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La Chute

D’après l’œuvre d’Albert Camus – adaptation Jacques Galaup – Interprétation et mise en scène Jean-Baptiste Artigas, compagnie La Belle Équipe – au Théâtre Essaion.

© Philippe Hanula

L’acteur est seul en scène et le personnage se raconte avec volubilité dans un discours adressé. Son interlocuteur n’est qu’imaginaire, matérialisé sur scène par un fauteuil de bois qui fait face au sien. Dans un coin du Mexico City où il le rencontre, un bar à matelots d’Amsterdam face à la mer du Nord, dans le quartier du Zeedjik, un piano aux entrailles ouvertes, laisse voir sa mécanique. Les verres de genièvre sitôt finis se remplissent, comme le texte de Camus se remplit de subjonctifs imparfaits, qui amusent l’auteur mais pas forcément le lecteur plongé dans le texte original.

L’adaptateur, Jacques Galaup, a heureusement donné les coups de canif nécessaires pour que le texte s’allège. Tout en gardant fidélité, il l’a construit en cinq journées, le texte source avait six chapitres non titrés et passait relativement du coq à l’âne entre Amsterdam et Paris, hier et aujourd’hui, entre colombes, retour du crucifié et tableau de Jan Van Eyck.

© Philippe Hanula

Et l’acteur, Jean-Baptiste Artigas, fait prendre le vent à ce texte subtilement ré-adapté. Il réussit même, par son empathie, à rendre le personnage sympathique, alors que, dans le texte du Prix Nobel de littérature, à travers un cynisme égotique et une parfaite misogynie, il ne l’est point. « Il faut le reconnaître humblement, mon cher compatriote, j’ai toujours crevé de vanité. » Ce personnage, Jean-Baptiste Clamence – un second Jean-Baptiste –  règne au Mexico City et prend son interlocuteur en otage, lui adressant ses harangues d’une façon fort polie et quasi obséquieuse à coup de « Mon cher compatriote » et étale sa brillante connaissance d’Amsterdam, ses rues, ses boutiques, ses enseignes. La réponse, le commentaire et la contradiction de fait sont muets, et l’adresse, à sens unique. « Puis-je, monsieur, vous proposer mes services, sans risquer d’être importun ?… Mais je me retire, monsieur, heureux de vous avoir obligé… » On est vraisemblablement dans un jeu de double et de miroir, je face à il et il étant je.

Éloquent, Jean-Baptiste Clamence se présente comme juge-pénitent et se répand sur ses activités d’antan : il était avocat à Paris et défendait « les nobles causes. La veuve et l’orphelin, comme on dit… Je suis sûr que vous auriez admiré l’exactitude de mon ton, la justesse de mon émotion, l’indignation maîtrisée de mes plaidoiries… » Par quelques petites phrases sibyllines Clémence installe cependant comme un doute dans son parcours : « J’ai plané jusqu’au jour où… » avant de repartir dans une nouvelle logorrhée. Arrive l’heure de la confession qui éclaire ce doute d’un événement qui aurait fait basculer sa vie et commence sur le Pont-des-Arts par un rire qu’il entend et le hante, auquel il répondra par des débordements et des provocations gratuites ; puis rupture d’avec lui-même qui se consomme sur le Pont Royal quand il entend le bruit d’un corps « qui s’abat sur l’eau. » Une jeune femme qu’il avait juste aperçue de dos et penchée sur le parapet, s’était laissé tomber dans la Seine. Il avait suivi son cri descendant le fleuve, sans la secourir avant de continuer sa route, comme si de rien n’était. Et l’on se prend à penser au Cri de Munch, ce peintre norvégien…

