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Portrait de famille. Une histoire des Atrides

Texte et mise en scène Jean-François Sivadier d’après Euripide, Eschyle, Racine, Sophocle et Sénèque – collaboration artistique Rachid Zanouda – au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, Centre dramatique national.

© Christophe Raynaud de Lage

Quatorze jeunes acteurs et actrices du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris portent cette gargantuesque saga familiale des Atrides revue et corrigée par Jean-François Sivadier avec simplification de la langue et costumes de ville mêlés aux vêtements et accessoires d’époque. Un acteur, de loin en loin, apostrophe le public, sorte de fil rouge pour quelques commentaires off.

 Dans l’arbre généalogique des Atrides où s’affrontent les hommes et les dieux, on traverse les cieux et les siècles en même temps que la Guerre de Troie, avant retour à Argos. On s’aime et on se hait, on se déchire et on se tue, on se dévore dans tous les sens du terme. Jean-François Sivadier décline dans ce Portrait de famille une ample gamme allant du comique au grotesque et excelle dans les interférences et courts-circuits entre complots de famille et raison d’État, honneur du pays ou honneur des siens.

© Christophe Raynaud de Lage

La mythologie grecque déchire ses entrailles et fait apparaître Ménélas et Hélène, leur fille Hermione, femme d’Oreste, dont la mère, Clytemnestre, puissante séductrice, tuera le père, Agamennon, frère de Ménélas. Iphigénie leur autre fille, sera sacrifiée par son père à la demande d’Artémis, fille de Zeus et jumelle d’Apollon, pour que les vents soient favorables et poussent la flotte grecque d’Aulis vers Troie. Malgré tous les subterfuges dont il essaiera d’user, il se pliera à la volonté de la déesse. Soudain le plateau se dresse et apparaît un guerrier casqué auréolé de fumées, prêt pour le sacrifice. On verra Iphigénie s’allonger sur la table, prête, la suite sera racontée par un messager.

 Dans la galerie des portraits glanés à travers Euripide, Eschyle, Racine, Sophocle et Sénèque, il y aura de nombreux personnages dont Achille, assez pittoresque, « Salut ! Fraternité ! » un temps pressenti pour épouser Iphigénie – le rôle est tenu par une actrice – il y aura aussi Égisthe, fils de Thyeste, qu’il aurait eu après inceste avec sa fille, Pélopia et la vengeance de Thyeste dans son cannibalisme partagé. Bref il y a de l’action, tout au long du spectacle et les acteurs dévalent de la salle et se jettent dans l’arène. E la nave va, entre illusion, réalité et immortalité, dans la transversalité des familles, « familles de tarés, autant que les dieux sont tarés » dit le texte, familles qui attirent la malédiction et le désastre qu’elles se transmettent de génération en génération.

© Christophe Raynaud de Lage

L’évocation de la guerre de Troie amène Jean-François Sivadier à évoquer les guerres d’aujourd’hui, Ukraine/Russie, Palestine/Israël ; après le suicide d’Égisthe et de Ménélas il resserre la narration et le jeu autour de la Toison d’or rapportée par Jason. A son retour ce dernier règle son compte avec l’oncle Pélias qui avait usurpé le trône qui devait lui revenir l’accusant de mépriser le peuple, dans une soif absurde de pouvoir.

La malédiction se poursuit, les meurtres se multiplient « L’astre incandescent va s’abattre sur nous… » Les secrets de famille s’étalent au grand jour. Électre règle ses comptes avec son frère Oreste ; Oreste règle les siens avec sa mère, meurtrière du père à coups de hache ; Égisthe est poignardé et écartelé. On est chez Shakespeare au pire de la tragédie sanguinaire, ici entre délire et bouffonnerie et les acteurs s’en donnent à cœur joie. Le théâtre reprend ses droits puisque la seconde partie interroge la compagnie théâtrale qui précisément est en train de monter le spectacle : tour de table, impressions de l’auteur, « Ma pièce est politique… » Il y a du solennel, de la récrimination, des essais, de la rigolade… Ismène fait des pompes, les acteurs improvisent et répètent, s’énervent et digressent, et la famille des Atrides plane sur le théâtre.

