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L’Enfant que j’ai connu

© Simon Gosselin

Texte Alice Zeniter – mise en scène Julien Fišera, compagnie Espace commun – avec Anne Rotger – au Théâtre de la Ville/Espace Cardin.

L’auteure, Alice Zeniter, romancière et dramaturge, part du récit de Nathalie Couderc dont le fils avait trouvé la mort à Lyon, au cours d’une manifestation : tué par un policier, Cédric avait dix-neuf ans. On est dans l’actualité, dans la réalité. Anne Rotger, actrice en solo, jette les mots de cette mère endeuillée, « Je ne pensais pas que la police pouvait tuer un enfant blanc » mots qui avaient plombé la fin du procès après l’annonce du non-lieu dont avait bénéficié l’agent de police.

En état de sidération et de désordre absolu, l’actrice fait brutalement irruption sur le plateau et pousse son cri de colère. Reviennent en boucle les paroles du fils, les bribes de souvenirs, les discussions, les lectures et les images. C’est lui qui, dans des rôles inversés, lui transmet, par petites touches, les couleurs de la vie. Elle, fait vivre la douleur avec une certaine distance imprégnée d’irréalité, comme somnambule, son discours est perturbé, haché, ses gestes désordonnés.

Une armée de sacs papier l’entoure, bien rangés, dans lesquels petit à petit elle fouille comme dans sa mémoire pour ramener à la surface quelques lambeaux de vie. Elle en sort l’anorak et la casquette qu’elle s’approprie et se souvient des odeurs, du toucher, se glisse dans la silhouette de l’adolescent, superpose les visages. Elle qui, appartenant à la petite bourgeoisie, n’imaginait pas que la République tue un enfant, en principe, ordinaire – à traduire par ni délinquant ni black ni beur. Le chagrin est rentré, la douleur est action, parfois confession. L’environnement est lourd même si l’actrice, à certains moments, développe le sarcasme et la fantaisie.

La mise en scène de Julien Fišera, adepte avec sa compagnie Espace commun de la parole en action, dessine en creux le chagrin de cette mère essayant de faire face à la brutalité de la disparition. Le dialogue instauré entre l’auteure et le metteur en scène les a menés à ce point de bascule où le non-sens s’installe, repris par l’actrice incarnant cette mère blessée, forte et fragile, et qui trébuche dans ses certitudes, remettant en jeu ce qu’elle est.

Avec L’Enfant que j’ai connu, on ressort d’une heure de musique de chambre suspendus dans l’absurdité d’une vie perdue – celle du fils, tout en restant un peu sur sa faim, la fin d’une vie, une vie sans suite si ce n’est dans la mémoire de la mère et maintenant dans celle des lecteurs et des spectateurs.

Brigitte Rémer, le 31octobre 2022

Collaboration artistique, Nicolas Barry – espace, François Gauthier-Lafaye – lumières et vidéo, Jean-Gabriel Valot – images, Jérémie Scheidler – costumes, Benjamin Moreau – regard chorégraphique, Thierry Thieû Niang – régie, Jean-Gabriel Valot.

Du 4 au 21 octobre 2022 à 20h, dimanche à 15h, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – En tournée : 16 février 2023 aux Bords de Scènes, à Athis-Mons –  du 9 au 12 mars 2023 en Corse, à L’Aghja d’Ajaccio et à la Fabrique Théâtre de Bastia.

 

Le Sacre du Printemps

© Maarten Vanden Abeele

Chorégraphie de Pina Bausch, précédé de Common Ground(s) de Germaine Acogny et Malou Auraudo – coproduction Pina Bausch Foundation, École du Sable, Sadler’s Wells – La Villette, espace Chapiteaux, Théâtre de la Ville hors les murs.

Deux parties composent cette soirée danse qui ont pour point commun Pina Bausch et le Tanztheater de Wuppertal, Germaine Acogny et l’École des Sables. Cette confrontation artistique prend deux formes. En première partie, Common Ground(s) met en espace la gestuelle ritualisée de deux danseuses : d’une part Malou Airaudo, danseuse au long parcours artistique avec Pina Bausch et créatrice de rôles majeurs au Wuppertal Tanztheater – notamment dans Iphigénie en Tauride (1974), Orphée et Eurydice (1975), Café Müller (1978) et bien d’autres – et qui fut aussi l’élue du Sacre du Printemps.

D’autre part Germaine Acogny, danseuse et chorégraphe, fondatrice et directrice de Mudra Afrique de 1977 à 1982, école pensée sur le modèle de Mudra Bruxelles créée par Béjart, qu’elle avait rencontré. Elle a ensuite créé à Toulouse en 1985 le Studio-École-Ballet-Théâtre du 3ème Monde, tout en présentant des chorégraphies et en dansant. De retour au Sénégal en 1995 elle fonde le Centre international de danses traditionnelles et contemporaines Africaines, lieu de formation et d’échange entre danseurs africains et danseurs du monde entier, puis poursuit son travail de transmission en même temps que de création avec L’École des Sables qu’elle créée en 2004, à Toubab Dialaw au sud de Dakar (cf. notre article du 22 février 2021).

Common ground[s] présenté en première partie de soirée est nourri de ce syncrétisme recherché entre la danse africaine traditionnelle et la danse contemporaine. Malou Airaudo et Germaine Acogny fondent leurs alphabets l’un dans l’autre dans une quête d’espace physique et mental et à travers quelques objets transitionnels sacrés et magiques qui habitent leurs univers. Cette courte pièce (30’) est suivie d’un entracte de même durée pour laisser le temps aux techniciens d’installer la tourbe du Sacre du Printemps, chorégraphie technique des plus précises.

Reprise pour 35’ d’un Sacre du Printemps interprété par trente-quatre danseuses et danseurs africains choisis parmi une centaine venant de toute l’Afrique. Célèbre composition musicale en deux tableaux : L’Adoration de la Terre où s’exprime la joie d’une terre féconde et Le Sacrifice où l’élue sera livrée et sacrifiée aux dieux. Pina Bausch l’avait chorégraphiée en 1975. Le passage de témoin s’est fait entre les deux continents et les deux compagnies, au cours de six semaines de répétitions et de transmission, sous la direction artistique de trois danseurs emblématiques du Wuppertal Tanztheater – Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta et Clémentine Deluy. Le résultat est bouleversant dans l’énergie, le don de soi, l’explosion de joie puis de douleur, le statut de l’élue en robe rouge, vibrante d’une peur majuscule, à juste titre (Luciény Kaabral).

© Maarten Vanden Abeele

La pièce vient de si loin ! Chorégraphiée par Vaslav Nijinski pour les Ballets Russes et dansée en1913 au Théâtre des Champs-Élysées, tous les grands chorégraphes s’y sont intéressés, de Maurice Béjart en 1959 à Sasha Waltz en 2013, passant par Angelin Preljocaj en 2001, Emmanuel Gat en 2004, Jean-Claude Gallotta en 2011 pour n’en citer que quelques-uns, chacun avec sa sensibilité et son regard singulier l’a rêvé puis réalisé. Heddy Maalem chorégraphe franco-algérien a présenté la pièce en 2004 avec quatorze danseurs d’Afrique de l’Ouest. D’une musique lente et calme, parfois répétitive parfois affolée se lève le vent de sable jusqu’au cataclysme. Les danseurs montent en tension et en tremblements, en puissance, se séparent et se retrouvent, se placent en cortège, au son des clarinettes, cuivres, percussions et cordes. Le solo du basson revient en boucle, comme ces rondes de mélodies populaires.

© Maarten Vanden Abeele

De la dissonance à la montée rythmique et frénétique de la musique, comme des danseurs au cours de l’évocation des ancêtres et de leur action rituelle, se met en place la danse sacrée du sacrifice qui se fermera par un coup de timbale final. Les danseurs donnent toute leur énergie et font corps, face à la fragilité de l’élue. Tous sont à féliciter, ils habitent l’œuvre et sont en tension et à l’écoute du collectif dans leurs errances. Leur traversée chorégraphique est puissante et belle.

L’idée de cette transmission du Wuppertal Tanztheater aux danseurs de l’École des Sables pilotée par Germaine Acogny est un geste artistique autant que symbolique que Pina Bausch aurait sûrement apprécié!

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Common Groups – Chorégraphie et interprétation Germaine Acogny et Malou Auraudo – composition musicale Fabrice Bouillon Laforest, musique enregistrée sous la baguette de Prof. Werner Dickel, ingénieur du son Christophe Sapp – costumes Petra Leidner – lumière Zeynep Kepekli – dramaturgie Sophiatou Kossoko.

Le Sacre du Printemps – Chorégraphie Pina Bausch – musique Igor Stravinsky – scénographie et costumes Rolf Borzik – collaboration Hans Pop. Direction artistique Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta, Clémentine Deluy – direction des répétitions Çağdaş Ermiş, Ditta Miranda Jasjfi, Barbara Kaufmann, Julie Shanahan, Kenji Takagi. Avec : Rodolphe Allui, Sahadatou Ami Touré, Anique Ayiboe, D’Aquin Evrard Élisée Bekoin, Gloria Ugwarelojo Biachi, Khadija Cissé, Sonia Zandile Constable, Rokhaya Coulibaly, Inas Dasylva, Astou Diop, Serge Arthur Dodo, Franne Christie Dossou, Estelle Foli, Aoufice Junior Gouri, Luciény Kaabral, Zadi Landry Kipre, Bazoumana Kouyaté, Profit Lucky, Babacar Mané, Vasco Pedro Mirine, Stéphanie Mwamba, Florent Nikiéma, Shelly Ohene-Nyako, Brian Otieno Oloo, Harivola Rakotondrasoa, Oliva Randrianasolo (Nanie), Asanda Ruda, Amy Collé Seck, Pacôme Landry Seka, Gueassa Eva Sibi, Carmelita Siwa, Amadou Lamine Sow, Didja Tiemanta, Aziz Zoundi.

Du 19 au 30 septembre 2022 à 20h, samedi et dimanche à 19h – Programmation du Théâtre de la Ville hors les murs, site : www.theatredelaville-paris.com, à La Villette, espace Chapiteaux site : www.lavillette.com, métro : Porte de Pantin.

Out of the blue

© Théâtre de la Ville

Par et avec Silke Huysmans et Hannes Dereere – production Campo – en anglais et néerlandais, surtitré en français, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, dans le cadre du Festival d’Automne.

L’objet présenté est singulier. Il traite d’un sujet de société devenu une des priorités mondiales, le non-respect de l’environnement et la destruction de la planète, ici des fonds sous-marins. Peut-être s’apparente-t-il davantage à une conférence scientifique qu’à un spectacle, peu importe il est d’utilité publique. À partir de techniques journalistiques, Silke Huysmans et Hannes Dereere transposent une problématique qu’ils reconstituent artistiquement. Leurs deux précédents spectacles traitaient, le premier, du désastre minier de 2015 au Brésil, avec Mining stories, le second de l’extractivisme qui a détruit l’Île de Nauru dans le Pacifique au cours du XXème siècle, avec Pleasant Island.

Avec Out of the blue, en entrant dans la salle le spectateur fait face à huit écrans collés les uns aux autres, deux ordinateurs posés sur une grande table. Les deux acteurs-intervenants s’assiéront devant, dos au public, et gèreront l’informatique en véritables chefs d’orchestre, tapant parfois le texte sur leurs claviers in-situ et gérant la chorégraphie des images et de la musique. On ne verra leur visage qu’au salut. Ils ne sont pas le cœur du sujet, leur démarche l’est. C’est une démarche d’observation sur les forages en eaux profondes, dans le Pacifique, à l’ouest du Mexique et les risques qu’ils entraînent.

Au printemps 2021, Silke Huysmans et Hannes Dereere sont connectés par satellite depuis chez eux, la Belgique, avec trois bateaux stationnés dans l’océan Pacifique : l’un appartient à une compagnie belge d’extraction minière en train d’explorer les fonds marins abyssaux à l’aide d’un robot, l’autre accueille les scientifiques qui observent l’opération en cours, le troisième n’est autre que le navire amiral des militants de Greenpeace qui deviennent lanceurs d’alerte, le Rainbow Warrior.

Le Prologue est suivi des différentes interviews avec les scientifiques marins de ces navires et les militants de Greenpeace. Les points de vue sont contradictoires et si le monde est cartographié, seulement 10% des fonds marins le sont, remarque le commentaire. Le voyage visuel proposé dans ces fonds silencieux repose sur de remarquables images. La faune et la flore y sont pure poésie, et l’on voit des bancs de poissons délicats et gracieux s’enrouler dans le mouvement de l’eau, des poulpes du sud aux grandes ailes, fines comme des dentelles, voler sous l’eau.

