles se multiplient sur écran tels les abeilles, les oiseaux, les couleurs, les fleurs, les frères-loups, qui, la queue enflammée, provoquent un incendie avant que Samson ne devienne lui-même loup enragé. Sur scène et à travers le génie du grotesque passent trois personnages masqués mi-Père Ubu mi-Falstaff jouant de l’éventail et faisant fonction de chœur. « Je suis le fils du Soleil » clame Samson et quand il est agressé, sa longue chevelure de nattes argent cachant son visage, les trois musiciens lui donnent de l’énergie et dialoguent : « Tu te souviens de ton peuple, Samson ? » Le chœur coiffé de casques rouge, arrive, masqué et portant des paniers, Samson se déchaîne et les élimine. C’est le champ de bataille. Des flaques de couleur rouge dégoulinent de l’écran. Puis Samson exécute la danse des esprits. « Nulle part où aller nulle part où se cacher… » Imprécations, slam, chant, musique, transe, appels et réponses en écho ; purification, chant de grâce sur basse continue et chant choral se répondent. Le public est invité à accompagner les rythmes en tapant dans les mains. Puis les ancêtres parlent et le rappellent : « Tu as massacré les croisés, reviens vers ton peuple. » Et il se fond dans le bourdonnement des abeilles

Le retour au calme se fait par la narratrice qui entre avec retenue, remplit le plateau et le théâtre de sa voix de mezzo-soprano, douce et puissante, (Hlengiwe Mkhwanazi, magnifique) chantant l’aria Mon cœur s’ouvre à ta voix, de l’opéra-oratorio de Camille Saint-Saëns. Elle trouve le secret de sa force, exécute les gestes rituels qui apprivoisent Samson – maquillage et offrande – elle l’apaise. « Je suis venue demander grâce. Regarde ce gâchis. » À genoux elle lui redonne son identité perdue, lui en apportant les signes tangibles et restituant tous les symboles de sa culture : coffre, parures de ses rois, têtes de ses ancêtres, titres de ses terres et lui en fait offrande. « Ils croyaient en moi et je les ai abandonnés » se lamente-t-il. Elle prend place sur le trône tandis qu’il tente d’éteindre son cauchemar, s’assied à ses genoux et la caresse.  Son chant très doux remplit l’espace. On installe ensuite Samson sur un praticable blanc posé au centre, comme une figure totem ou une statue et alors que les images sur écran déboulonnent la statue de l’Empereur, la fracassant au sol. Encens, purification, rythmes et danses. Samson est avec son peuple et invoque le soleil, en langue ancienne. « Je suis le dernier fils du soleil » se rappelle-t-il alors qu’un astre ressemblant à un saint-sacrement passe sur écran.

© Christophe Raynaud de Lage

Sous couvert de chamanisme et de rituels, Brett Bailey décale la mythologie, qu’il fait sienne mais se perd parfois dans la narration. Il s’est nourri du Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns et la musique de Shane Cooper est jouée en direct et porte l’ensemble. Son univers plastique nous entraîne jusque dans le rêve et le fantastique, sa direction d’acteurs mène à la transe, expression première de Samson dans sa rage d’exister, rôle habité par Cebolenkosi Zuma avec force, grâce et violence dans les extrêmes de la transe. Une énergie se dégage de ce spectacle métaphorique en même temps que bien réel dans la guerre des communautés. En 2017, Brett Bailey présentait Sanctuary, sur la crise des réfugiés, leur perte d’espoir et de dignité, le lien avec leur communauté et leur pays d’origine, c’était un hommage aux migrants ; auparavant, en 2013, il avait présenté à Avignon, Exhibit B où se rejouait l’histoire coloniale, les thèmes dominant dans ses créations étant : migrations, colonisation, oppression. Samson, comme un coup de poing, traverse ces mêmes thèmes, entre le passé et le monde d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2023