© Christophe Raynaud de Lage

Formé à l’école du Théâtre National de Strasbourg, Jean-François Sivadier est comédien, metteur en scène et auteur. Il travaille comme comédien, avec de nombreux metteurs en scène. Sa rencontre avec Didier-Georges Gabily, metteur en scène et pédagogue épris de liberté – tôt disparu, en 1996 – le marque, et il reprend la mise en scène de Dom Juan-Chimère et autres bestioles, laissée inachevée par Gabily. Il a sans doute gardé de lui une même liberté de ton qui lui permet la transgression et l’énonciation des pires horreurs, avec le sourire. Il a mis en scène les grands auteurs de théâtre comme Brecht, Büchner, Ibsen, Shakespeare et bien d’autres, fédère des équipes et dirige les acteurs avec générosité et précision.

Avec Portrait de famille. Une histoire des Atrides créé au Printemps des Comédiens de Montpellier, Sivadier mixe les destins ravagés et ravageurs des Atrides en s’appropriant la mythologie à qui il donne vie dans un grand éclat de rire, accompagnant les premiers pas de jeunes acteurs et actrices à qui il taille, par le montage des textes, des rôles sur mesure.

  Brigitte Rémer, le 4 octobre 2024

Avec : Cindy Almeida de Brito, Walid Caïd, Elena El Ghaoui, Rodolphe Fichera, Marine Gramond, Mohamed Guerbi, Olek Guillaume, Olivia Jubin, Sébastien Lefebvre, Manon Leguay, Arthur Louis-Calixte, Aristote Luyindula, Alexandre Patlajean, Marcel Yildiz. LumièresJean-Jacques Beaudouin – scénographieétudiants en 4ème année à l’École des Arts Décoratifs/Paris : Xavi Ambroise, Martin Huot, Violette Rivière – costumes Valérie Montagu – régie générale et régie son Jean-Louis Imbert – régie lumière Jean-Jacques Beaudouin – régie plateau Marion Leroy – habilleur Yann Pagès – production Compagnie Italienne avec Orchestre, en partenariat avec le CNSAD-PSL, avec la participation artistique du Jeune théâtre national.

Du 18 au 29 septembre 2024, du mercredi au vendredi, à 19h, samedi à 18h, dimanche à 16h, relâche lundi et mardi – Théâtre de la Commune Durée : 3h50 avec entracte (1ère partie : 2h30 – entracte : 20’ – 2nde partie : 1h)

En tournée : 4 et 5 octobre 2024 : Le Carré Sainte Maxime • 13 et 14 novembre 2024 : La Coursive, Scène Nationale de La Rochelle • 7 et 8 février 2025 : Le TAP, Scène Nationale de Poitiers • 12 et 13 février 2025 : L’Azimut – Antony/Châtenay-Malabry • du 19 au 21 mars 2025 : La Comédie de Béthune, CDN Hauts de France • du 19 au 29 juin 2025 : Le Théâtre du Rond-Point à Paris.

Au “Point Fort” d’Aubervilliers

Alsarah & the Nubatones © Waleed Shah

Le Pavillon Dream City présentait un concert de Alsarah & the Nubatones et une chorégraphie de Radouan Mriziga, Libya – en partenariat avec le Théâtre de la Commune/Centre dramatique national d’Aubervilliers et la Carte blanche du Festival d’Automne, au Point Fort d’Aubervilliers.

Dans ce bel espace dit Le Point Fort, sur l’ancien territoire du Fort d’Aubervilliers et longeant le Théâtre Zingaro, au fond d’un grand terrain, on débouche sur différents aménagements dont un espace chapiteau en dur et toit de toile aux proportions intéressantes, comportant pour le concert une scène surélevée, un grand dance floor, au fond, quelques rangées de gradins. L’endroit est chaleureux.