© Philippe Hanula

Se superpose à ce récit de vie qui se poursuit, l’image du crucifié, Clémence sûrement selon le jeu de l’acteur. « Il y a toujours des raisons au meurtre d’un homme » justifie-t-il, avant de faire un petit discours sur les croyants les mécréants, et leur justification « Au nom du Seigneur. » Certes l’événement le traumatise, mais Clamence reste au centre du jeu, au centre de son monde. Il décide alors de devenir juge-pénitent et met ce nouveau rôle en correspondance avec le tableau de Jan Van Eyck, Les Juges intègres, panneau issu du retable de « L’Adoration de l’agneau mystique. » Camus file la métaphore puisque dans le Mexico-City, ce bar à matelots d’Amsterdam, quartier général du personnage, ce dernier avait remarqué sur le mur du fond, un rectangle vide, comme la trace d’un tableau manquant. Or, le tableau de Jan Van Eyck, mort à Bruges au milieu du XVe a bien été volé, en 1934, dans la cathédrale de Gand, et n’a jamais été retrouvé. Dans la chambre de Clamence souffrant où il reçoit son interlocuteur, on le retrouve au fond d’un placard, le juge-pénitent en indique lui-même l’endroit en expliquant pourquoi il s’y trouve après être passé de mains en mains.

© Philippe Hanula

Le texte de Camus repris sur scène se clôt dans une sorte de délire artistico-mystique plongeant le lecteur dans le trouble et le flou, son personnage passant du « je » au « nous » entre Jugement dernier et provocation, faisant un pas de deux avec son interlocuteur imaginaire, justement avocat lui aussi… « Quelle ivresse de se sentir Dieu le père et de distribuer des certificats définitifs de mauvaise vie et mœurs. » Il parle de culpabilité et de pardon, de vérité et de mensonge, de mal-être et de suicide, de vanité, de liberté, et se termine par une pirouette : « O jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde fois la chance de nous sauver tous les deux ! » Mais on peine là encore à le croire, car « l’eau est si froide » ajoute l’auteur…

C’est un texte plein de chausse-trapes dont se tire à merveille l’acteur, Jean-Baptiste Artigas qui le fait vivre comme un polar, avec subtilité et précision. De jeux d’ombre en clair-obscur, la lumière de Caroline Calen sculpte le petit espace de ce théâtre minimaliste, recréant les brumes d’Amsterdam et celles des ponts de Paris autant que la chorégraphie d’un prétoire où Clémence y tiendrait tous les rôles, d’huissier et de greffier, d’avocat et de victime, de procureur et de témoin. A certains moments il prend place au piano et offre au public une respiration musicale jazz bienvenue, entre autres Thelonious Monk, Fats Waller et Duke Ellington : l’acteur est aussi pianiste, chanteur et compositeur, il signe la mise en scène et se fait le passeur d’un texte, La Chute, au départ assez peu engageant.

Brigitte Rémer, le 9 septembre 2024

Texte d’Albert Camus, adapté par Jacques Galaup – Interprétation et mise en scène Jean Baptiste Artigas, dramaturgie Sophie Nicolas, collaboration artistique Guillaume Destrem, lumières Caroline Calen. Compagnie La Belle Équipe.

Du 1er septembre 2024 au 6 janvier 2025, dimanche à 18h, lundi à 19h, au Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard, 75004 Paris – métro Rambuteau et Hôtel de ville – tél. : 01 42 78 46 42 – site : www.essaion.com

 

Je voudrais pas crever avant d’avoir connu

Spectacle poético-musical sur des textes de Boris Vian – mise en scène Jonathan Perrein et Georgina Ridealgh – jeu Jonathan Perrein et Guillaume Barre – création musicale et interprétation Guillaume Barre, au Théâtre Essaïon.

© Marcella Barbieri

Le spectacle commence côté public où le narrateur a pris place. Il énonce : « La vie c’est comme une dent, D’abord on n’y a pas pensé, On s’est contenté de mâcher, Et puis ça se gâte soudain… » texte connu pour avoir été magnifiquement chanté par Serge Reggiani, qui avait enregistré un album entier sur les textes de Boris Vian, réussissant à faire passer son humour, les mots et leur déformation, leurs contours et détours, sa poésie.

Écrivain, poète, parolier, chanteur, critique musical et trompettiste de jazz, Boris Vian (1920-1959) fut en même temps ingénieur, formé à l’École Centrale. Il a abordé tous les genres littéraires, fait des croquis et des dessins, utilisé des pseudonymes, admiré Alfred Jarry et adhéré à son Collège de Pataphysique qui inventait la science des solutions imaginaires.