Avec : Shane Cooper, Nkosenathi Koela, Mvakalisi Madotyeni, Zimbini Makwetu, Marlo Minnaar, Hlengiwe Mkhwanazi, Apollo Ntshoko, Jonno Sweetman, Thukela Maka, Cebolenkosi Zuma. Musique Shane Cooper – chorégraphie Elvis Sibeko – scénographie : Brett Bailey, Tanya P. Johnson – vidéo Kirsti Cumming – lumière Kobus Rossouw – Son Carlo Thompson – régie Miliswa Mbandazayo – surtitrage Valentine Haussoullier – Administration de production Barbara Mathers (Third World Bunfight), Sarah Ford (Quaternaire) – Le spectacle a été créé le 8 mars 2019 au Festival Toyota US Woordfees, à Stellenbosch (Afrique du Sud) et présenté au Festival d’Avignon, en juillet 2021.

Du 10 au 15 janvier 2023 : mardi, mercredi à 19h30, vendredi à 20h30, samedi à 18h, dimanche à 15h, au Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN, 7 avenue Pablo Picasso. 92022. Nanterre cedex. RER A arrêt Nanterre Préfecture – Site : www.nanterre-amandiers.com – Tél. : 01 46 14 70 00.

Homme de théâtre et de compagnonnage, Jean-Pierre Vincent s’en est allé

© Jean-Louis Fernandez

Metteur en scène et directeur de théâtre, né en 1942, Jean-Pierre Vincent, s’est éteint dans la nuit du 4 au 5 novembre. C’était avant tout un ardent défenseur d’idées, un homme et un artiste engagé qui a traversé les grands moments du théâtre, des années soixante à aujourd’hui.

Au fil de son parcours, Jean-Pierre Vincent a su prendre de nombreux virages, tant dans le choix de ses textes et de ses créations théâtrales que dans les institutions dont il a eu la charge – entre autres le Théâtre National de Strasbourg qu’il dirigea de 1975 à 1983 ; la Comédie-Française où il fut administrateur de 1983 à 1986 et qu’il choisit de quitter après son premier mandat ; le Théâtre Nanterre-Amandiers dont il fut le directeur de 1990 à 2001, succédant à Patrice Chéreau. Fidèle à lui-même, il fut un témoin des grandes utopies de la société, s’investissant dans des formes de théâtre politique, défendant l’exigence artistique et la transmission.

C’est au Lycée Louis-le-Grand où il entre en 1958 qu’il se passionne pour le théâtre. Il y rencontre d’autres passionnés qui, comme lui, deviendront des personnalités du monde théâtral, dont le grand réalisateur et metteur en scène, Patrice Chéreau et celle qui deviendra son épouse, l’actrice et metteure en scène Hélène Vincent. Période de jeunesse, fondatrice et des plus fécondes où se crée un véritable réseau théâtral. Jean-Pierre Vincent monte La Cruche cassée, de Kleist, en 1963, sa première mise en scène où sous couvert d’un humour noir sont mis en exergue les abus de pouvoir du système judiciaire. Le groupe théâtral présente ensuite en 1964/65, L’intervention, de Victor Hugo, qui dénonce l’aliénation à partir du destin d’un couple ouvrier au bout du rouleau ; Fuenteovejuna, de Lope de Vega, révolte des vassaux contre un seigneur tyrannique ; L’Héritier de village, de Marivaux, dans un esprit grave et burlesque, spectacle présenté au Festival de Nancy, trois mises en scène de Chéreau. Dans les années 60 Jean-Pierre Vincent fait compagnonnage artistique avec Chéreau qui lui permet de rencontrer Roger Planchon et le Berliner Ensemble qu’il suit de près, se rendant souvent à Berlin-Est, malgré les dix-huit heures de train à assurer. Tous deux admirent le théâtre de Strehler, au Piccolo Teatro de Milan, qui nourrit leur réflexion artistique.