Alsarah & the Nubatones – C’est sous ce chapiteau que se présente le groupe musical Alsarah & the Nubatones fondé en 2010 par la chanteuse, compositrice et ethnomusicologue américano-soudanaise, Sarah Abunami-Elgadi. Avec ses musiciens : sa sœur, Nahid Abunami-Elgadi (claviers et vocaux),Mawuena Kodjavi (trompette et basse), Brandon Terzic (oud électrique), Rami El-Aasser(percussion), elle cherche dans la rétro-pop d’Afrique de l’Est et, vivant à New-York, n’oublie pas son Soudan natal.

Libya © Pol Guillard

Son inspiration et ses rythmes puisent dans les chants de retour, chants traditionnels de l’espérance nubienne, pour l’Égypte, autant que dans la soul et le groove afro-américain. Le voyage et la migration nourrissent sa musique, et sa voix, intense, passe de collines en collines, déclinant les gammes pentatoniques de la musique afro-arabe soudanaise. Alsarah & the Nubatones ont déjà enregistré trois albums. Ils électrisent, dans tous les sens du terme. La majorité du public est sur le dance floor et ça swingue.

Libya, la troisième pièce du chorégraphe maroco-bruxellois Radouan Mriziga, parle de l’héritage Amazigh du Maghreb, ce peuple du désert dont le savoir et l’histoire sont notamment transmis à travers les conteurs, les chanteurs et danseurs. Au sol, sur tapis blanc, s’entrecroisent des lignes de couleur jaune, verte, rouge, formant des triangles et comme des itinéraires. A l’arrière-plan, un immense écran sur lequel sont projetés des paysages. La musique – principalement oud et percussions – et le texte sont enregistrés, le texte est en langue anglaise, je l’aurais préféré en v.o, en arabe. Les danseurs viennent de formations et d’horizons différents. Des solos de grande virtuosité, des duos et des danses collectives se succèdent sur des entrées et sorties fondues et enchaînées. Certains s’immobilisent et observent les autres. On se touche peu. A certains moments les rythmes amazighs nous emmènent dans la fête populaire, les danseurs se passent le relais, ou avancent en ligne, ou en ronde.

Méditatif, Libya appelle la mémoire collective. C’est une invitation à parcourir la palette des états de l’âme humaine – amour, joie ou tristesse, désir, passion. Des incantations accompagnent le mouvement de l’eau, la mer sur écran. Plusieurs discours se superposent. Un chant solo guide une danse solo, comme une prière. Après la mer, défilent des images de désert, le spectacle se clôt sur un chant en anglais. Dommage !

La carte blanche du Festival d’Automne, pose un geste artistique et politique à travers la création, dialogue entre les différentes pratiques et disciplines, une précieuse initiative qui permet la découverte.

Brigitte Rémer, le 24 septembre 2024

Alsarah & the Nubatones concert du 21 septembre 2024 – Avec : Sarah Abunami-Elgadi, chanteuse et les musiciens : Nahid Abunami-Elgadi (claviers et vocaux), Mawuena Kodjavi (trompette et basse), Brandon Terzic (oud électrique), Rami El-Aasser(percussion) – Ingénieur du son Mohamed Abd El Halem – Manager Mounir Kabbaj

Libya, vu le 22 septembre 2024. Concept et chorégraphie Radouan Mriziga – interprètes : Sondos Belhassen, Mahdi Chammem, Hichem Chebli, Bilal El Had, Maïté Minh Tâm Jeannolin, Senda Jebali, Feteh Khiari, Myriam Rabah-Konaté. Scénographie Radouan Mriziga – costumes Anissa Aidia & Lila John – lumières Radouan Mriziga – contribution poème And set them alight de Asmaa Jama – assistanat Aïcha Ben Miled, Nada Khomsi, Khalil Jegham.