Moins poétiques, les pilleurs d’océan à la recherche de cuivre, zinc, manganèse et cobalt, tous minerais nécessaires aux sociétés pour stocker l’énergie, sont aux aguets. Pourtant dès 1967 l’Ambassadeur de Malte, M. Arvid Pardo, appelait à l’instauration d’un régime international efficace du fonds des mers et des océans. Signée en 1982, la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer fut adoptée. Douze ans plus tard, en 1996, elle est entrée en vigueur et les fonds marins ont été déclarés Patrimoine mondial de l’humanité. Le temps politique est un temps si long…

Comme des capitaines à la barre, et les acteurs-observateurs-rapporteurs Silke Huysmans et Hannes Dereere le précisent bien, il ne s’agit pas ici d’un problème à traiter mais d’un cycle en mouvement, celui du vivant et de l’humain. La recherche d’une solution ne saurait être que collective. Vers la fin du spectacle ils nous font voyager vers d’autres abysses, dans le cosmos, à l’autre extrémité, entre mars et vénus. Des deux côtés on reste suspendus entre l’immensité et l’infini, dans une solitude vertigineuse, au sein d’une nature sacrée et d’un certain vague à l’âme. L’échelle de nos perceptions se décale face à un écosystème qu’on altère avant même de le connaître.

L’épilogue est peu réjouissant même si les scientifiques ont demandé un moratoire. Vingt-sept pays ont désormais un contrat de forage pour les fonds marins abyssaux dont l’Allemagne, le Japon et la Russie et la prochaine expédition est programmée à l’automne 2022. Dans Out of the blue il y a un grand écart entre le calme avec lequel se fait devant nous cette démonstration fine et feutrée d’une biodiversité en danger et le tumulte du propos. On est avenue Gabriel, à deux pas de l’Élysée, on a envie de dire : traversez la rue et montrez votre travail aux politiques qui surfent sur les vagues sans s’attaquer réellement aux problèmes d’un univers qui, à grande vitesse, se détruit et dont Silke Huysmans et Hannes Dereere font récit.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2022

Du 12 au 15 septembre à 20h, Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris. tél. 01 42 74 22 77 et www.festival-automne.com

Tchiloli

© Théâtre de la Ville

La Tragédie du Marquis de Mantoue et de l’Empereur Charlemagne par la compagnie Formiguinha de Boa Morte (São Tomé) – au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, dans le cadre de la Saison France-Portugal et de la coopération Afrique-Europe – spectacle en portugais ancien, surtitré en français.

Née au Portugal au XVIᵉ siècle, cette geste théâtrale, musicale et dansée, le Tchiloli, introduite à São Tomé par les maîtres sucriers, vient de loin, tant géographiquement que dans la traversée du temps. Au large de la Guinée Équatoriale et du Gabon, São Tomé – île principale de São Tomé-et-Príncipe – perpétue ce rituel interprété en langue portugaise uniquement par des hommes, alors esclaves et métis locaux, masqués et costumés à l’européenne. Le Tchiloli interroge la tradition et la justice, il mêle subversivité et syncrétisme. Les représentations peuvent durer entre cinq et huit heures, le prologue se passe dans la forêt. C’est dans les années 70 que le groupe Formiguinha de Boa Morte s’est rendu pour la première fois en Europe, au Portugal, suite à l’invitation de la Fondation Calouste Gulbenkian et qu’il continue de faire vivre cette expression de sa culture.

L’argument : au cours d’une partie de chasse, le prince Charles, fils de Charlemagne-maître protecteur, assassine le neveu du duc de Mantoue, s’étant épris de sa femme. Les Mantoue réclament justice. L’Empereur oscille entre sentiments paternels et raison d’État. Cette dernière l’emportera, le fils sera sacrifié. Une trentaine d’acteurs aux rôles d’importance inégale dont ici six musiciens portant grand et petit tambours, hochets et flûtes en bambou, introduisent l’histoire. Les musiciens appellent le public à l’extérieur du théâtre et commencent à jouer sur le plateau circulaire installé devant. Ils invitent ensuite à les suivre dans les allées du jardin. Au loin, la troupe est en action, en danse et mimodrame, jusqu’à la simulation du meurtre du duc de Mantoue. Acteurs et musiciens entrainent les spectateurs sur le chemin du retour et regagnent la scène, les spectateurs leur place.

Au centre du plateau, un cercueil miniature dans lequel est censé se trouver le Prince héritier Charles, centre de gravité du Tchiloli, en rappelle la dimension tragique et divise l’espace où se tient côté jardin sur une petite estrade, la Haute Cour – l’Empereur, son épouse et sa famille, l’archevêque et quelques intrigants – de l’autre côté, la Cour Basse, résidence du marquis de Mantoue. Cette famille, notamment la mère de la victime et sa veuve portant de longues mantilles noires et vêtues d’amples jupes noires à volants qui se soulèvent et tournent dans la danse, sont assistées d‘un avocat. Neveux, émissaires, éminences grises, ducs et ambassadeurs font cercle et attendent leur heure de gloire. Les musiciens sont ici placés derrière, le plateau de l’Espace Cardin n’étant pas si grand et les personnages, nombreux.

Les costumes et masques sont remarquables – costumes d’inspiration européenne, africanisés et somptueusement artisanaux, reposant sur l’inventivité de chaque acteur. Des matériaux de haute valeur symbolique sont recyclé, jouant sur l’ironie ou contribuant à la transmission de messages plus politiques : uniformes militaires, fracs, cannes à pommeau, gants blancs, épées de bois, capes de velours, couronnes de bric et de broc, bas noirs etc. De petits fragments de miroirs se nichent dans les coiffes et costumes comme autant de grigris de protection et de retour à l’envoyeur des mauvais sorts qui pourraient être déversés. De longs rubans colorés tombent d’une cocarde accrochée à hauteur du cœur sur les costumes masculins, l’acteur les écarte avec élégance quand il s’apprête à prendre la parole.

Les acteurs du Tchiloli portent des masques clairs, sorte de seconde peau qui permet de résister aux mauvais sorts, de brouiller les pistes pour ne pas être reconnus et de parler avec l’au-delà en dialoguant avec les ancêtres. En effet les acteurs sont Noirs et jouent un drame de Blancs. Ces masques, porteurs de la puissance symbolique africaine, sont faits de fin grillage façonné. Un trait de peinture y marque les yeux et la bouche. En toute liberté, des costumes trois-pièces, cravates, téléphones portables, lunettes de soleil, côtoient les vêtements de la tradition. La saveur du spectacle vient aussi de ces contrastes et anachronismes où tout est généralement codifié.

Au pays, le Tchiloli se célèbre dans des lieux de plein air lors de la saison sèche, en différents points de l’île. Les spectateurs se placent debout, autour d’une aire centrale rectangulaire nommée kinté, délimitée par des cordes fixées aux arbres. C’est la flûte, instrument principal, qui détermine la figure à exécuter. La scène est toujours en mouvement, l’entrée des personnages-clés ou leur déplacement étant ponctué par des suites de danses s’inspirant de pavanes et gavottes, contredanses et sardanes, menuets et quadrilles dont les interprètes s’emparent au gré de leur tempérament.

Implanté dans le quartier de Boa Morte à São Tomé, la compagnie Formiguinha de Boa Morte, exclusivement composée d’hommes, défend depuis 1956 l’héritage traditionnel du Tchiloli qu’il se transmet de père en fils. Comme le sociologue Jean Duvignaud le disait en parlant de la transmission des spectacles, du métissage des cultures et du rapport dominants-dominés, « il est malaisé de savoir ce qu’elles (les cultures) se doivent entre elles, par un jeu de provocations réciproques. » La venue du Tchiloli au Théâtre de la Ville renvoie aux thèmes de l’esclavage et des indépendances à travers cette pseudo cérémonie funéraire et la réparation, par la justice, quel que soit le prix à verser. La sophistication de cette forme théâtrale ancestrale et sa codification nous parle bien d’aujourd’hui et de décolonisation culturelle, au même titre que les autos-sacramentales importées par l’Espagne en Amérique Latine ou encore à travers le temps, les rituels des Mystères où se côtoyaient surnaturel et réalisme. Le Tchiloli est une forme où se mêlent le pouvoir et le sacré, magnifiquement porté par le groupe Formiguinha de Boa Morte.

Brigitte Rémer, le 6 juillet 2022

Avec : La Haute Cour – Empereur Charlemagne : Manuel Do Nascimento Alves Costa Carvalho – Impératrice : Olinto Vila Novas Soares – Prince Charles :Alvaro José Da Costa Bonfim – Évêque conseiller : Jurciley Quinta – ministre : Augusto Pires Lopes Cravid – Secrétaire : José Manuel D’Abreu Alves Carvalho – Dame de Cour : Roualder Lumungo Da Costa Afonso – Ganelon : Edilane Da Costa Dias Mendes – Comte Avocat Anderson et Valdevinos : Hodair Da Costa Alves de Carvalho – Notaire : Danilson Do Espirito Santo Oliveiras Viegas.  La Cour Basse – Marquis de Mantoue : Edjaimir quaresma Alves De Carvalho – Sybille : Mauro Sousa Pontes – Ermeline : Hortensio Pereira Santana – Duc Aymon : Eliude Das Neves Lopes Rita – Renaud de Montauban : Tiazgo Luis Do Espiritu Santo – Capitaine de Montauban : Edson Bragança Viegas D’Alva – Avocat Marques de Manta : Lusugénio Silvio Carvalho Neto Da Costa – Don Bertrand : Gilmar Menezes Afonso Neto – Don Roldão : Cardio Da Cruz De Carvalho – Page (le petit garçon) : Holdemir José Lourenço De Sousa. Les Musiciens – Grand tambour : Gilmar Mónica Santana – Petit tambour : Hortêncio Sousa Coelho Santana – Flûtes : Damião Vaz da Trindade, Marcos Lázaro de Carvalho – Joueurs de hochet : Manuel Dos Ramos Santana Ferreira Neto, Oscar de Almeida Lopes.  Direction artistique : Vincent Mambachaka, Alvaro José Da Costa Bonfim, Damião Vaz Da Trinidade – Scénographie : Yves Collet – Lumières et Son : Konongo Cleophas – Traduction : Marie Laroche, Gabriel Pires Dos Santos – Surtitrage : Bernardo Haumont.

Du 30 juin au 2 juillet 2022, Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris métro : Concorde – site : www.theatredelaville-paris.com

La Petite dans la forêt profonde

© Domniki Mitropoulou

Texte Philippe Minyana, dans une libre adaptation des Métamorphoses d’Ovide – traduction Dimitra Kondylaki mise en scène Pantelis Dentakis – dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Espace Cardin – spectacle en grec, surtitré en français.

La forêt est profonde la cruauté l’est tout autant. Le castelet est petit car le jeu passe par de minuscules figurines-sculptures reprise en images sur écran, les acteurs semblent donc géants. Ils sont deux à donner vie au mythe sanglant de Procné et Philomèle, magnifiques Katerina Louvari-Fasoi et Polydoros Vogiatzis.

Philippe Minyana suit Ovide et nous mène à l’orée de la forêt avec Philomèle accompagnée du roi de Thrace, Térée son beau-frère, chargé de l’amener à bon port pour rendre visite à sa sœur, Procné. Parti d’Athènes celui-ci détourne leur chemin, traverse la clairière et la conduit dans une bergerie. Quand elle comprend ce qui va lui arriver elle se débat de toutes ses forces, mais il est déterminé et la viole. Face à la bestialité, l’innocence. « Tu n’as pas l’air d’un Roi tu as l’air d’un chien » lui jette la jeune fille, et il redouble d’agressivité, lui coupe la langue puis l’abandonne. De retour au Palais auprès de son épouse, il lui fait croire que sa soeur est morte pendant le voyage. « La petite est morte je crois que je suis morte aussi » pleure la Reine portant un voile de deuil.

Apparaît une vieille femme portant une toile enroulée sur laquelle Philomèle a tissé ce qui lui était advenu et demande vengeance. Anéantie mais profitant de la fête des Dieux, la Reine se déguise et part à la rencontre de sa sœur. « Qui vais-je trouver ? Un oiseau blessé une demi-morte ? » Les deux sœurs se retrouvent, Philomèle se raconte, toutes deux rentrent au Palais et fomentent une réponse au Roi, Procné s’arme d’un poignard et tue ce qu’elle a de plus cher, leur fils, Itys. « Il faut que le monde se souvienne de ce crime » dit-elle cherchant à se raisonner. Et le Roi se faisant servir le repas ignore que cette viande si tendre n’est autre que son fils, jusqu’à ce qu’on lui en présente la tête. Transporté de rage Térée tente de poursuivre les deux femmes qui s’envolent dans le ciel, Procné devient hirondelle et Philomèle rossignol. Tandis qu’à l’autre bout, Térée « devient aussi oiseau avec un bec immense et démesuré. »

De chaque côté du petit castelet où se déroule le drame les acteurs, concentrés et dans une grande intensité, livrent leur combat. Debout, ils guident les figurines avec une extraordinaire finesse et habitent chacun plusieurs des personnages. Polydoros Vogiatzis est ainsi le Roi sanguinaire avant de devenir la jeune fille pleine d’innocence, comble du trouble et Katerina Louvari-Fasoi, de Philomèle devient ensuite sa sœur Procné. Ils sont aussi tour à tour la vieille femme et Itys, fils du Roi. Face à face on a l’impression d’une partie d’échecs menée passionnément ou d’un sévère duel. Les deux acteurs sont habités de leurs rôles et créent une atmosphère on ne peut plus sombre qui se développe tout au long de l’histoire et terrifie le spectateur.