On connaît tous sa chanson Le Déserteur, à l’origine poème en forme de lettre adressée au Président de la République par un homme ayant obligation de mobilisation, et qui lui a attiré pas mal d’ennuis. Boris Vian y affiche son antimilitarisme sur fond de guerre d’Indochine, Mouloudji le premier l’a gravée, lui-même l’a interprétée sur scène lors de son tour de chant, en 1955. Certains connaissent le film J’irai cracher sur vos tombes réalisé à partir de son roman sorti en 1946, qui traite de la ségrégation aux États-Unis et qui fit scandale. L’auteur s’est désolidarisé du film réalisé par Michel Gast en 1959, et c’est d’ailleurs lors de sa première présentation qu’il mourut d’une crise cardiaque. Beaucoup ont lu son roman L’Écume des jours, œuvre emblématique de la littérature française publié en 1947 où l’on passe du rêve au cauchemar dans un style des plus poétiques.

Le spectacle s’est construit autour de trois recueils : le premier, Je voudrais pas crever composé de vingt-trois poèmes vraisemblablement écrits dans les années 1951/52 car Boris Vian ne datait pas ses poèmes – sauf un, Je veux une vie en forme d’arête, daté du 5 décembre 1952 – recueil publié de manière posthume dix ans plus tard, dans lequel se trouve l’un de ses derniers poèmes : Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale. Second recueil dans lequel le spectacle a puisé, Cent sonnets, première oeuvre de Boris Vian sans doute composée entre 1939 et 1943 et sur laquelle il est revenu ultérieurement ; troisième recueil, Cantilène en gelées, vingt poèmes écrits en 1949.

L’acteur donc, narrateur (Jonathan Perrein), tient le rôle du poète « J’aimerais… devenir un grand poète et les gens me mettraient plein de lauriers sur la tête… mais voilà je n’ai pas assez de goût pour les livres et je songe trop à vivre et je pense trop aux gens pour être toujours content de n’écrire que du vent. » Et le poète se désespère, à moins qu’il ne joue à la roulette russe, car « Si les poètes étaient moins bêtes et s’ils étaient moins paresseux, ils rendraient tout le monde heureux. » Face au public, sur scène, une guitare accrochée à une sorte de chevalet de peintre. Apparaît le musicien (Guillaume Barre) qui a rendez-vous avec le poète et saisit l’instrument, tous deux dialoguent et se renvoient la réplique dans une bonne complicité. Quelques sons électros improvisés en direct d’une boite à rythme, complètent l’accompagnement. La valse carrée donne sa leçon : « Pour faire un’ valse il faut du charme, Pour faire un’ valse, Il faut l’printemps, Pour faire un’ valse il faut trois temps… » Et dansez maintenant !

© Marcella Barbieri

Et les poèmes défilent. Dans Un de plus les acteurs interrogent les mots et les lettres, dans des jeux de langues qu’ils déclinent. Boris Vian parle avec autodérision des poètes, cherchant sa place parmi eux : « Ils se sont tous interrogés Je n’ai plus droit à la parole Ils ont pris tous les beaux luisants Ils sont tous installés là-haut Où c’est la place des poètes Avec des lyres à pédale Avec des lyres à vapeur Avec des lyres à huit socs Et des Pégase à réacteurs J’ai pas le plus petit sujet J’ai plus que les mots les plus plats… » Il y a beaucoup de phrases qu’on aimerait garder, car elles sont drôles, émouvantes, parfois poignantes. « Y a du soleil dans la rue J’aime le soleil mais j’aime pas la rue Alors je reste chez moi En attendant que le monde vienne… » Ou encore ce que chantait Juliette Gréco : « S’il pleuvait des larmes Lorsque meurt un amour S’il pleuvait des larmes Lorsque des coeurs sont lourds Sur la terre entière Pendant quarante jours Des larmes amères Engloutiraient les tours. S’il pleuvait des larmes Lorsque meurt un enfant S’il pleuvait des larmes Au rire des méchants Sur la terre entière En flots gris et glacés Des larmes amères Rouleraient le passé. S’il pleuvait des larmes… »