Ensemble, ils se lancent dans la vie théâtrale professionnelle, à Gennevilliers, avec L’Affaire de la rue de Lourcine, de Labiche, que monte Chéreau en 1966, puis au Théâtre de Sartrouville où ce dernier est nommé directeur, à 22 ans. C’est là que Chéreau met en scène plusieurs de ses pièces emblématiques dont Les Soldats de Jakob Lenz en 1967, qui reçoit le prix du Concours des jeunes compagnie, où il présente La Neige au milieu de l’été et Le Voleur de femmes, de Guan Hanqing, sorte de Shakespeare chinois, en 1967, Le Prix de la révolte au marché noir, première pièce de l’auteur dramatique et poète grec, Dimitri Dimitriadis, en 1968.

L’aventure de Sartrouville prend fin en 1968, avec une importante dette à la clé et Jean-Pierre Vincent se lance dans une nouvelle aventure, plus philosophique, en tandem avec le dramaturge Jean Jourdheuil avec qui il fonde le Théâtre de l’Espérance, en 1972. Ils s’entourent d’un groupe d’acteurs sur un projet de partage, entre autres Philippe Clévenot, Maurice Bénichou, Gérard Desarthe et Hélène Vincent, de plasticiens comme Lucio Fanti ou Gilles Aillaud, présentent Goldoni, Labiche, Marivaux, Rezvani, s’intéressent aux auteurs allemands dont Brecht. De Brecht, Jean-Pierre Vincent monte, en 1968, La Noce chez les petits bourgeois qu’il mettra à nouveau en scène en 1973, puis en 1974 ; Tambours et trompettes, en 1969 ; Dans la jungle des villes, en 1972, qu’il présente au Festival d’Avignon ; La Mère, en 1975 et Homme pour homme, en 2000. Il travaille avec Peter Brook dans Timon d’Athènes pour l’inauguration du Théâtre des Bouffes du Nord, en 1974. Michel Guy, Ministre de la Culture marquant, le nomme directeur du Théâtre National de Strasbourg.

Au cours de ses trois périodes institutionnelles où il dirige d’abord le TNS, puis la Comédie-Française et le Théâtre Nanterre-Amandiers, Jean-Pierre Vincent met en scène les auteurs allemands Büchner, Kleist, Grabbe, les grecs classiques : Eschyle, Sophocle, Sénèque, les « textes du passé français à des moments charnières de l’histoire culturelle » à travers Molière : Le Misanthrope (1977 et 1984), Les Fourberies de Scapin (1990), Tartuffe (1998). Dom Juan ou le Festin de pierre (2008), L’École des femmes (2012). Il monte Beaumarchais : Le Mariage de Figaro (1987), La Mère coupable (1990) – Marivaux : Les Acteurs de bonne foi (1970 et 2010), Le Jeu de l’amour et du hasard (1998) – Labiche : La Cagnotte (1971), La Dame aux jambes d’Azur (2015) – Musset : La Mort d’Andrea Del Sarto, peintre florentin (1978), Fantasio et Les Caprices de Marianne (1991), On ne badine pas avec l’amour et Il ne faut jurer de rien (1993). Il met aussi en scène les textes des auteurs contemporains : Thomas Bernhard, Edward Bond, Fatima Gallaire, Jean-Claude Grumberg, Vaclav Havel, Jean-Luc Lagarce, Valère Novarina, Botho Strauss, et d’autres. Entre temps il fait la mise en scène de trois opéras de Mozart : Don Giovanni, sous la direction musicale de John Pritchard, au Festival d’Aix-en Provence, en 1976 et en 1981 ; Les Noces de Figaro, sous la direction musicale de Paolo Olmi, à l’Opéra de Lyon, en 1994 ; Mithridate, sous la direction musicale de Christophe Rousset, au Théâtre du Châtelet, en 2000.