Le Point Fort d’Aubervilliers, 174 avenue Jean-Jaurès. 93300. Aubervilliers – métro : Fort d’Aubervilliers – tél. : 01 48 36 34 02 – site : www.lepointfort.com et Festival d’Automne :  tél. : 01 53 45 17 17 – site : www.festival-automne.com

Bird

Performance de Sofiane et Selma Ouissi – danse, Sofiane Ouissi – musique Jihed Khmiri – co-réalisation Théâtre de la Commune d’Aubervilliers/carte blanche Dream City, Festival d’Automne 2024 – au Théâtre de la Commune.

© Ali Al Fadlio

Créé dans la Médina de Tunis en 2007, Dream City regroupe plusieurs artistes dont Sofiane et Selma Ouissi, qui dessinent un nouvel espace urbain à travers la création artistique. Jan Goossens les rejoint autour de ce festival pluridisciplinaire qui s’est installé cette année à Aubervilliers à l’initiative du Festival d’Automne et du Théâtre de la Commune. Dream City présente dans différents lieux de la ville théâtre, danse, performances, musiques, rencontres etc.

La performance que présentent Sofiane et Selma Ouissi, est un délicat objet théâtral et dansé. Sofiane Ouissi le fait vivre, seul en scène, accompagné d’un musicien, Jihed Khmiri. Déambulant derrière le public disposé en carré et sur trois rangs, le performeur échange quelques mots à la volée, notamment avec les enfants présents qui font connaissance avec l’oiseau. Dans un coin de ce bel espace scénique – un carré recouvert d’un plancher – le musicien et ses percussions, de l’autre côté un pupitre et le oud, dans un troisième angle, la star de la représentation qui a rejoint son perchoir, Blanche Neige, l’oiseau blanc qui remplace Chams, le partenaire privilégié de Sofiane Ouissi, resté en Tunisie car interdit de sortie du territoire. Suspendu près du perchoir, un amas de coquillages qui plus tard portés en ceinture, rythmeront les pas du danseur.

© Pol Guillard

Quand il entre en scène portant une veste vert pomme, un pantalon orange et une blouse lie-de-vin, le danseur présente ses collaborateurs puis ganté, invite l’oiseau à se poser sur sa main avant qu’il le repose aussi délicatement et se mette à danser. Comme un derviche, il crée son personnage et devient lui-même oiseau. Puis il écrit sur le sol à la craie, lettre par lettre, le mot B.I.R.D. en dansant au rythme des percussions, dans une chorégraphie ludique et élaborée, de diagonale à accélération, marche arrière marche avant, amplitude et légèreté.

Quand il danse avec l’oiseau, posé sur la main ou sur le bras, ou encore sur la tête comme un chapeau, du duo improbable se dégage une grande élégance. Les gestes sont ritualisés en même temps que simples et denses. De ce tête-à- tête en complicité et confiance se dégage une grande poésie à laquelle se joint le musicien aux aguets, qui entre avec eux dans la danse.

Dans une évidente concentration, tel un grand-prêtre, Sofiane Ouissi dialogue avec l’oiseau qui fait le beau en dépliant les ailes au son délicat du oud. Entre déséquilibres et balancements, suspension et accélération, ce pas de deux traduit une complicité douce renforcée par la musicalité des coquillages dont s’est paré le danseur, répondant au oud. L’instrument s’amplifie dans une partition qui s’accélère, la danse mène à la transe, le performeur tourne en boucle en dessinant des cercles, jusqu’au noir final.

© Selma Ouissi

Dans Bird Sofiane Ouissi explore la relation à l’oiseau à partir des gestes ordinaires du quotidien. En symbiose avec lui et en empathie avec le public, il nous entraîne dans sa danse des sept voiles vers un moment magique. Et Rimbaud n’est pas bien loin quand il écrit : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher, des guirlandes de fenêtre à fenêtre, des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse… »

Brigitte Rémer, le 1er octobre 2024

Avec : Sofiane Ouissi, Jihed Khmiri, deux pigeons – création musicale Jihed Khmiri – soutien technique (animalier) Mohammed Attia, Akhtar Ali Khan – régie technique Mohamed Belkhir – production Paul Kerstens.