On aimerait pourtant un petit peu plus d’impertinence sur l’ensemble du spectacle. Les acteurs ratent ainsi une belle occasion avec « Un homme tout nu marchait le costume à la main… » et pourtant, nous, public, on ne l’a pas vu passer, cela manque de folie, d’extravagance, de point de vue et reste contenu, maîtrisé. Les deux amis d’enfance, Jonathan Perrein et Guillaume Barre sondent Boris Vian depuis plusieurs années et sous différentes formes, ils s’y sont passionnés. En 2014, ils créaient une première version de Je voudrais pas crever ; ils ont présenté un second spectacle en 2018 intitulé B.O.R.I.S. pourquoi que je vis. Ils ont ensuite célébré son centenaire en 2020 en mettant en musique son recueil de poésie Je voudrais pas crever, avant de présenter en 2024 Je voudrais pas crever avant d’avoir connu, en y ajoutant le regard de Georgina Ridealgh pour la mise en scène.

Or, on ne lit pas le contexte de l’époque, quand Saint-Germain-des-Prés battait son plein, brassé entre vie, amour, amitié, dèche, jazz, écriture et liberté. On aimerait un déchaînement de mots et de situations extravagantes et non un spectacle sage et linéaire. On aimerait un trompettiste pour mener le bal plutôt qu’une guitare. Boris Vian fut le Prince de Saint-Germain-des-Prés dans le bouillonnement artistique et intellectuel des années cinquante. Il en fut une des figures emblématiques, comme Miles Davis, jouant de la trompette au Flore, au Tabou, à La Rhumerie et s’amusait de tout. On aimerait le ludique, la fantaisie, la dérision, le calembour, le second degré, le mot écrasé, l’absurde. La vie de Boris Vian fut complexe et douloureuse, d’autant qu’elle fut courte, il y faut du relief. Derrière sa bouffonnerie et sa volubilité, le séisme : « Pourquoi je vis ? Pour toucher le sable, voir le fond de l’eau qui devient si bleu… » Il écrit son dernier poème à trente-neuf ans, quelques jours avant de disparaître. « Je mourrai d’un cancer de la colonne vertébrale Ça sera par un soir horrible, Clair, chaud, parfumé, sensuel… Le ciel sera tombé sur moi Ça se brise comme une vitre lourde… »

© Marcella Barbieri

Boris Vian fait penser à ces joueurs de mots comme Boby Lapointe – dont Bourvil interpréta la chanson Aragon et Castille – ou à Georges Pérec – membre de l’Oulipo, dans son inventivité linguistique et l’amour des mots. Ils ont en commun les exercices de style, les calembours et contrepèteries, l’autodérision. Et comme eux, derrière se profile la solitude urbaine. « Un poème avec ces mots-là ? Eh ben tant pis j’en ferai pas » conclut Boris Vian.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2024

Les textes sont issus des recueils de poésies suivants : Je voudrais pas crever, Cantilène en gelées, Cent sonnets – Avec :  Jonathan Perrein et Guillaume Barre – mise en scène Jonathan Perrein – co-mise en scène Georgina Ridealgh – création musicale Guillaume Barre – décor Hélène Mauduit et Myrtille Debièvre – costumes Hélène Mauduit – Koalako Productions.

Du 25 mars au 14 mai 2024, les lundi et mardi à 21h – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard.75004. Paris -métro : Hôtel de Ville ou Rambuteau – site : www.essaion.com – tél. : 01 42 78 46 42.

Le Joueur d’échecs

Texte de Stefan Zweig, traduit et interprété par Gilbert Ponté, la Birba Compagnie, au Théâtre Essaïon.

© Pierre François

Né à Vienne en 1881, Stefan Zweig écrit Le Joueur d’échecs entre 1938 et 1941 durant son exil à Rio de Janeiro, au Brésil. La nouvelle est publiée en 1943 à Stockholm, à titre posthume. Un an plus tôt il se donnait la mort ainsi que sa femme, pour fuir le nazisme. Derrière son récit, qui oppose au cours d’une partie d’échecs le champion du monde Mirko Czentovic – un Hongrois vaniteux, rustre et sans aucun affect – à Monsieur B. qui en perd la raison, le spectre de l’Histoire.