Les figurines sculptures finement ouvragées qu’ils manipulent avec délicatesse, réalisées par Kleio Gizeli, sont elles-mêmes porteuses de mystère. Entourées d’une sorte de halo on les dirait en cire. Elles mettent un peu de distance face à tant de cruauté, même si, reprises sur écran, elles affichent une toute-puissance. Le metteur en scène, Pantelis Dentakis, a su jouer de ces effets d’échelle et fait osciller le spectateur entre la cruauté et l’innocence, l’horreur et le merveilleux.

 Brigitte Rémer, le 30 mai 2022

Avec Katerina Louvari-Fasoi, Polydoros Vogiatzis. Assistanat à la mise en scène Yorgos Kritharas – sculptures Kleio Gizeli – vidéo et lumières Apostolis Koutsianikoulis – scénographie Nikos Dentakis – costumes Kiki Grammatikopoulou – musique Stavros Gasparatos en collaboration avec Yorgos Mizithras – conseiller technique Panagiotis Fourtounis – La Petite dans la forêt profonde de Philippe Minyana est publié chez l’Arche Éditeur.

Du 23 au 25 mai 2022, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Interno / Esterno

© Filippo Manzini-Risol

D’après Intérieur de Maurice Maerterlinck – texte et mise en scène Charles Chemin – Teatro della Pergola/Florence (Italie) – dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Espace Cardin – spectacle en italien, anglais et français surtitré.

Douze jeunes acteurs issus de l’école Orazio Costa du Teatro della Pergola à Florence devaient préparer leur spectacle de sortie d’école avant de se lancer dans la vie professionnelle. Mais le Covid s’est invité, suspendant leur projet. Avec leur professeur, Charles Chemin, ils se sont inventés d’autres méthodes de travail par écrans interposés – écrits, images et vidéos. Ainsi est né le spectacle Interno / Esterno, entre théâtre, danse et arts visuels où, au-delà de l’adaptation du texte de Maeterlinck et l’enserrant, se joue une part d’improvisation-audition à travers un long prologue et un épilogue.

C’est en 1894 que l’auteur belge d’expression française, Maurice Maeterlink écrit cette courte pièce, d’abord conçue pour marionnettes. Une atmosphère lourde qu’on connaît par ses autres drames comme Pelléas et Mélisande, Les Aveugles, L’Oiseau bleu, La Mort de Tintagiles, somptueusement montés par Claude Régy et laissant une impression de songe. Dans Intérieur un vieil homme vient de sortir de l’eau une jeune femme morte, noyée. Il se tient dans l’ombre du jardin de la maison où il lui revient d’annoncer la terrible nouvelle à la famille, mais bute et n’ose entrer. Il reste un long temps comme sidéré, à observer les mouvements de la maison éclairée : le père assis au coin du feu, la mère un jeune enfant endormi dans les bras, les deux soeurs vêtues de blanc brodant sous la lampe.

Ici le texte se répartit entre les jeunes acteurs dont les hésitations et points de vue s’expriment entre le fait de devoir annoncer cette mort, telle celle d’Ophélie et la nécessité d’attendre afin de reculer le moment où la famille va entrer dans le chagrin et peut-être se désintégrer. On est entre la vie et la mort, la nuit et la lumière, le rêve et le cauchemar. L’étrangeté et la distance sont marquées par le contraste entre la pénombre du jardin et des séquences aux couleurs irréelles, violet, bleu, rose contrastant avec le sombre de la nouvelle à annoncer.

Depuis 2008 Charles Chemin construit ses spectacles en dialogue avec des plasticiens et des compositeurs. Son travail passe par une rencontre fondamentale avec Robert Wilson avec qui il a été interprète et co-metteur en scène. Ici chaque jeune comédien trace le chemin d’un personnage qu’il s’invente, le geste est chorégraphié et choral, esquissé ou tracé à gros traits dans l’autodérision et le loufoque de l’introduction et de la conclusion d’un spectacle où, au-delà de Maeterlinck, s’écrit le paradoxe du théâtre.

Au moment de se jeter dans la vie professionnelle, après un temps de suspension dû à la pandémie, on comprend les peurs et les rêves, la solitude, les fragilités et les doutes, le sentiment de la mort et l’appétit de créer.

 Brigitte Rémer, le 23 mai 2022

Co-écrit et interprété par Maria Casamonti, Pietro Lancello, Annalisa Limardi, Giacomo Lorenzoni, Alberto Macherelli Bianchini, Costanza Maestripieri, Sofia Menci, Elena Meoni, Giovanna Chiara Pasini, Marco Santi, Federico Serafini, Emanuele Taddei – Commaboration artistique Marcello Lumaca – environnement sonore Dario Felli – collaboration aux lumières Samuele Batistoni – costumes Elena Bianchini – habilleuse Eleonora Sgherri – répétiteur vocal Marco Toloni.

18 et 19 mai 2022, Théâtre de la Ville / Espace Cardin – 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com tél. : 01 42 74 22 77.

Eastern loves

© Tom Dachs

Création André Amálio et Tereza Havlíčková, compagnie Hôtel Europa, Portugal – dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Les Abbesses – Spectacle surtitré en français.

On entre dans le registre du théâtre documentaire à partir de témoignages sur la vie au temps du rideau de fer. L’angle de vue est posé à partir du dialogue portugo-tchèque mené par les fondateurs de la compagnie Hôtel Europa – André Amálio, Portugais et Tereza Havlíčková, d’origine Tchécoslovaque – qui conduisent la troupe et le public entre l’Europe de l’Est, le Portugal et ses anciennes colonies africaines – Angola, Cap-Vert, Guinée-Bissau, Mozambique, São Tomé-et- Príncipe.

Un narrateur raconte, à partir des témoignages d’anciens militants communistes et de personnes qui fuyaient la guerre et l’oppression, leur vie, de l’autre côté du rideau de fer. Les narrateurs tournent et racontent les anecdotes de la vie quotidienne, chacun à leur tour, dessinant la complexité géopolitique de l’Europe, avant l’effondrement de l’URSS et le contexte de colonisation du Portugal. Les ressortissants des anciennes colonies luttant contre la dictature et pour l’indépendance de leurs pays, furent accueillis dans les pays d’Europe de l’Est pour y recevoir des formations, et espérer construire un monde meilleur, libre et juste. Ils apportaient avec eux leurs traditions et leurs cultures, leurs musiques, danses, traditions culinaires etc. Pourtant le racisme y était virulent, violent et destructeur. Ils se sont parfois retrouvés à travailler dans des usines, à être surexploités, au bout du compte vidés, floués, comme ces Mozambicains dont on nous raconte le parcours.

Après la chute du mur, en 1989, certaines familles ont vécu des situations absurdes et tragiques de séparation géographiques obligées, menant à leur déstructuration. Le spectacle interroge l’évolution de leur regard sur le monde et ce qu’ils ont compris ou supporté du socialisme version soviétique.

Se mêlent ici des histoires de vie dans une variation de couleurs et de thèmes sur l’amour, les liens familiaux, le politique. On y trouve des pépites, toutes basées sur l’expérience et la réalité. Certaines séquences témoignent avec humour de l’absurdité et de l’injustice, de l’inconcevable et du burlesque de la situation, lue et interprétée par le filtre de jeunes artistes. Ils n’ont pas connus l’époque et la traduisent en images, à partir des récits entendus de leurs aînés : le foulard rouge jupe blanche des manifestations populaires, la séquence des gymnastes enrégimenté(e)s dès leur plus jeune âge et devenant symbole national du bonheur, celle des bananes, absentes, dans les pays de l’est, la ferveur obligatoire du 1er mai, les slogans d’amour à la patrie, les produits qui ne franchissent pas le rideau de fer notamment les marques et vêtements dont les jeans, l’évocation des chars russes en août 1968 etc…

Dans la forme, l’humour l’emporte souvent et situe le spectacle entre comédie et tragédie, lutte et incompréhension, paroles et musique, ici celle de Mbalango, du Mozambique. On nous parle d’un temps à la fois très proche et très lointain, celui du Rideau de fer et de ses dictatures, compromissions et agressions, et qui se rappelle cycliquement au monde, comme c’est le cas aujourd’hui avec l’invasion de l’armée russe en Ukraine.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2022

Avec : André Amálio, Jorge Cabral, Beatrice Cordier, Andreia Galvão, Tereza Havlíčková, Mbalango – assistante à la mise en scène Cheila Lima – scénographie Ana Paula Rocha – assistante à la scénographie Aurora dos Campos – création et régie lumières Joaquim Madaíl – vidéo Marta Salazar – musique Mbalango

Du 16 au 18 mai 2022- Théâtre de la Ville / Les Abbesses – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

The Examination

© Lucas Truffarelli

Spectacle présenté par la Compagnie Brokentalkers, d’Irlande, dans le cadre des Chantiers d’Europe du Théâtre de la Ville / Les Abbesses – Spectacle surtitré en français.

On est en milieu carcéral et deux points de vue s’affrontent sur les conditions de vie en prison, celui d’un détenu et celui d’un examinateur.

Côté jardin, un écran en forme de maison capitonnée. Devant, l’examinateur fait une conférence. Il montre le visage d’un détenu et tient un discours scientifique sur les caractéristiques de la figure du criminel. « Certains visages font peur » démontre-t-il en disséquant les traits et en montrant que la prédestination criminelle y serait inscrite. On pense à Stanley Milgram et à ses recherches sur la soumission à l’autorité. Début didactique, tandis que côté cour, un homme-gorille, vraisemblablement l’objet de cette observation, est assis à la table. L’examinateur s’en approche. L’homme-gorille quitte sa cagoule animale et son visage apparaît. Un visage, comme tous les visages. Il prend la parole.

S’engage alors un duo-duel entre les deux où la fouille à corps est d’une grande violence verbale sur les gestes obligés et la dignité qui s’absente. « Déshabille-toi ! » hurle l’examinateur devenu maton, inversant ici les rôles et le langage, le gorille étant une autre désignation du gardien de prison. « La prison doit être dissuasive » continue placidement le chercheur-examinateur-maton et plus tard psychiatre. L’identité se résume en un matricule, l’eau froide est en hiver et le rasage aléatoire, les lingettes demandées jamais obtenues, toutes choses concrètes de la vie quotidienne en milieu fermé, sujettes à caution.

Retour sur les conditions d’incarcération en 1830, de l’isolement. Une sonnerie perce les discussions, comme une fin de parloir. Le détenu dénonce le bruit perpétuel à devenir fou, les listes interminables et l’appel des prisonniers rythmant les journées, les odeurs repoussantes, les mouches, la détresse, l’absence des droits humains de base, la régression jusqu’à l’état animal – transfigurée ici par le gorille – les tatouages assimilés à des signes de criminalité, les violences contre soi-même, la dépossession. Sur l’écran reprend le discours scientifique et distant, démonstration sur le cerveau.

La vie carcérale passe aussi par des périodes de crises, notamment crise psychotique pour certains détenus. Quand les soins de base sont souvent absents, le médical soudainement se déploie, la cellule se capitonne et la liste des médicaments s’allonge. Il perd ses forces et telle une marionnette fait ce qu’on attend de lui. Retour sur le gorille tel un animal de cirque dans le cercle de lumière et objet d’examen, le face à face avec un psychiatre qui vous classe dans une colonne, son diagnostic incontrôlable.

Dans la machine judiciaire on trouve, au-delà des traits dessinés par certaines branches mandarinales de la science, les vulnérables et les opprimés dit une voix enregistrée. « On a aussi de la bonté » reconnait le détenu dans sa recherche d’alternative à la violence et « une chance de montrer qu’on a changé. » En fin de spectacle cette même voix parle du milieu social dont sont issus les prisonniers – le bas de l’échelle – et de l’histoire familiale basée sur la loi du plus fou ;  de l’importance de lutter contre la pauvreté. « Il y a de l’espoir, pour tout le monde » ajoute-t-elle.