Vu le dimanche 22 septembre 2024, au Théâtre de la Commune, Centre Dramatique National d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. 93300. Aubervilliers – tél. : 01 48 33 16 16 – site : www.lacommune-aubervilliers.fr et  www.festival-automne.com, tél. : 01 53 45 17 17

Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes 

© Pascal Gély

Texte Heiner Müller – traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger – mise en scène Matthias Langhoff, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers.

L’accueil du public se fait par la Galerie, un grand espace dans lequel sont proposées plusieurs installations : Paysages du temps de Catherine Rankl, toile peinte monumentale ; Verkommenes Ufer/Rivage délabré, de Heiner Goebbels, une pièce radiophonique de 1984 « observations acérées d’un paysage d’après-guerre et de ses survivants » et une expérience du  théâtre comme espace acoustique ; Traces de lumière d’un pays disparu ou une esthétique de la résistance, sur-peintures cinématographiques de Matthias Langhoff, qu’il définit comme une biographie ou un témoignage dont on ne peut ni fixer la forme ni les règles.

On entre ensuite par une porte dérobée dans un lieu aménagé, peu profond mais de grande ouverture, en fait l’envers – ou bien l’endroit, selon la manière dont on se situe – de cette grande galerie et l’on comprend que les installations sont aussi la scénographie du spectacle, enrichies des vidéos d’Anton Langhoff pour l’image et le son. Toutes les toiles sont mobiles et apparaissent comme les grands voiles d’un navire, Argo peut-être, sur lequel avait embarqué Jason. Un rail métallique traverse l’espace, de cour à jardin, signe du voyage et/ou du déplacement. Un cercle de terre, un arbre mort complètent ce paysage d’après la bataille. Dans un coin une cuisinière sur laquelle la cafetière frissonne.

Rivage à l’abandon est cet univers visuel souligné des quelques mots métaphoriques d’Heiner Müller qui témoignent de la polyphonie de la sous-culture berlinoise des années 80. Maurice Taszmann, l’un de ses principaux traducteurs, définissait l’auteur, ainsi : « Heiner Müller, un auteur allemand, le chroniqueur de cette terreur qui vient d’Allemagne partagée entre la mémoire et l’oubli qui ne cesse de jouer les Niebelungen, la Mythologie y nique l’Histoire et inversement. Par ailleurs, il est écrivain en tant qu’il est réécrivain. Il a en commun avec Shakespeare le commerce avec les spectres. Les affrontements entre la société civile et l’État, il connaît, tout comme et à la suite de Sophocle, Eschyle, etc. » (cf. Prétexte Heiner Müller, numéro des « Cahiers du Renard », 1992). Les mots de l’auteur sont portés par Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre et Frédérique Loliée, l’équipe de la Comédie de Caen/CDN de Normandie que dirigent  Marcial Di Fonzo Bo et Elise Vigier : « Lac près de Straussberg Rivage à l’abandon Trace d’Argonautes aux fronts bas. Branches mortes Cet arbre ne s’élèvera pas au-dessus de moi… »

© Pascal Gély

Apparaît Médée, l’étrangère abandonnée à Corinthe, qui s’invite dans ce paysage défait de l’Allemagne d’après-guerre, dans un puissant et vibrant monologue performatif porté par Frédérique Loliée. Miroir, perruques, colliers sont les derniers signes de sa puissance dans ce Matériau-Médée : « Qu’étais-tu avant moi, Femme ? » lui lance Jason. Ce mythe fondateur se réactive dans les ruines du monde contemporain qui n’ont cessé d’interpeller Heiner Müller. Médée la Barbare/Maintenant dédaignée par Jason son mari, qui lui en préfère une autre, reprend sa liberté, loin de tous, et nous prend à partie en présence de la nourrice de ses enfants bientôt sacrifiés et cruellement présents sur scène, dans deux boîtes de conserve. Dans sa douleur, elle leur fait des confidences et raconte son plan diabolique à l’égard de la nouvelle épouse de Jason. « Me voici disloquée » lance-t-elle. Elle s’asperge de lait et perd la raison. « Je veux briser le monde en deux morceaux et habiter le vide au centre… »