Au Théâtre National de Strasbourg (1975 à 1983) il monte plusieurs pièces de Bernard Chartreux dont Vichy-Fictions et Violences à Vichy en 1980, puis l’année suivante Palais de justice. Ensemble ils mettent au point des méthodes de travail basées sur l’observation et l’enquête, fouillant dans la mémoire récente, pour une écriture basée sur l’histoire proche et sur le réel. Plus tard, il met en scène d’autres travaux de Bernard Chartreux – avec qui il fera compagnonnage tout au long de son parcours – comme : Dernières Nouvelles de la peste présenté à Avignon en 1983, Cité des oiseaux dans la Trilogie d’Œdipe et les Oiseaux, qu’il mettra en scène à Avignon en 1989, Un homme pressé, création de 1992. Avec Michel Deutsch il fait, en 1975, une adaptation de Germinal, d’après le roman d’Émile Zola. Ils sont à la recherche d’une autre manière d’écrire et de faire du théâtre, de nouvelles formes de spectacles et d’autres styles de jeu. Il montera aussi de lui Convoi et Ruines, en 1980. Jean-Pierre Vincent donnera une place importante à l’école du TNS, qu’il intégrera pleinement à la vie du théâtre.

A la Comédie-Française (1983/1986), Jean-Pierre Vincent met en scène Jean Audureau (Félicité), Shakespeare (La Tragédie de Macbeth), Nicolaï Erdman (Le Suicidé), Pirandello (Six personnages en quête d’auteur), et fait entrer au répertoire Le Balcon de Jean Genet. Il invite Klaus-Michael Grüber et Luca Ronconi à faire une mise en scène, le premier monte une magnifique Bérénice, le second Le Marchand de Venise. Il accueille aussi de nouveaux pensionnaires dont Dominique Valadié et Jean-Yves Dubois. Il n’est pas très heureux dans cette institution très hiérarchisée qu’il quittera à la fin de son mandat.

Au Théâtre Nanterre-Amandiers où il succède à Patrice Chéreau (1990/2001) Jean-Pierre Vincent accueille en résidence Stanislas Nordey, et pendant une dizaine d’années fait alterner la création d’auteurs classiques et contemporains. Il reprend sa liberté et son bâton de pèlerin en 2001, crée le Studio Libre avec Bernard Chartreux entouré de ses fidèles compagnons de travail Jean-Paul Chambas, Alain Poisson et Patrice Cauchetier qui ont contribué avec lui à élaborer une nouvelle image critique du monde. Il monte plusieurs spectacles par an et les plus grands auteurs. Parallèlement à son travail de création, Jean-Pierre Vincent se passionne pour l’enseignement, créant des passerelles au Théâtre National de Strasbourg entre l’école et la création, formant des générations d’acteurs au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, à l’ENSATT de Lyon et à l’École Régionale d’Acteurs de Cannes.

En 2019 il présente au Festival d’Avignon L’Orestie d’Eschyle – Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides – avec le Groupe 44 de l’École supérieure d’art dramatique du TNS après un long chantier mené sur trois ans, « un texte-monde, notre source, notre origine, théâtrale et politique, notre repère » comme aime à le définir Jean-Pierre Vincent. Il préparait avec eux, pour 2021, une version d’Antigone, de Sophocle.

Défenseur du théâtre populaire, Jean-Pierre Vincent s’est inscrit dans le droit fil de l’esprit Jean Vilar. Il est l’homme des compagnonnages, a travaillé neuf ans avec Chéreau, six ans avec Jourd’heuil, et depuis 1973 avec Bernard Chartreux. Il a traversé un moment politique fort où 68 a fait basculer la société et conquis des libertés, où, derrière le rideau de fer s’écrivait un théâtre politique de référence ; un temps où l’on parlait de classe ouvrière et des craquements du communisme. Il a trouvé de nouveaux souffles au contact des jeunes apprentis comédiens et apporté sa lecture du monde. Un parcours bien rempli et d’influences diverses où la profondeur du texte et des idées côtoyait des esthétiques toujours renouvelées.

Brigitte Rémer, le 6 novembre 2020