Le travail proposé par les Brokentalkers, est fascinant, la forme théâtrale très élaborée – lumières, scénographie, jeu – le texte, issu de recherches historiques, se base aussi sur de nombreux entretiens menés avec des détenus condamnés à perpétuité, dans les prisons irlandaises. Les deux acteurs, Gary Keegan et Willie White sèment le trouble dans ce jeu larvé de la vérité. Gary Keegan est le cofondateur, avec Feidlim Cannon, de la Compagnie Brokentalkers en 2001, qui expérimente des méthodes de travail singulières à partir d’un processus collaboratif et parle du monde d’aujourd’hui. Connue au plan international, elle met en jeu les expériences de personnes de tous horizons et de toutes disciplines, artistes et non-artistes. Brokentalkers a obtenu pour The Examination, lors du Dublin Fringe Festival 2019, le Prix de la Meilleure Production et celui du Meilleur Interprète pour Willie White qui tient le rôle du détenu. Le parcours de cet acteur, très reconnu en Irlande, a valeur d’exemplarité car dans sa jeunesse il est lui-même passé par la case prison.

La cruauté et la violence de la situation retiennent le spectateur et le parcours de Jean Genêt refait surface avec ses mots pleins d’humanité, écrits dans le Journal du voleur : « Je me suis voulu traître, voleur, pillard, délateur, haineux, destructeur, méprisant, lâche. À coup de hache et de cris, je coupais les cordes qui me retenaient au monde de l’habituelle morale, parfois j’en défaisais méthodiquement les nœuds. Monstrueusement, je m’éloignais de vous, de votre monde, de vos villes, de vos institutions. Après avoir connu votre interdiction de séjour, vos prisons, votre ban, j’ai découvert des régions plus désertes où mon orgueil se sentait plus à l’aise. » Brokentalkers honore ici la fonction du théâtre, par l’invitation à réflexion en termes de justice sociale et de citoyenneté.

Brigitte Rémer, le 15 mai 2022

Avec Gary Keegan et Willie White – direction artistique Feidlim Cannon et Gary Keegan – collaboration artistique Rachel Bergin – collaboration scientifique Professeure Catherine Cox – décor et construction Ger Clancy – lumières Stephen Dodd – costumes Sarah Foley – animation Gareth Gowran – composition musicale et son Denis Clohessy – collaboration aux mouvements Eddie Kay – directeur de production Anthony Hanley – régie plateau Grace Donnery – régie lumières Dara Hoban.

Du 11 au 13 mai 2022 – Théâtre de la Ville / Les Abbesses – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Queen Blood

© Timothée Lejolivet

Chorégraphie Ousmane Sy, Théâtre de la Ville hors les murs, au Théâtre du Rond-Point.

Elles ont une superbe énergie ces jeunes femmes tout en musiques et en danses, et semblent infatigables. Elles forment l’équipe du Paradoxe-Sal, groupe afro-house entièrement féminin créé en 2012 par Ousmane Sy, chorégraphe, co-directeur du Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne, brutalement décédé à quarante-cinq ans, en décembre 2020.

D’origine malienne et sénégalaise, et partant du football, Ousmane Sy – appelé Babson ou encore Baba – était au carrefour d’univers décalés qui l’avaient influencé et de différents styles de danse alliant danse traditionnelle et danse underground, hip hop, capoeira, etc. Ambassadeur de la house dance en France – qui rassemble de multiples variantes – il s’était emparé de cette danse de rue et danse sociale très libre ayant ses racines dans la scène musicale underground de Chicago et de New York, pour construire son langage chorégraphique. « Je me suis inspiré de tout le monde pour ne ressembler à personne » disait-il.

Les musiques électroniques de ses spectacles se situaient dans ce même syncrétisme entre soul et salsa, rock et pop, le tout mixé pour déboucher sur son style propre, à partir du clubbing dans lequel il se reconnaissait. Le grand artiste nigérian, précurseur de l’afrobeat, Fela Kuti, et l’extraordinaire Nina Simone avec Four Women font partie du voyage musical. Au-delà de la fête, le clubbing était pour Ousmane Sy un « esprit de rassemblement, de retrouvailles et de rencontres… une musique pour toutes les danses, et une maison pour toutes les cultures » comme il aimait à le définir. Danser pour quitter ses chagrins, pour oublier et pour survivre à partir d’une technique, précise, puissante et androgyne.

Queen Blood travaille sur la virtuosité technique, sur les figures féminines et la féminité et explore les influences afro-caribéennes et la danse de battles. La présence des danseuses sur le plateau – qui ressemble à un ring, cerné de nombreux projecteurs en carrés rasant le sol recouvert d’un tapis blanc – est quasi permanente. Elles s’échauffent déjà quand le spectateur s’installe, très concentrées et ondulantes. Puis le tempo s’accélère et elles construisent leurs parcours aux variations infinies et au vocabulaire commun où, du collectif naît l’individuel. « L’individualité au service de l’entité » est le leitmotiv. Chacune puise dans son propre registre tel que hip-hop, dancehall, locking, popping, krump et invente sa gestuelle en soli et duo, tout en gardant l’esprit corps de ballet et un langage commun, transmetteur d’émotions. Le freestyle est partie intégrante de la pièce, il constitue l’essence de cette culture du club signée du chorégraphe. La mobilité est féline, subtile et inépuisable, les pieds glissent, piétinent, se lèvent et s’ancrent dans le sol, le haut du corps ondule, les gestes sont pleins.

Queen Blood, titre choisi par Ousmane Sy, signifie en bambara sang noble. Ici la noblesse est aux femmes. Elles se glissent avec grâce et énergie dans ces rythmes et musiques et transforment l’héritage du chorégraphe en défi artistique, à partir de leurs forces vives et de leur fluidité. Ici, point de dramaturgie à proprement parler, chaque spectateur construit l’histoire qu‘il souhaite. La connexion entre les danseuses fonctionne magnifiquement, elle est une des clés de la réussite et le plus bel hommage offert au chorégraphe.

Brigitte Rémer, le 10 mai 2022

Sept interprètes en alternance : Allauné Blegbo, Cynthia Casimir, Megane Deprez, Selasi Dogbatse, Valentina Dragotta, Dominique Elenga, Nadia Gabrieli-Kalati, Linda Hayford, Nadiah Idris, Odile Lacides, Mwendwa Marchand, Audrey Minko, Anaïs Mpanda, Stéphanie Paruta. Assistante à la chorégraphie Odile Lacides – lumières Xavier Lescat – son et arrangements Adrien Kanter – costumes Hasnaa Smini – une création All 4 House.

3 au 7 mai 2022 à 20h30, au Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin Roosevelt. 75008. Paris. Métro : Franklin Roosevelt – sites : theatredurondpoint.fr et theatredelaville-paris.com.  En tournée : 10 mai à Cébazat (63), Le Sémaphore – 12 mai à Aurillac (15), Théâtre d’Aurillac – 17 et 18 mai au Petit-Quevilly (76), CDN de Normandie/Théâtre de la Foudre – 20 et 21 mai à Lieusaint (77), Théâtre Sénart/scène nationale – 25 mai à Sarzeau (56), Espace culturel L’Hermine – 18 juin à Roubaix (59), Le Colisée.

L’Éden cinéma

© Jean-Louis Fernandez

Texte Marguerite Duras – mise en scène Christine Letailleur – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

L’action se passe en Indochine dans les années 1920. La mère, Marie Donnadieu, ancienne institutrice du nord de la France perd son mari trop tôt et reste seule avec ses deux enfants, Joseph, vingt ans et Suzanne, seize ans. Forte personnalité, elle joue du piano à l’Éden cinéma de Saigon pendant dix ans pour arrondir ses fins de mois. Ses enfants font son portrait et racontent, debout à l’avant-scène. C’est sur ce récit que débute le spectacle, avant que la mère n’apparaisse au piano, accompagnant les images de films muets projetés sur écran.

Avec ses quelques économies et après de multiples démarches auprès de l’administration, la mère acquiert une concession. Faute de pot-de-vin laissé à la Direction générale du cadastre, la concession s’annonce vite incultivable car les grandes marées du Pacifique détruisent chaque année ses cultures. Elle entreprend alors la conception de barrages qu’elle va s’acharner à construire et reconstruire pour protéger son bien, jusqu’à la faillite et le bord de la folie. Elle entraine dans sa chute sa famille et les paysans-constructeurs à qui elle avait promis un avenir radieux. Et pourtant, les enfants aiment leur mère, figure-totem obsédante, ici interprétée par Annie Mercier. Duras dit son attachement à cette mère par les mots suivants : « Ma vie est passée à travers ma mère, elle vivait en moi jusqu’à l’obsession… Je ne crois pas que je me sois remise depuis le jour où, il y a pas si longtemps, nous nous sommes quittées… »

C’est cette lutte insensée et cette détermination que décrit en 1950 Marguerite Duras dans Un Barrage contre le Pacifique, où elle dénonce la corruption de l’administration coloniale et le colonialisme dans tous ses abus : « À ce moment-là en Indochine française, pour avoir une concession fertile il fallait la payer deux fois. Une fois, ouvertement au gouvernement de la colonie, une deuxième fois, en sous-main, aux fonctionnaires chargés du lotissement… »  Elle parle aussi de ses premiers émois, ses premiers désirs. Elle revisite ensuite cette œuvre autobiographique sous forme de théâtre, sous le titre Éden cinéma. Claude Régy monta la pièce en 1977 au Théâtre d’Orsay, avec Madeleine Renaud dans le rôle de la mère, Bulle Ogier dans celui de Suzanne, Jean-Baptiste Malartre était Joseph.

Christine Letailleur s’intéresse depuis longtemps à Marguerite Duras, elle avait mis en scène en 2012 Hiroshima mon amour, tiré du scénario écrit par l’auteur pour Alain Resnais, en 1959. Hiroshi Ota et Valérie Lang en étaient les interprètes. On retrouve aujourd’hui dans L’Éden cinéma Hiroshi Ota qui tient le rôle de M. Jo, fils d’un riche spéculateur possédant des plantations de caoutchouc, follement amoureux de Suzanne et qui lui offre un gros diamant – qui s’avérera plus tard ne pas être à la hauteur estimée. Suzanne en joue et l’éconduit tout aussi follement, mettant en avant la valeur des choses, de manière très frontale et calculée. La brutalité coloniale là encore s’invite car en Indochine, une blanche ne pouvait fréquenter un local – autrement dit, un indigène – sans être montrée du doigt. Dans le cas de Suzanne, sa mère pousse au mariage, tandis que le père de M. Jo déshériterait son fils s’il se mariait. Et la cruelle idylle tourne court. Dans tous les cas Marguerite Duras est collée à son frère et le montre suffisamment, de manière provocante. Dans la vie réelle, Duras avait deux frères auxquels elle était attachée, nés à un an d’écart. Pierre, l’ainé, préféré de la mère et s’octroyant beaucoup de droits, Paul, le plus jeune, que Suzanne adorait. Dans le roman comme dans la pièce, Suzanne n’a qu’un frère, Joseph, omniprésent et auquel elle est littéralement collée, probablement la synthèse de ses deux frères. « Je cherche Joseph, mon petit frère. Mort. Que d’amour… » dit-elle, à plusieurs reprises. Puis Joseph rencontre une femme à L’Éden cinéma et s’apprête à partir. Avant, il se raconte à Suzanne : « Carmen me dit qu’il faut oublier la mère, qu’il faut nous rendre libres de cet amour, qu’il vaut mieux n’importe quel mariage… Mais elle, la quitter, la fuir, cette folle… ce monstre dévastateur la mère… Qu’est-ce qu’elle a fait croire aux paysans de la plaine ? Elle a détruit la paix de la plaine. » Joseph parti, ruinée, vaincue, après avoir tout tenté pour vaincre le Pacifique, la mère se détache de tout, la famille se défait. Une lettre, qu’elle avait rédigée quelques jours avant sa mort à l’attention des agents cadastraux, avait été retrouvée : « Cette lettre n’est jamais parvenue aux agents cadastraux de Kampot. Elle a été retrouvée près du corps de la mère avec la dernière mise en demeure du cadastre de Kam… »

Il y a trois parcours dans la pièce de Duras, celui de chacun des protagonistes : la mère, monolithique sur sa chaise, redoutable, combattante, abusive, rude et violente parfois avec Suzanne – interprétée par Annie Mercier, à la voix grave et à la présence perçante et glaciale ; Joseph, qui fait fonction de pater familias avant de trouver l’énergie de s’enfuir – Alain Fromager habite ce personnage versatile ; Suzanne, comme une petite musique, effrontée et provocatrice dans ses apprentissages amoureux, déplacée quand elle erre dans Saigon : « Je suis perdue. Ma robe me fait mal, ma robe de putain. Mon visage me fait mal ; mon cœur… Je n’ai plus de mère. Je n’ai plus de frère ; je vais tomber morte de honte… » – Caroline Proust tient le rôle et se glisse avec fluidité dans l’identité de la jeune fille de seize ans autant que dans celle de la femme plus mature et donne à son/ses personnage(s) une fragilité, autant qu’une intensité.