Au son d’un morceau de trompette jazz, on embarque sur un paquebot partant de New-York pour l’Argentine. Un mouvement de foule attire l’attention du narrateur : les flashs crépitent autour d’une célébrité montée à bord, on lui apprend qu’il s’agit du champion mondial du jeu d’échecs Mirko Czentovic. Et l’auteur-narrateur qu’interprète ici Gilbert Ponté, seul en scène, n’a de cesse de le rencontrer et se met lui-même à jouer. Au cours de la traversée il fait connaissance avec quelques passagers dont un homme d’affaires écossais, Mac Connor, assez imbus de sa personne et qui souhaite affronter le champion. Il raconte cette première partie d’échecs entre Mac Connor et Czentovic qui accepte de jouer moyennant deux cent cinquante dollars, et qui le fait de la manière la plus dédaigneuse et cynique possible, sans même s’asseoir face à l’échiquier. Lenteur, calcul, dix minutes entre chaque coup, Czentovic gagne en vingt-quatre coups. « La partie terminée, cette sorte de machine à jouer aux échecs prononça : Mat ! puis resta là, immobile et muet, attendant de savoir si nous désirions recommencer. » Mac Connor voulait en découdre et annonça Revanche ! en payant le même prix pour cette seconde partie. « Je fus épouvanté de son ton provocant ; en ce moment, il faisait plutôt penser à un boxeur qui va asséner un coup qu’à un gentleman bien élevé » commente le narrateur, interprétant tous les personnages. Et la description qu’il fait du joueur d’échec, ce monomaniaque, est cinglante et précise : « Les monomaniaques touchent l’infini… »

La seconde partie s’engage dans une tension dramatique qui monte d’un cran au-dessus. L’intouchable Czentovic avait accepté que l’adversaire soit multiple, autour de Mac Connor « tout notre cercle participait. Nous discutions chaque coup avec plus de passion qu’auparavant et nous ne nous mettions d’accord qu’au dernier moment pour donner à Czentovic le signal qui le rappelait à notre table. » Au moment où Mac Connor à un moment, poussait son pion, une main inconnue intervint pour suspendre son geste : « Pour l’amour du ciel, ne faites pas ça ! » lui souffle-t-on. « Nous vîmes un homme d’environ quarante-cinq ans, au visage étroit et anguleux, que j’avais déjà rencontré sur le pont, et qui m’avait frappé par sa pâleur extrême… Cet homme semblait tomber du ciel à la manière d’un ange sauveur. » Un nouveau palier dans la montée dramatique du récit, digne d’un polar, se met en place : « N’avancez pas maintenant, évitez l’adversaire ! » lui souffle l’homme. Et faisant corps avec Mac Connor, le groupe adversaire surprend, et semble déstabiliser l’arrogant Czentovic, prétentieusement seul contre tous… qui « cherchait manifestement à savoir qui lui opposait tout à coup une si énergique résistance. » Il déclara la partie nulle et en proposa une troisième à l’adresse du nouvel entrant, mais celui-ci déclina.

© Pierre François

Nouvelle montée d’adrénaline sur le pont du paquebot, le narrateur se voit chargé par ses pairs de convaincre l’homme, Autrichien comme lui, d’accepter la partie. S’ouvre alors une autre fenêtre dans le texte, comme dans le spectacle, avec le récit de vie de Monsieur B. qui donne les clés de son refus. Stefan Zweig se montre là diaboliquement habile et remet la guerre sur le devant de la scène. Monsieur B. travaillait dans une étude d’avocats fondée par son père, et qu’il dirigeait. Malgré la discrétion de tous, l’introduction d’une taupe dans son équipe l’obligea à cacher certains documents, à en emporter chez lui, à en détruire d’autres. A la veille de la guerre il fut arrêté et placé sous le contrôle de la Gestapo. On ne l’envoya pas dans un camp de concentration, on le confina dans l’isolement d’un hôtel de luxe pendant quatre longs mois, pour tenter de lui extorquer de précieux renseignements. « Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. » Aucun dérivatif, aucun livre, le temps qui s’étire inlassablement, lui, comme sous cloche, qui s’étiole lentement, s’inventant des actions pour faire marcher son cerveau comme, se souvenirs de textes appris, s’inventer des calculs, compter des boutons… Les seules sorties étaient les interrogatoires. Il commença à perdre pied. « À de petits signes inquiétants, je connus que mon cerveau se détraquait. »