La complexité du passage au plateau pour mettre en scène L’Éden cinéma vient du fait que, dans le texte, les enfants passent par plusieurs époques, plusieurs âges. Ils sont enfants et adolescents, ils sont aussi adultes. Marguerite Duras l’écrit sous forme de voix de Joseph, voix de Suzanne, là où se construit le récit. Elle vient aussi de la disparité des lieux puisqu’on se trouve dans la plaine, dans le bungalow, au bord de la mer ou dans les rues de Saigon. La scénographie est ici judicieuse, un grand podium central sur lequel se trouve le bungalow, frontal, et en même temps très vietnamien, espace polyvalent aux portes coulissantes et translucides qui donne beaucoup de liberté dans les représentations et l’imaginaire des espaces (scénographie signée Emmanuel Clolus et Christine Letailleur, lumières Grégoire de Lafond et Philippe Berthomé).

Artiste associée au Théâtre national de Strasbourg après l’avoir été au Théâtre national de Bretagne, Christine Letailleur assure mise en scène et direction d’acteurs avec doigté et talent. Son travail est exigeant et soigné, on le connaît entre autres par ses mises en scène des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (2016) et de Baal de Bertolt Brecht (2017). Les auteurs et textes qu’elle choisit la placent sur des chemins de rigueur et de réflexion. Elle s’empare aujourd’hui de l’histoire de vie de Marguerite Duras – sous les traits de Suzanne –  qui, en deux textes de factures différentes, revient sur sa jeunesse en Indochine et un parcours, souvent douloureux.

Brigitte Rémer, le 25 avril 2022

Avec : Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust – scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumières Grégoire de Lafond, avec la complicité de Philippe Berthomé – son Emmanuel Léonard – vidéo Stéphane Pougnan – costumes Elisabeth Kinderderstuth – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat

15 au 23 avril 2022 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, Paris – En tournée : 10 au 14 mai, Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence – 20 mai, Châteauvallon-Liberté, Toulon. Site : www.theatredelaville.com – www.tns.fr – www.fabriktheatre.com

Larsen C

© Pinelopi Gerasimou

Chorégraphie de Christos Papadopoulos, au Théâtre de la Ville – Les Abbesses

Un à un, lentement, d’un noir profond apparaissent sur le plateau danseurs et danseuses, de noir vêtu. Seule une main, un dos, un avant-bras non couvert rendent lisible la calligraphie dessinée par celui ou celle qui entre dans la danse. Le travail des bras cisèle l’espace, lui-même sculpté par la lumière ( création Elisa Alexandropoulou). On ne distingue pas les pieds des danseurs qui glissent sur le tapis de danse noir, satiné comme les costumes, et on ne sait plus où l’on est, au fond de l’eau, sur la glace, ou sur quelle terre étrangère (scénographie Clio Boboti, costumes Angelos Mentis).

Au début, tout est silence. Le calme se trouble par l’introduction de notes feutrées et de sons organiques comme le bruit ininterrompu du vent, celui sournois de l’éboulement d’un pierrier ou celui d’une eau lointaine qui tombe en cascade. Ces sonorités deviennent ensuite musique, par le départ de différents styles d’interventions musicales, lancinantes comme la danse et dans une montée en puissance tout au long du spectacle. On a le sentiment d’une grande solitude, de lutte contre les éléments de la nature, d’un certain enfermement.

Ensuite les danseurs se regroupent et continuent à se mouvoir, à lutter, sans se toucher, en se laissant couler ensemble et chacun à sa manière, dans cet espace intersidéral. La danse est chaloupée, d’une grande finesse et pleine de grâce, obsédante, tête, mains, bras parfois se désarticulent, et jusqu’au bout des doigts les danseurs sont habités, apportant au climat une dramatisation juste et équilibrée ; tous sont à féliciter. Ils se déplacent sur tout l’espace du plateau et ne sont qu’ondulations. Parfois on a l’impression qu’ils flottent tellement le mouvement est maîtrisé. Ils suivent le balancement d’une remarquable bande-son où un thème musical en appelle un autre en fondu enchaîné (musique et son Giorgos Poulios).

Larsen C fait référence à l’Antarctique, ce continent recouvert de glace, réserve d’eau douce plus que précieuse pour la terre, à hauteur de 70 %. Constituée par une série de trois barrières de glace, Larsen A s’est désintégrée dès 1995, Larsen B en 2002, Larsen C en 2017, avec un bloc de glace aussi grand qu’un département, qui s’est détaché et une épaisseur de glace qui a perdu jusqu’à 350 mètres. Si l’univers Antarctique est blanc, la nouvelle est sombre, semblable au plateau de Christos Papadopoulos où le réchauffement climatique se tisse en fil de trame dans le paysage.

La fin du spectacle, à l’opposé de ce qui a précédé, apporte une sophistication technique qui surprend mais qui, finalement, s’intègre à la réflexion du chorégraphe, à nos émotions et interprétations : nous sommes propulsés vers un Harmaguédon où tout devient hallucination, au son des grandes orgues. Sommes-nous sur la banquise ou au purgatoire ? Le jeu des lumières devient écriture et se dessine en pure illusion d’optique. Nos perceptions visuelles se décalent, la taille des danseurs-personnages se modifie, certains semblent avoir perdu leur tête comme les Quatre sans cou du poète Robert Desnos. D’autres, essaient de voler le soleil.

Christos Papadopoulos a étudié la danse et la chorégraphie au SNDO (School for New Dance Development) à Amsterdam, le théâtre au National Theatre of Greece Drama School (GNT Drama School) et les sciences politiques à l’Université Panteion (2000). Il enseigne le mouvement et l’improvisation à l’école d’art dramatique du Conservatoire d’Athènes. Deux de ses précédents spectacles ont été présentés au Théâtre de la Ville : dans le cadre des Chantiers d’Europe en 2017, Elvedon qu’il avait créé deux ans auparavant autour du roman Les Vagues, de Virginia Woolf ; Ion en 2018, référence à l’atome, sur la musique électronique du groupe Coti K. Il a également créé en 2016 Opus, où il déconstruisait l’Art de la Fugue de Jean-Sébastien Bach cherchant à traduire en mouvements dansés la musique classique.

Très vite repéré par son travail sensible, rigoureux et imaginatif, Christos Papadopoulos compte dans le paysage chorégraphique d’aujourd’hui. La dimension plastique et esthétique qu’il donne dans Larsen C, entre autres par le travail de la lumière et du son, place le spectateur dans une sorte de fascination. L’appropriation de l’espace et la fluidité de la danse, notamment dans les lancinants mouvements d’ensemble, la précision de la gestuelle qui se décale de manière imperceptible, la solitude de la banquise qui devient ici désert noir, sont autant de mondes dansés qui convoquent le spectateur en une expérience sensorielle, où le geste est aussi fin que des cristaux de glace.

Brigitte Rémer, le 12 décembre 2021

Avec : Maria Bregianni, Chara Kotsali, Georgios Kotsifakis, Sotiria Koutsopetrou, Alexandros Nouskas Varelas, Ioanna Paraskevopoulou, Adonis Vais.

Concept et chorégraphie Christos Papadopoulos – Musique et son Giorgos Poulios – scénographie Clio Boboti – création lumière Elisa Alexandropoulou – costumes Angelos Mentis – conseil à la dramaturgie Alexandros Mistriotis – assistante à la chorégraphie Martha Pasakopoulou – assistant décor Filanthi Bougatsou – régie lumière Evina Vasilakopoulou – régie technique décor et son Michalis Sioutis – responsables de production Rena Andreadaki, Zoe Mouschi – directrice de tournée Konstantina Papadopoulou – distribution internationale Key Performance.

Du 9 au 14 décembre 2021, au Théâtre de la Ville-Les Abbesses, rue des Abbesses. 75018 -tél. : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com

Hash

© Piero Tauro

Écrit par Bashar Murkus et l’équipe du projet. Mis en scène par Bashar Murkus, Khashabi Theatre (Palestine). Jeu Henry Andrawes. Vu le 11 novembre au Studio-Théâtre de Vitry – A voir, du 22 au 27 Novembre 2021, au Théâtre de la Ville/Paris.

Hash est présenté dans le cadre du Focus sur la création artistique dans le monde arabe. Élaboré par Nathalie Huerta, directrice du théâtre Jean Vilar à Vitry et Ahmed El Attar, directeur du festival D’Caf/ Downtown Contemporary Arts Festival, au Caire, en partenariat avec l’Association Arab Arts Focus de Paris et Orient Productions au Caire, et avec La Briqueterie-CDN du Val-de-Marne et le Studio-Théâtre de Vitry. (cf. notre article sur deux chorégraphies présentées dans ce même « Focus » : Fighting de Shaymaa Shoukry et Hmadcha de Taoufiq Izeddiou).

L’espace est étroit et l’Homme… bien en chair, bordé d’une épaisseur de coussins qui décale sa silhouette, taille XXL970. Boulimique ? Sûrement. Il lorgne sur une dizaine de bananes qui le tentent et qu’il ne mangera qu’à la fin du spectacle. Agoraphobe ? Peut-être, et d’autant quand il n’y a nulle part où aller. Il vit dans un présent bien étrange, entouré d’objets extravagants posés au sol, flacons et bocaux de verre, certains remplis d’eau aux mélodies cristallines, d’autres de secrets, d’autres encore de petites lumières qu’il allumera au fur et à mesure. Une poétique du lieu, si évident, si simple. Mais quelle goutte d’eau aurait fait déborder le vase ?

L’Homme tantôt exécute quelques gestes qui lui sont dictés par une puissance a priori suprême, tantôt s’interroge. On lui pose des questions auxquelles il tente de donner réponse, passe de la porte à la fenêtre comme un somnambule pour suivre les ordres qui lui sont donnés par la bande son : « Va à la porte… Entends-tu quelqu’un ? Alors change de place… On ne doit pas t’entendre… » Puis il s’enregistre et les pistes se superposent, questions et réponses se mêlent. L’air pour lui se raréfie. Comme un poisson sans branchies, il cherche le sien. Comment reprendre souffle dans ce quotidien mort, ces diktats et ces gestes répétés ? L’espace à ses yeux semble diminuer, au fil des minutes, car lui, enfle. Il espère bouger encore, se lever, marcher et puise dans ses dernières forces. A chaque moment il semble au bord du vide.

Son ordi face à lui, à son tour il donne ordre et déclenche des images avec lesquelles il dialogue sur différents écrans en forme de maison, ou de maison inversée, symbole s’il en est pour la Palestine. Par un cliché on traverse l’enfance comme avec la danse du tout jeune garçon qui sur écran lance des cuillères et l’acteur sur scène qui lui emboîte le pas.  Il y a de fulgurantes percées poétiques tout au long du spectacle. Par un mot, une image, la focale se décale et nous emmène loin. « Je suis un lion » trouve-t-il la force de dire, un loup paraît sur les images. Dans sa tête affluent les sensations, les émotions, dans la nôtre aussi.

Puis l’Homme s’installe sur une chaise sur laquelle est posée un coussin. Les fantômes affluent comme celui d’un amour perdu. Il fait revivre une femme par les quelques objets qui l’entourent : récit volontairement incompréhensible, qu’on suit par la désespérance de sa gestuelle. Ce coussin dont il se recouvre la tête devient un accessoire actif, on se demande s’il souhaite ou s’il attend la mort. Un micro sur pied lui sert de mannequin et il crée cette figure idéale peut-être, un temps, avec qui il engage un tango, sur les quelques notes d’un accordéon.

On suit l’Homme dans ses fantasmes, ses mirages et ses peurs dans une extraordinaire économie de moyens. L’acteur – Henry Andrawes, cofondateur en 2015 et membre du Khashabi Theatre, collectif de créateurs palestiniens de théâtre, installé à Haïfa – est tout aussi extraordinaire, quelqu’un de rare qui crée la poésie de l’espace et donne de la profondeur, l’air de rien. Il porte le concept imaginé avec Bashar Murkus et l’équipe du projet, et si l’on demande au metteur en scène « Qui est Hash, quelle est son histoire ? » comme dans la fiche de salle, il dit : « Je ne connais pas la réponse à cette question. Hash porte des histoires sans fin, sans en spécifier une. Vous ne trouverez pas d’histoire dans cette pièce, mais vous trouverez les traces et les blessures d’une histoire. » On pourrait y ajouter un H majuscule car derrière s’inscrit, comme Mahmoud Darwich l’a si bien transmis, la Palestine comme métaphore : « J‘ai trouvé que la terre était fragile, et la mer, légère ; j’ai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu… n’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’histoire. » Hash est aussi un voyage vers une géographie perdue, un pays d’ombres et de lumières, un monde d’aujourd’hui vidé de sens et sur scène, modeste et royale, c’est aussi la parole et le geste du hakawati, le conteur. A voir absolument !

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2021

Avec Henry Andrawes – scénographie Majdala Khoury – vidéo Nihad Awidat – création lumière Moody Kablawi, Muaz Aljubeh – chorégraphie Samaa Wakim – traduction Lore Baeten

Jeudi 11 novembre à 16h, au Studio-Théâtre de Vitry – 13 et 14 novembre Théâtre Alibi – 22 au 27 Novembre 2021, au Théâtre de la Ville/Paris – Autre spectacle du Khashabi Theatre en tournée : The Museum, 18 et 19 novembre au Théâtre des Treize Vents, Montpellier, dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée – 9 au 18 décembre, à Haïfa – 20 au 22 janvier 2022, Schlachthaus Theatre, Berne.

Aucune idée

© Théâtre de la Ville

Conception et mise en scène Christoph Marthaler, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Nous sommes sur un palier comme dans une zone de non-droit avec une scénographie de portes qui ouvre sur une chorégraphie d’actes manqués et d’oublis. Nous ne sommes pas dans un quartier dit sensible, plutôt chez des gens bien sous tous rapports, bonne bourgeoisie, beaux habits, langage et raffinement.

Le long et dégingandé Graham F. Valentine, acteur d’origine écossaise, règne sur le palier. Il sautille dans sa tête, apparaît et disparaît dans ce jeu de portes qu’il entrebâille, tire et pousse. Il écoute aux portes, s’invite, s’excuse, parle dans le vide, rencontre l’un de ses voisins, le joueur de viole de gambe suisse et compatriote de Marthaler, Martin Zeller, bien calé dans son antichambre. Le glouglou du radiateur dérange la musique, qu’à cela ne tienne, on le déplace, il se transforme en chaire de borborygmes où s’agite notre héros. Bref on se perd entre le dedans et le dehors dans ce labyrinthe de bons mots et courants d’air.

Nous suivons ces deux héros de la vie quotidienne, l’un, puis l’un et l’autre, tous deux virtuoses en leurs partitions, entre chant, musique et onomatopées, entre vide, interruption, oubli et omission. Le temps d’une chanson l’instrument devient guitare. Graham F. Valentine se déploie dans le gag, le pince sans-rire, l’humour british, le cocasse, le loufoque et l’absurde. Avec Christoph Marthaler il partage le goût d’un théâtre burlesque qui joue d’une certaine étrangeté et qui brasse en allemand, anglais et français, avec surtitrages.

Marthaler, comme toujours, manipule le décalé avec brio, il est ici le champion de l’ironie. La liste de ses spectacles présentés en France est longue, il est aguerri à la musique et au théâtre. Aucune idée s’inscrit dans la lignée du cabaret ou de la récréation.

Brigitte Rémer, le 8 novembre 2021

Avec Graham F. Valentine et Martin Zeller (violoncelliste). Scénographie, Duri Bischoff – dramaturgie Malte Ubenauf – musique Martin Zeller – costumes, Sara Kittelmann – lumières, Jean-Baptiste Boutte – assistantes mise en scène Camille Logoz, Floriane Mésenge.

Du 1er au 14 novembre 2021, Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – tél. : 0142 74 22 77 – site : www.theatredelaville.com

Double murder : Clowns, The Fix

© Todd MacDonald – “Double murder/The Fix”

Chorégraphie et musique Hofesh Shechter avec sa compagnie Junior, dans le cadre des saisons du Théâtre de la Ville hors les murs et du Théâtre du Châtelet

Il y a une formidable vitalité dans la proposition de Hofesh Shechter et ses danseurs, intitulée Double Murder. Double programme aussi pour fêter un retour sur scène après deux années de pause obligée, par une pandémie qui a gagné le monde entier : Clowns en première partie, suivi de sa nouvelle création, The Fix. Ce plaisir du retour, le chorégraphe l’exprime aussi dans un avant-propos de folle gaîté sur la musique d’Offenbach, où il entraine le public en des hip hip hip, hourra pour le plaisir de tous.

 Hofesh Shechter avait créé Clowns en 2016 pour le Nederlands Dans Theater, qu’il a repris de loin en loin. C’est aujourd’hui une tout autre version qui est proposée avec sa nouvelle génération de danseuses et danseurs, âgés de 18 à 25 ans, la Compagnie Junior, créée en 2015. Clowns ne fait pas tant référence aux personnages comiques de cirque, qu’à la mise en scène de la violence meurtrière et des exécutions sommaires. On assiste à un simulacre de meurtres : pistolets sur la tempe, couteaux dans le dos, étranglements, sur un mode distancié, banalisé et ludique. On y meurt, on y ressuscite, on y vit, on y danse. Ici, la fête côtoie la mort.

Quatre couples de danseuses et danseurs s’infiltrent dans ce dérèglement du monde et tirent les ficelles avec légèreté et fureur, tantôt victimes, tantôt bourreaux. Une bande son magnétique créée par le chorégraphe les porte, de l’accéléré au répétitif, du lancinant à l’obsédant et les lumières sculptent les atmosphères. Les danseurs portent des costumes disparates mais harmonieux aux tons grège, sable, bistre et marron glacé, prêts pour un opéra bouffe : pour les hommes chemise à jabot, collerette XVIème autour du cou, veste romantique ou redingote, lavallière, pantalons flous ou serrés, pour les femmes, robes sur collants blanc cassé, petit liseré tradition ou pantalons saris dans ces mêmes couleurs, gilet justaucorps manches longues, jupe courte bordée de dentelles, transparences superposées.

La danse est très structurée tout en restant libre pour traduire le sarcasme, l’ironie et l’absurde, la colère et l’humour. Les pieds ancrés dans le sol, les figures en cercles, farandoles et lignes évoquent les danses traditionnelle, classique ou baroque, le clanique et la transe. La virtuosité des danseuses et danseurs, par la générosité et l’amplitude des gestes qu’ils accomplissent, par les ondulations du corps, transmettent beaucoup de grâce à l’ensemble, en dépit de la noirceur d’un thème qui nous transporte ici et ailleurs.

La nouvelle création de Hofesh Shechter présentée en seconde partie, The Fix / La Réparation, change de registre. Elle est née de ce temps suspendu pendant la pandémie Covid et traduit le plaisir de se retrouver. Du magma dans lequel danseuses et danseurs évoluent au début de la pièce, émergent des personnalités jusqu’à ce que, un à un, parés de masques et de gel, ils rejoignent les spectateurs dans la salle, pour les étreindre. « Il faut toujours s’attendre à l’inattendu ; c’est ce que je souhaite pour mon public » affirme Hofesh Shechter qui décline sur un mode personnel son inépuisable alphabet, à la fois poétique et provocateur.

La Hofesh Shechter Company, est en résidence au Brighton Dome et Hofesh Shechter est lui-même artiste associé au Sadler’s Wells. Avec de nombreuses cordes à son arc car également formé comme musicien, depuis 2002, année de la présentation de sa première chorégraphie, Fragments, il développe un éblouissant sens du rythme qu’il canalise à travers les danseurs, porteurs de sa sensibilité, de sa sensualité et de son talent.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2021

Avec la Hofesh Shechter Company : Miguel Altunaga , Robinson Cassarino , Frédéric Despierre,  Rachel Fallon , Mickaël Frappat, Natalia Gabrielczyk , Adam Khazhmuradov, Yeji Kim, Emma Farnell-Watson, Juliette Valerio. Directeur artistique associé Bruno Guillore – directeur technique Paul Froy – reprise des lumières Andrej Gubanov – régisseur Lars Davidson – assistant régisseur Léon Smith – directeur de tournée Rachel Stringer.

Pour Clowns, lumières Lee Curran – lumières additionnelles Richard Godin – d’après les costumes de Christina Cunningham – musiques additionnelles : CanCan, de Jacques Offenbach, The Sun, de Shin Joong Hyun (Komca) interprétée par Kim Jung Mi – Pour The Fix, lumières Tom Visser – costumes Peter Todd – musique additionnelle Le Roi Renaud, de Pierre Bensusan.

Concernant le travail de Hofesh Shechter, voir aussi notre article sur Political Mother Unplugged, du 17 janvier 2021.

I was sitting on my patio

© Théâtre de la Ville

Texte, conception, mise en scène Robert Wilson – co-mise en scène Lucinda Childs – avec Christopher Nell et Julie Shanahan – Recréation du Théâtre de la Ville/Paris, en partenariat avec le Festival d’Automne, à l’Espace Cardin.

C’est en 1977 que Robert Wilson présentait I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating qu’il interprétait avec Lucinda Childs, à l’Eastern Michigan University. Spectacle de rupture, il avait déjà créé plusieurs de ses spectacles emblématiques – Le Regard du sourd, A letter for Queen Victoria, Einstein on the Beach – et travaillé avec la chorégraphe. C’est aujourd’hui un passage de témoin et la transmission du duo à deux nouveaux interprètes qui est faite, Christopher Nell, magnifique Méphistophélès dans Faus I & 2 que Robert Wilson avait présenté au Châtelet en 2016 avec les acteurs du Berliner Ensemble et Julie Shanahan, figure marquante du Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch.

© Théâtre de la Ville

Deux partenaires en miroir, lui et elle, vont déambuler l’un après l’autre dans leur rêve éveillé, à peu de choses près le même, qu’ils interprètent selon leur point de vue, leur personnalité et sensibilité. La scénographie et lumière sculpturale joue du noir et blanc et de contrastes avec l’excellence qu’on connaît à Robert Wilson. Trois bandes de tissus noir tombe des cintres et se prolonge sur le sol, fabriquant ainsi le dessin d’allées parallèles, autant de pièces ou balcons suggérés, simulation d’un intérieur bourgeois. Un sofa et une tablette pur design, un verre de vin ou de champagne posé. Noir, blanc, transparent qui se retrouvent dans les costumes, noir pour lui, blanc et vaporeux pour elle, les classiques wilsoniens qui font toujours autant d’effet et apportent de plaisir.

On entre dans un espace clos, monde d’hallucinations au rythme des sonneries de téléphone et de soliloques dits, chuchotés, criés, qui dessinent l’absurde, la panique, la provocation, le glamour de situations on ne peut plus abstraites entre attente, reconnaissance et certitudes. Le texte est déconnecté de l’action, l’action du réel, les mots du sens et la pièce relève autant des arts plastiques que du théâtre. « Le texte est comme une chaîne dont les maillons ne se touchent pas » disait Robert Wilson interrogé par Lise Brunel, en 1978.

La répétition du texte, interprété par l’homme d’abord puis par la femme après un noir qui brise le fragile équilibre de l’ensemble, a quelque chose d’obsessionnel. On repart avec les mêmes mots, la même situation, les mêmes sonneries de téléphone les mêmes rêveries éthérées. Chacun crée son univers, seule la musique se décale (Bach, Schubert, Lully, Galasso) ainsi que quelques images qui apparaissent à certains moments sur un petit écran, déconnectées de même des actions du plateau et du texte – des pingouins pour l’un, des canards pour l’autre, et peu importe.

Les associations d’idées, les gestes épurés parfois grandiloquents, le bel appartement devenu bureau par des stores tombés devant la clarté crue des fenêtres, sur lesquels des classeurs soigneusement alignés sont peints, la force des images, la radicalité, troublent le spectateur, quarante ans après. C’est dire la force de l’image ! Christopher Nell et Julie Shanahan se glissent merveilleusement dans la peau de personnages qui n’en sont pas et conduisent leurs fragiles esquifs en eau profonde laissant le spectateur face à son propre rêve éveillé. Lui garde le cheveu et le regard méphistophéleste, elle, par sa détermination et sa grâce, évoque Silvana Mangano sous le regard et la caméra de Pasolini.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2021

Avec : Christopher Nell et Julie Shanahan – metteur en scène associé, Charles Chemin – costumes, Carlos Soto – collaboration à la scénographie, Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières, Marcello Lumaca – design sonore, Nick Sagar – création maquillage Manuela Halligan – collaboration à la création maquillage Véronique Pfluger – assistant aux costumes Emeric Le Bourhis – assistante à la scénographie Chloé Bellemère – assistante du metteur en scène associé Agathe Vidal – réalisation vidéo 1977 Greta Wing Miller.

Du 20 au 23 septembre 2021, à l’Espace Cardin/Théâtre de la Ville, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro : Concorde – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : theatredelaville-paris.com.