Et c’est dans l’antichambre d’un interrogatoire que Monsieur B. commença à renaitre : il trouva un livre dans la poche d’une vareuse militaire suspendue à une patère et le prit, avec d’infinies précautions et malgré le risque, réussit à le cacher et à le monter dans sa chambre. « Mais quel instant inoubliable que celui où je me retrouvais dans mon enfer, enfin seul, et cependant en cette précieuse compagnie. » Le livre escamoté était un manuel de jeu d’échecs. La déception passée, il se lança dans son décryptage et se mit à faire des parties, lui contre lui-même. « Pour conserver son charme à ma nouvelle occupation, je partageai méthodiquement ma journée : deux parties le matin, deux parties l’après-midi, et le soir une brève révision des quatre. » Bientôt il ne se passa plus de son activité et inventa lui-même d’autres parties, partageant son cerveau entre « cerveau blanc et cerveau noir » et comprenant que l’excitation provoquée par sa nouvelle passion et addiction s’appelait pathologie. Il était les trente-deux figures noires et blanches, il était soixante-quatre cases, mais on ne peut se battre contre soi-même. Sur scène et recouvrant le personnage-acteur, la vidéo d’un échiquier qui ressemble fort à une prison montre l’acteur, dévoré par sa passion, fébrile jusqu’au délire et jusqu’à ce qu’il se retrouve à l’hôpital, sans savoir vraiment pourquoi. Il dût sa libération au médecin qui lui relata les conditions dans lesquelles il fut hospitalisé, après sa crise de démence.

Le narrateur remplit sa mission et persuada Monsieur B. d’accepter le tournoi. « Vous ne prétendez pas sérieusement, j’espère, que je me mesure avec un champion mondial et que je le mette hors de combat. La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir une fois pour toute si je jouais vraiment aux échecs, dans ma chambre d’hôtel, ou si j’étais déjà fou. En un mot, si j’étais en deçà ou au-delà de la zone dangereuse. C’est le but unique de cette partie à mes yeux. » La partie eut bien lieu, Czentovic réfléchissait plus longuement ; nous comprîmes à ce signe que la lutte était sérieusement engagée » et il fallut, un peu plus tard, que le grand champion prenne acte de son échec. Mais toujours avec le même mépris, Czentovic balaya les pions puis demanda une seconde partie. Monsieur B. qui s’était engagé à ne jouer qu’une seule et unique fois accepta pourtant, ce que le narrateur lui déconseillait. La partie fut lente, et incisive, deux ennemis se détruisaient mutuellement, métaphore omniprésente du nazisme dans le récit. « Czentovic ne bougeait pas. Lent, calme, il réfléchissait, et je sentais toujours mieux que sa lenteur était voulue et méchante » jusqu’à ce que Monsieur B. éclate, perde le contrôle et qu’il arrache, à tort, le roi, dans un cri strident, « Échec au roi ! » Il montait au plus haut du même délire qu’il avait connu dans sa chambre d’hôtel, à l’isolement, en apprenant mentalement toutes les stratégies des échecs et dans la même attitude de dépendance. Le narrateur vint à son secours et l’empoigna. Il capitula et reconnut sa méprise, s’excusa, puis se retira avec courtoisie devant l’arrogance glacée de Czentovic : « Dommage, dit ce dernier, magnanime. L’affaire n’allait pas si mal. Pour un dilettante, ce monsieur est très remarquablement doué. »