Bach 6 Solo

© Théâtre de la Ville

Sonates et partitas pour violon seul de Jean-Sébastien Bach interprétées par Jennifer Koh – conception Robert Wilson et Jennifer Koh – mise en scène, costumes et décors Robert Wilson – chorégraphie Lucinda Childs – Programmation du Théâtre de la Ville, création mondiale dans le cadre du Festival d’Automne, à la Chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière.

Premier des deux spectacles signés de Robert Wilson et Lucinda Childs pour fêter la 50è édition du Festival d’Automne, Bach 6 Solo fait résonner dans la Chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière trois sonates de quatre mouvements et trois partitas composées de rythmes de danse, portées par l’éblouissante et expressive Jennifer Koh. Violoniste américaine née de parents coréens, elle fut Albert Einstein dans Einstein on the Beach en 2012/2014opéra de Philip Glass mis en scène par Robert Wilson dans une première version en 1976, avec la participation de Lucinda Childs. Bach 6 Solo leur tenait à cœur, la Chapelle Saint-Louis de La Salpêtrière en est le lieu idéal.

Dans cette architecture au dôme octogonal construite sur le modèle de la croix grecque, le public occupe les quatre chapelles latérales et les quatre nefs faisant cercle autour d’un magnifique plateau en bois de même forme, octogonale, cerné d’une ligne lumineuse d’intensité variable. La violoniste occupe cet espace à 360° avant de le partager avec quatre danseuses et danseurs. Vêtus de blanc, c’est avec lenteur et solennité qu’ils se glissent dans la musique, d’abord en trio portant une fine baguette, branche d’arbre soigneusement choisie qui, dans la seconde partie de la soirée se métamorphose en bâtons plus épais et plus lourd, portés par un trio inversé. À un moment, Lucinda Childs fend lentement l’espace, fantomatique, dans une vaporeuse robe de voile blanche, une longue corde posée sur l’épaule l’amarre. Une danse en couples ferme le spectacle. La lumière renvoie les ombres de la musicienne qui se mêlent à celles des danseurs et fait vivre l’austérité de la bâtisse et la rigueur mathématique de la composition musicale.

La virtuosité du violon de Jennifer Koh – qui porte avec une rare intensité ces Sonates et partitas – ébranle, dans ce lieu hautement symbolique empreint de simplicité et de solennité où certains plasticiens – dont Ernest PignonErnest – ont exposé, où le Faust de Klaus Michael Grüber, en 1975, était entré dans la légende.

Le Regard du sourd en 1970 avait révélé Robert Wilson au public, en France, son travail mêle la danse, le mouvement, la lumière, la sculpture, la musique et le texte. Le Festival d’Automne l’accompagne depuis 1972 et présente aujourd’hui, en partenariat avec le Théâtre de la Ville, plusieurs de ses spectacles, dont I Was Sitting on my Patio avec Lucinda Childs. Robert Wilson garde aujourd’hui la même exigence. « A l’origine de Bach 6 Solo, un coup de foudre : celui que j’ai ressenti il y a plusieurs années en entendant jouer la violoniste Jennifer Koh, en la voyant à ce point transformée par la musique qu’elle irradie d’une présence nouvelle, dit-il… En jouant les Sonates et partitas pour violon seul, Jennifer Koh éprouve un sentiment de désorientation, voire de mise en danger. Pour elle, c’est aussi un rapport avec Dieu qui s’engage, même si l’œuvre n’a rien de religieux. »

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2021

Avec : Alexis Fousekis, Ioannis Michos, Evangelia Randou, Kalliopi Simou, Lucinda Childs – musique Johann Sebastian Bach – dramaturgie Konrad Kuhn – costumes Carlos Soto – collaboration à la mise en scène Fani Sarantari – collaboration à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières John Torres – création maquillage Sylvie Cailler – collaboration aux costumes Emeric Le Bourhis.

Du 3 au 16 septembre 2021 – Théâtre de la Ville hors les murs, à la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, Boulevard de l’Hôpital. 75013. Paris – métro Saint-Marcel – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : www.theatredelaville-paris.com

Transverse Orientation

© Théâtre de la Ville

Pièce pour huit danseurs – Conception et direction Dimitris Papaioannou. Dans le cadre des saisons du Théâtre de la Ville hors les murs et du Théâtre du Châtelet.

Il aime les portes dérobées et les situations extravagantes, les références picturales et la mythologie, la nudité. Avec Transverse Orientation et après Since She – spectacle présenté à La Villette il y a deux ans avec les interprètes du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch (cf. notre article du 15 juillet 2019) – Dimitris Papaioannou poursuit sa quête des mythes, venant d’un pays natal qui en est chargé, la Grèce. Le Minotaure a rendez-vous avec le spectateur, le spectateur avec un enchevêtrement d’images et de représentations, avec du burlesque et de la dérision, des visions et de l’illusion.

Plasticien et dessinateur avant d’être chorégraphe et metteur en scène, Dimitris Papaioannou trace son labyrinthe sur fond de mur blanc à partir d’un néon qui crépite et de personnages en costumes noirs s’affairant autour de la lumière qui apparaît et disparaît. Ces énigmatiques personnages aux fines têtes encagoulées, glissant comme les figures poétiques de Jean-Michel Folon ou se déplaçant à la manière burlesque d’un Buster Keaton, se hissent en haut d’échelles qui se tordent, se suspendent et s’enroulent. Tombés d’une autre planète ils s’accrochent aux murs, comme des cafards.

De nombreux personnages, équivoques, traversent le plateau de cour à jardin et retour, en un parcours latéral. Apparaît un énorme taureau, imitation à l’échelle réelle, sur lequel repose une belle endormie, nue, telle L’Olympia de Manet – référence au mythe d’Europe, princesse Phénicienne dont s’éprend Zeus travesti en taureau pour ne pas s’attirer les foudres de son épouse, scène maintes fois représentée par les peintres dont Titien, Véronèse et Rembrandt. Son alter-ego masculin dans une même nudité apporte l’eau, monte à cru et s’agrippe. Les brumes de la peinture guident le geste chorégraphique et troublent le dessin à l’échelle des personnages et de l’environnement scénique.

Solos, duos ou déplacements d’ensembles répliquent à ce combat entre l’homme et la bête sous l’œil d’un projecteur placé sur roulettes qui parfois balaie la salle et ouvre sur des jeux d’ombres des plus élaborés qui distillent leurs visions magiques. Un homme sirène passe, une femme nue, de bonne corpulence, traverse, il tombe des hommes qui se cachent derrière d’étroites planches, des pierres qui craquent comme le polystyrène, dévalent et envahissent l’espace où seul Sisyphe résiste, dans sa détermination. Des figures à deux têtes et aux jambes multiples se déplacent, les lits de fer se replient et encagent, la tête du Minotaure est brandie telle un Saint-Jean Baptiste, les seaux d’eau se remplissent, la Vénus de Botticelli, vierge aux longs cheveux sauvages au fond d’un coquillage ouvert, met au monde l’enfant dont le placenta s’écoule et qui se métamorphose en image de mort.

A la fin de cette Odyssée pleine de magie et d’alchimie tous les objets flottent – cordes, échelles, seaux, cercle – images insolites d’encombrements, de jeux des corps, de perles et d’eaux. La fresque de Dimitris Papaioannou, plasticien des corps et de l’espace, croise l’absurde et le surréalisme, l’homme contemporain et les mythes ancestraux tels Minotaure et Thésée, Ariane, Dédale et autre. Dans un rapport singulier entre le danseur et l’objet, l’humour et la poésie, le geste est millimétré en même temps qu’il jaillit du plus profond de la mythologie, revue et corrigée par l’imaginaire du chorégraphe et les images.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2021

Avec : Damiano Ottavio Bigi, šuka Horn, Jan Möllmer, Breanna O’Mara, Tina Papanikolaou, Lukasz Przytarski, Christos Strinopoulos, Michalis Theophanous. Musique Antonio Vivaldi – décors Tina Tzoka, Loukas Bakas – design sonore Coti K. – costumes Aggelos Mendis – lumières  et conseil musical Stephanos Droussiotis – sculptures, constructions spéciales et accessoires Nectarios Dionysatos – inventions mécaniques Dimitris Korres.

Du 7 au 11 septembre 2021 – Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet. 75001. Paris – Métro : Châtelet. Site : www.theatredelaville-paris.com

Fase – Four movements to the music of Steve Reich

© Rosas – Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaeker, Compagnie Rosas – Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Anne Teresa de Keersmaeker a développé son parcours chorégraphique, après s’être formée à Mudra, l’école de Maurice Béjart, à la fin des années soixante-dix. Elle a chorégraphié plus de trente-cinq pièces et développé une large palette de mouvements et matériel gestuel.

Créées en 1982, les quatre pièces qui composent Fase sont emblématiques du travail de la chorégraphe et comptent parmi les œuvres fondatrices de la danse contemporaine. Ces trois duos et ce solo traversent le temps, portés par la musique minimaliste et répétitive de Steve Reich composée à la fin des années 60. Une dramaturgie lumières et son traverse l’ensemble, la danse est épurée, le geste d’une grande précision et perfection. C’est Anne Teresa De Keersmaeker elle-même qui a créé, avec Michèle Anne de Mey, ces quatre figures. Elles ont aujourd’hui passé la main à d’autres danseuses, tout aussi éblouissantes et qui marchent dans leurs traces, Yuika Hashimoto et Laura Maria Poletti le jour où j’ai assisté au spectacle, danseuses qui furent ovationnées.

La première pièce, Piano Phase, est un duo fluide et gracieux où les jeux de lumières renvoient les silhouettes sur un écran qui danse. La musique porte le geste, les robes fluides mettent le corps en valeur, les chaussures blanches dialoguent avec le sol, le corps oscille de l’horizontal à l’oblique dans un jeu de miroir troublé et troublant.

D’une autre facture, la seconde pièce, Come Out, nous transporte au cœur d’une usine où la mécanisation fait grand bruit, où la répétition des gestes devient lancinante. Les deux danseuses-ouvrières, vissées sur des tabourets, machines elles-mêmes, scandent leurs mouvements synchronisés au rythme des machines. Deux lampes d’usine tombent du plafond et les éclairent faiblement.

La troisième pièce est un solo Violin Phase, où la mathématique le dispute à l’élégance et à la pureté du geste. La danseuse – Yuika Hashimoto, ce jour-là – trace, par ses déplacements, une rosace qui s’esquisse et s’efface, et qui est à l’origine du nom de la Compagnie, Rosas. De pure beauté !

La dernière pièce, Clapping Music est un duo rythmé et ludique où les danseuses entrent et sortent de la lumière parallélépipédique réfléchie sur l’écran. Fantaisie et poésie mènent la danse.

La grande force de Anne Teresa de Keersmaeker est de décliner à l’infini les quelques gestes qui servent ici sa base chorégraphique, de les épurer, de les transcender. La chorégraphie atteint la même force que la musique, déploie une même intensité, maitrisée et sauvage, simple et sophistiquée à donner le vertige.

C’est d’une beauté à couper le souffle où la rythmique savante le dispute aux figures récurrentes et décalées. C’est porté par deux éblouissantes danseuses à qui la chorégraphe a passé le relais et qui écrivent, par leur grâce et la précision de leurs mouvements, un réel beau poème qui traverse le temps avec une grande intensité.

Brigitte Rémer, le 17 février 2020

Chorégraphie, Anne Teresa De Keersmaeker – Musique, Steve Reich : Piano Phase (1967), Come Out (1966), Violin Phase (1967), Clapping Music (1972) – Avec (en alternance) Yuika Hashimoto, Laura Maria Poletti, Laura Bachman, Soa Ratsifandrihana. Lumières, Remon Fromont – costumes (1981), Martine André, Anne Teresa De Keersmaeker. Création le 18 mars 1982, à Bruxelles, avec Michèle Anne de Mey et Anne Teresa De Keersmaeker.

Du 12 au 22 février 2020 – Théâtre de la Viile / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – métro : Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – www.theatredelaville-paris.com

Arc / Chemin du jour

© Ushio Amagatsu – Sankaï Juku

Spectacle de la Compagnie Sankaï Juku – Conception, mise en scène et chorégraphie Ushio Amagatsu – Au Théâtre des Champs-Élysées, dans le cadre de la programmation Hors les Murs du Théâtre de la Ville.

C’est une collaboration exemplaire qui s’est tissée entre le Théâtre de la Ville et la Compagnie Sankaï Juku au fil des créations de Ushio Amagatsu dont les premières mondiales ont presque toujours eu lieu à Paris, depuis 1982. Poursuivant l’action engagée par Jean Mercure puis Gérard Violette, ses prédécesseurs, Emmanuel Demarcy-Motta directeur du Théâtre de la Ville, accueille Hors les Murs en première européenne sa création dernière-née, Arc/Chemin du jour. Fondée en 1975 et exclusivement masculine, la Compagnie Sankaï Juku – qui signifie Atelier de la montagne et de la mer – s’est développée autour de la technique butô, une danse des ténèbres née des suites de la seconde guerre mondiale au Japon et de l’impact des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.

Le premier spectacle signé de Ushio Amagatsu en 1977 s’intitulait Amagatsu Sho/Hommage aux anciennes poupées ; il y eut ensuite, en 1978, Kinkan Shonen/Graine de kumquat – le rêve d’un jeune garçon sur les origines de la vie et de la mort, recréé en 2005 au Théâtre de la Ville et dans lequel « un homme remonte le temps jusqu’à son enfance, entre eau, sable et ciel. » Ushio Amagatsu a, à son actif et avec les Sankaï Juku, une vingtaine de spectacles dont les deux derniers sont Umusuna/L’endroit où nous sommes nés, présenté à la Biennale de la Danse de Lyon en 2012 et Meguri/Cycle, au Kitakyushu Performing Art Center, en 2015.

Dans Arc/Chemin du jour sa nouvelle création, on entre dans une scénographie épurée – signée de Natsuyuki Nakanishi – dominée par un sol de sable presque blanc recouvrant un tatami carré, qui délimite l’espace ritualisé de la danse. Deux immenses demi-cercles de métal, s’élancent jusqu’au ciel côté cour et côté jardin, qui se rapprocheront imperceptiblement et se croiseront en une grâce silencieuse et infinie, un geste sculpté entrant dans le concept d’ensemble. Du gril, sont suspendus aux quatre coins de la scène des mobiles, comme des plateaux de balances en recherche d’équilibre et discrète oscillation, et deux petits triangles qui réfléchissent la lumière. Le symbole est partout.

La pièce est construite en sept tableaux. Dans le premier, Il pleut sur mon étoile, une poudrée de voie lactée s’étend sur un ciel profondément noir. Vêtus d’écru, les danseurs entrent tour à tour, avec noblesse et lenteur, dans une nuit magique où l’espace devient cosmos. Flûtes et cordes les accompagnent. Concentrés et solitaires, ils glissent sur les diagonales. Le second tableau, Laisse de mer, ouvre sur un mouvement d’ensemble, avant que les danseurs ne deviennent d’élégants insectes se déplaçant au sol, sur une partition en accélération. Dans le troisième tableau, Croisement/Ton passé est mon avenir, deux danseurs se répondent en écho, dans un contexte d’orage ponctué de percussions, l’un drapé de rouge l’autre de vert, leurs traces laissées sur le sable. Étendue sereine au-dessus d’un océan de lave et Trois doubles V, sont les quatrième et cinquième chapitres. Quatre danseurs aux robes couleur sable décorées de quelques subtiles bandes de tissu mille fleurs, robes aux manches longues, se déplacent en demi-cercles. Ils entrent sur une partition de gongs, cloches, tintements, sifflements et cornes de brume. A la recherche de la lumière ils répondent au chant de la terre, par leurs imprécations et furtives échappées. Dans le sixième tableau, intitulé Croisement/Inverse, les deux danseurs aux drapés vifs, entrent dos à l’espace scénique et sortent en continu, apparaissant et disparaissant en effleurant le sable au son d’un tumultueux violoncelle, tous deux glissant sur leurs diagonales en des mouvements d’allers et retours très maîtrisés. Plusieurs niveaux de musique enveloppent la chorégraphie, avec une bande-son extrêmement élaborée et complexe – musiques de Takashi Kako, Yas-Kaz et Yoichiro Yoshikawa – dont la harpe, et les mouvements électro répétitifs d’instruments qui se succèdent, comme des vagues submergeant danseurs, plateau et public. Le dernier tableau, Atteindre le crépuscule, ouvre sur un moment suspendu et apocalyptique avec retour à la couleur naturelle. Les danseurs entrent, l’un après l’autre, et tournoient longuement sur eux-mêmes à la manière de derviches en quête de spiritualité. Le final ressemble au Jardin des délices, mi-enfer mi-paradis, où chacun s’isole dans son monde souterrain, créant sa propre danse.

Connus et appréciés dans le monde entier, les Sankai Juku ont parcouru plus de quarante-huit pays et sept cents villes du monde. Leur marque de fabrique, singulière, se distingue par le corps, le crâne et le visage, maquillés de blanc ; des boucles d’oreilles, plumes ou fleurs en référence à la nature, qui ressortent dans les contre-jours – les lumières sont de Genta Iwamura et Satoru Suzuki -. Les danseurs, souvent torses-nus, portent de longues jupes d’une coupe et tissu délicatement choisis, jouant de légèreté, comme s’ils avaient des ailes. Les ondulations des bras, semblables aux vagues et les mains attrapant l’infini, ou l’éternité, sont d’une remarquable grâce et maîtrise, à nulle autre pareille. Pour la première fois, Ushio Amagatsu – formé en danse classique et moderne à Tokyo, et en danses traditionnelles japonaises – a choisi de n’être pas présent sur scène, c’est lui qui ouvrait et fermait les spectacles dans ses solos méditatifs. Il a formé des danseurs de butô virtuoses qui prennent le relais et travaillent dans la même sensibilité. Il vient sobrement saluer au final, pour le plaisir de tous. Dans le langage qu’il construit aujourd’hui avec la Compagnie, la danse s’entremêle de plus en plus au pur butô. L’innocence, l’émerveillement, la peur et la mort se lisent dans les attitudes des danseurs et la force expressive des visages. La perfection du geste et la grâce, sont autant d’invitations au voyage.

Avec les Sankai Juku l’inspiration du mouvement de l’eau et de la lumière qui se répète à l’infini, offre une beauté visuelle et émotionnelle de pure poésie, qui mène symboliquement le spectateur de l’aube au crépuscule. Et le temps se suspend.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2019

Avec : Semimaru, Sho Takeuchi, Akihito Ichihara, Dai Matsuoka, Norihito Ishii, Shunsuke Momoki, Taiki Iwamoto, Makoto Takase – Musiques Takashi Kako, Yas-Kaz, Yoichiro Yoshikawa – assistant mise en scène Semiramu – régie générale Kazuhiko Nakahara – lumières Genta Iwamura, Satoru Suzuki – son Akira Aikawa – plateau Tsubasa Yamashita – réalisation costumes Masayo Iizuka assisté de Eiko Kawashima – assistant coordination technique Akira Ogata – coproduction Théâtre de la Ville Paris, France / Kitakyushu Performing Arts Center, Fukuoka Pref. Japon / Sankai Juku, Tokyo, Japon – la Première mondiale a eu lieu à Kitakyushu Performing Arts Center, en mars 2019.

Du 29 avril au 4 mai 2019, Première européenne, au Théâtre des Champs-Élysées, 15 avenue Montaigne. 75008. Paris – Tél. : métro Alma Marceau – site : www.theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77.

 

The Hidden Force/ La Force cachée

© Jan Versweyveld

De Stille Kracht, texte Louis Couperus – mise en scène Ivo Van Hove –  Internationaal Theater Amsterdam – en néerlandais soustitré en français – Théâtre de la Ville hors les murs/ Grande Halle de La Villette.

Un dispositif majestueux, immense plancher carré, parquet de bois, et un espace presque nu, mis à part quelques éléments comme un ou deux fauteuils çà et là, une table au loin, un piano à queue, une chaise-bureau ; un immense écran sur trois faces qui au début plante le décor, en encerclant les acteurs du ressac de la mer. Les pluies de mousson et la lourdeur tropicale ponctuent ce temps colonial  du début du XXème, à Labuwangi, sur l’île de Java. Côté cour sont alignés quatre grands portants d’instruments de musique traditionnelle, faits de lamelles de bois verticales qu’un musicien fait délicatement chanter –  le compositeur Harry de Wit, qui, au long du spectacle, mêle musique enregistrée, bruits de la nature, piano et percussions orientales -.

Otto van Oudijck, Résident hollandais, c’est-à-dire Gouverneur, gère attentivement les affaires de l’Île et s’affaire sur sa chaise-bureau devant laquelle il s’agenouille pour travailler (Gijs Scholten van Aschat). Il remplit sa mission en apportant la prospérité à la population locale et ses journées sont dédiées au travail. Autour de lui sa famille prend des libertés, bientôt se désagrège et se délite, mais il ne le voit pas : Léonie sa femme, légère et sûre d’elle, (Halina Reijn) entretient une liaison avec le beau-fils, Théo, (Jip van Den Dool) qui tente d’échapper à l’influence de son père, puis avec Addy le fiancé sang mêlé, (Mingus Dagelet) de sa belle-fille, Doddy (Eva Heijnen). Les indigènes s’affairent, serviteurs de tous les instants qui donnent le côté chromo à ce paysage exotique. Otto ne sent pas davantage monter la révolte, il croit avoir les clés et connaître les codes culturels de ce pays aux croyances ancestrales. Petit à petit l’ambiance s’alourdit dans la chaleur et l’humidité, et conduit au magique et au fantastique. L’inauguration du puits doit calmer les esprits. L’intrigue bascule quand le nouveau Régent, le prince Soenario, succède à son père et couvre les frasques du régent de Ngadjiwa, son frère, qui investit les salaires des fonctionnaires dans le jeu (Barry Emond). Otto van Oudijck le chasse malgré les supplications de la mère du Prince, hiératique et suppliante. La malédiction proférée met en place une révolte qu’on ne peut arrêter. Les forces des ténèbres entrent en action et conduisent à la chute du Gouverneur. Il perd femme, enfants – après en être venu aux mains avec son fils – pouvoir et réputation. La dernière image le montre seul et défait, démis de ses fonctions, vêtu de manière locale et comme perdu, au bas de l’échelle sociale.

À travers son portrait c’est la fin visionnaire de la colonisation hollandaise qui est annoncée. Petit-fils d’un gouverneur général et connaissant bien les indes orientales néerlandaises – actuelle Indonésie – l’auteur, Louis Couperus (1863-1923) grand romancier néerlandais, écrit The Hidden Force après une visite sur l’Île, entre mars 1899 et janvier 1900, moment où la domination coloniale des Pays-Bas est à son apogée. Il écrit sur l’altérité et l’impossibilité de comprendre l’autre, montrant le fossé existant entre une société rationnelle et organisée, l’occidentale, et une société plus mystérieuse, dont les piliers sont la superstition, un certain mysticisme, le culte de la famille. L’auteur décrit deux mondes qui ne se comprennent pas et la lente déchéance du Gouverneur frappé par de mystérieux phénomènes, le chemin jusqu’à son  désaveu et sa disgrâce.

Ivo Van Hove, directeur du Toneelgroep Amsterdam depuis 2001, s’empare du propos et le met en images comme il l’a fait pour Visconti, Shakespeare, Sophocle, Miller et bien d’autres. Il connaît l’univers de Louis Couperus, dont il a mis en scène avec sa troupe, deux autres pièces : Les choses qui passent et Petites Âmes. Il dit de lui qu’il écrit « sans compromis ni verdict moral sur la sexualité, la violence et l’étiquette sociale. » Ivo Van Hove s’intéresse aux émotions humaines qu’il met en musique, texte et image avec des acteurs qu’il guide au plus juste. Il transcrit magnifiquement, avec Jan Versweyveld pour la scénographie et les lumières, l’effet ravageur du climat et le cycle de la nature. Le dispositif permet aux pluies de mousson de tomber sur le plateau, sur les acteurs et le musicien détrempés, ainsi que sur le piano, accompagnant la lente dégradation du destin d’un homme.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2019

Avec : Bart Bijnens, Si-Oudijck – Mingus Dagelet, Addy de Luce – Jip van Den Dool, Théo van Oudijck – Barry Emond, Soenario et Régent van Ngadjiwa – Eva Heijnen, Doddy van Oudijck – Halina Reijn, Léonie van Oudijck – Maria Kraakman, Eva Eldersma – Rob Malasch, serviteur – Chris Nietvelt, De Raden-Ajou Pangeran – Massimo Pesik, serviteur – Dewi Reijs, Derip – Michael Schnörr, serviteur – Gijs Scholten van Aschat, Otto van Oudijck – Leon Voorberg, Frans van Helderen. Adaptation et Dramaturgie, Peter van Kraaij – scénographie et lumières, Jan Versweyveld – musique, Harry de Wit – costumes, An D’Huys – chorégraphie, Koen Augustijnen.

Du 4 au 11 avril 2019 – Grande Halle de La Villette – métro : Porte de Pantin – Sites : lavillette.com et theatredelaville-paris.com – Tél : 01 40 03 75 75 et 01 42 74 22 77.