© Pierre François

Ainsi finit le récit dont l’action principale se déroule autour de la table de jeu, espace réduit en soi, donnant l’impression au spectateur d’y prendre réellement place. Fin narrateur, Gilbert Ponté excelle dans l’art de conter et se métamorphose au fil de la narration, passant avec fluidité et en quelques gestes et mouvements d’un personnage qu’il habite, à l’autre. Avec une grande expressivité et dans une économie de moyens il est l’incarnation de chacun des personnages, accompagné des lumières d’Antoine Le Gallo qui donnent du relief et de la profondeur à la pierre du théâtre, sculptant une atmosphère. Dans les entre-deux revient la trompette swing du début.  L’acteur metteur en scène qui se définit lui-même comme comédien-conteur mène une carrière de soliste et sillonne les routes de France depuis une trentaine d’années. Il a notamment créé La Ferme des animaux de Georges Orwell, Francesco, le Saint-jongleur d’après Dario Fo, et son dernier solo est l’adaptation d’une nouvelle de Heinrich Von Kleist, Michaël Kohlaas l’homme révolté. Suzanne Flon est une des figures de proue de son parcours théâtral qui avait débuté à Paris par des apprentissages à l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre et au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique et qui s’était poursuivi en travaillant dans de nombreuses compagnies. De spectacle en spectacle Gilbert Ponté crée sa propre écriture théâtrale. Avec Le Joueur d’échecs il porte magnifiquement l’univers clair-obscur de Stefan Zweig terrassé par le cauchemar de la guerre, il en assure lui-même la traduction et l’adaptation, et conte d’une manière profonde et lumineuse ce récit, s’inspirant de la vie de solitude de l’auteur, perpétuel exilé.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2023

Traduction, mise en scène et jeu Gilbert Ponté – lumières, Antoine Le Gallo – du 16 octobre 2023 au 7 février 2024, les lundis et mardis à 19h15 – Théâtre Essaïon, 6, rue Pierre au lard, 75004. Paris – métro : Hôtel de Ville, Rambuteau –  site : www.essaion-theatre.com

Valjean

© Laetitia Piccarreta

D’après Les Misérables de Victor Hugo, adaptation et interprétation Christophe Delessart – mise en scène Elsa Saladin – Etoile et Compagnie.

L’homme est seul en scène, rugueux et tendre. C’est Jean Valjean, figure emblématique des Misérables, la grande fresque hugolienne publiée en 1862 qui témoigne de son temps, le XIXème siècle, et qui pose un regard social, politique et philosophique sur la misère humaine, au propre comme au figuré. Derrière les hésitations de Valjean, l’intensité du rachat et de la rédemption se tissent d’un certain romantisme. On reconnaît l’engagement de Victor Hugo et son humanisme se superposant aux errances de son anti-héros. Comme Hugo, Valjean sera Maire, comme lui il ira sur les barricades, tentera de fuir puis se constituera prisonnier, comme lui il prendra une fausse identité, se battra pour les libertés et le respect des humbles, contre les injustices et pour la protection des petites gens. Valjean passera dix-neuf ans au bagne, Hugo tout autant en exil.

La Passion selon Valjean, titre de l’adaptation réalisée par Christophe Delessart, est un voyage intérieur en sept stations – de la Rédemption à l’Agonie – qui dessine les multiples visages du personnage et le porte, de rébellion en hésitation et de ressentiment en humanité. D’émondeur à Faverolles, dans la Brie où ses parents sont paysans, au bagne de Toulon où il passe dix-neuf ans pour avoir volé un pain destiné aux enfants de sa sœur, son identité de bagnard le poursuit par le passeport jaune qui lui est remis à sa sortie. Il succombe encore à ses démons en dérobant des couverts d’argent au vieillard qui lui offre souper et coucher, évêque de profession et qui l’accompagne sur le chemin du pardon en lui offrant une paire de chandeliers. « Ah vous voilà. Je suis content de vous voir. Mais je vous avais donné les chandeliers aussi. Pourquoi ne pas les avoir emportés avec vos couverts ? … Jean Valjean mon frère, vous n’appartenez plus au mal mais au bien… »

Plein de talent et construisant les marches de sa revanche sociale, Valjean apprend à lire et à écrire en autodidacte, devient Maire sous le nom emprunté de Père Madeleine, mais son passé toujours le taraude et le rattrape. « Libération n’est pas délivrance. On sort du bagne mais non de la condamnation » dit-il. L’inspecteur de police Javert mène autour de lui une traque incessante et lui tend piège sur piège pour mieux le confondre, après ses évasions. « Quelques semaines plus tard Javert vint m’apprendre qu’il m’avait dénoncé. Il avait reconnu l’ancien bagnard de Toulon du nom de Jean Valjean… » Quand Javert finit par comprendre la métamorphose de Jean Valjean, devenu profondément humaniste, il perd ses repères et se jette dans la Seine.

Sur la route de Valjean, il y a Fantine, mère célibataire et ouvrière à la fabrique de verroterie qu’il a créée, contrainte de placer sa fille, Cosette, âgée de huit ans, pour travailler. Chez les Thénardier, famille de trois enfants, peu recommandable, on l’utilise comme servante et la méchanceté de la mère concourt avec l’obséquiosité et la veulerie du père. « Quand les filles de la Thénardier s’amusent avec leurs poupées, elle tricote des bas de laine. » Valjean tente d’aider Fantine qui meurt prématurément et selon ses promesses, va chercher Cosette qu’il arrache à son triste sort. Il l’élève comme sa propre fille, dans un couvent d’abord où il est jardinier puis dans un appartement qu’il loue. « Tu te souviens Cosette, nos promenades au Luxembourg ? Nos rires, nos silences, nos longues discussions, nos petites colères, nos étonnements, nos plaisanteries… » On ne peut s’empêcher de penser à Léopoldine, la fille de Victor Hugo, disparue à dix-neuf ans : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, Je partirai… » écrit-il.

Plus tard, Cosette épousera Marius, baron de Pontmercy, son bien-aimé, un véritable arrachement pour Valjean qui entrera en souffrance. Mais auparavant, lors de la journée des barricades, Valjean sauve Marius, inconscient, d’une mort certaine, après une traversée des plus périlleuses par les égouts, nouvel acte rédempteur. Livré à la solitude quand il choisit de révéler sa véritable identité à son gendre qui se met à douter, Valjean s’efface et meurt dans un grand désarroi, non sans avoir épelé à Cosette le nom de sa mère. Marius et Cosette arrivent à son chevet pour recueillir son dernier souffle. « Mes enfants je vais m’en aller… »

Christophe Delessart a créé plusieurs textes en solo et élaboré une première version de Valjean il y a une trentaine d’années. « Jean Valjean est le héros de mon enfance » explique-t-il. Il reprend son projet en 2017 et construit, à la lueur de son histoire de vie, un environnement intimiste, sa vulnérabilité, sa complexité, son humanité. Il s’entoure de l’actrice et metteure en scène, Elsa Saladin qui le dirige, dans un climat proche des Nocturnes de Chopin. Sur le plateau, un bureau et quelques accessoires d’écriture – une plume d’oie et du papier, des chandeliers pour éclairer – une chaise, un miroir couvert de la poussière du passé, une cuvette et un broc d’eau qu’il se verse, comme en la métaphore du lavement, un paravent, une robe, un somptueux manteau et chapeau que Valjean portera. « L’homme, seul au seuil de sa vie, fort de ses expériences mais parfois submergé de doutes doit affronter dignement son destin » dit-il.

Les métamorphoses intérieures de Valjean ne cessent de nous pétrir et de nous interroger, même si la misère et les injustices prennent aujourd’hui d’autres formes. Ce récit initiatique a obtenu un grand succès au Festival Avignon off ces deux dernières années, il est présenté un soir sur trois en anglais.

Brigitte Rémer,  28 août 2018

Adaptation et interprétation Christophe Delessart – mise en scène Elsa Saladin. Lumière Johanna Dilolo – bande son Tristan Delessart – traduction Perrine Millot. Etoile et Compagnie.

Du 23 août 2018 au 19 janvier 2019 – jeudi et samedi à 19h30, en langue française – vendredi à 19h30, en langue anglaise – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-Lard, 75004. Métro : Hôtel de Ville, Rambuteau – Tél. : 01 42 78 46 42 – www. valjean.eu et www. essaion-theatre.com