© Pascal Gély

Dans Paysage avec Argonautes, l’acteur (Marcial Di Fonzo Bo) dialogue avec lui-même dans une barque placée au centre du plateau. Le moment est d’une grande densité. « Voulez-vous que je parle de moi Moi qui de qui est-il question quand Il est question de moi Qui est-ce Moi… » Images de mer. Arrêt sous l’arbre mort. Paysage de ma mort. Mitraillettes. « La fiancée du marin c’est la mer. Les morts dit-on sont debout au fond, Nageurs verticaux Jusqu’à ce que leurs os reposent. » Sereinement, l’artiste peintre est dans son atelier.

Metteur en scène franco-allemand né en 1941, réfugié à Zürich avec sa famille pour fuir le régime nazi pendant la guerre, plus tard installé en France et naturalisé français, Matthias Langhoff, ce grand du théâtre, fut formé à l’école du Berliner Ensemble où il a appris à rassembler tous les corps de métier autour des textes. Il y monte les pièces de Brecht à partir de 1961, travaille, de 1969 à 1978 avec Manfred Karge à la Volksbühne de Berlin-Est, où il présente notamment La Bataille d’Heiner Müller avec qui il travaille ensuite au Schauspielhaus de Bochum, ainsi qu’en Autriche et en France.  De 1989 à 1991, il dirige le théâtre Vidy-Lausanne, puis est codirecteur et actionnaire du Berliner Ensemble en 1992-1993 avant de devenir ensuite metteur en scène invité sur les scènes européennes notamment à Francfort, Paris, Genève et Berlin.

C’est en collaboration avec Heiner Müller de qui il était proche, et dont il a monté de nombreux autres textes, que Matthias Langhoff a créé ce triptyque : Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes au Théâtre de Bochum, il y a quarante ans. Il le reprend pour la première fois en français. Le lieu qu’il a aménagé au sein du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers colle exactement à son évocation scénique multiforme « car le beau signifie la fin possible de l’effroi. » Cette « étoile à trou noir » selon les mots d’Heiner Müller, prétexte pour montrer les ruines du monde contemporain et donner ces récits d‘expériences sur fond d’années de plomb, reste énigmatique. Le geste de mise en scène, radical, pourtant l’éclaire et lui donne vie tout en témoignant de sa désespérance. « Un beau jour on meurt, et on devient paysage. »

© Pascal Gély

Entre le passé et le présent, ce mouvement de balancier porté par Matthias Langhoff est une magnifique et complexe leçon de théâtre qui nous mène au bord du gouffre que fut le XXème siècle dans ses guerres et génocides, traumatismes pour le monde entier. « Langhoff est un chercheur d’histoires, anciennes ou récentes, il mène des fouilles et procède à des excavations. Il puise en elles, de Büchner à Shakespeare, d’Eschyle à Müller, l’énergie d’une mission inépuisable : donner à entendre des fictions pour ne plus se raconter d’histoires… » écrit Bruno Tackels dans le bien intéressant Cahier n° 7 de la Comédie de Caen, remis au public. L’équipe qui entoure l’emblématique metteur en scène, compagnons de route pour la création de Richard III reconstituée en 2021 par Marcial Di Fonzo Bo et Frédérique Loliée au CDN de Caen – après sa création en 1995 par Matthias Langhoff – participe, avec rigueur et exigence, de la transmission aux jeunes générations. Tout un pan de l’histoire du théâtre se trouve là, dans sa singulière modernité, en référence à Brecht et à son « matériau absolu. »

Brigitte Rémer, le 12 février 2021

avec : Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre, Frédérique Loliée. Collaboration artistique Véronique Appel – scénographie et création costumes Catherine Rankl – peinture Catherine Rankl, Eric Gazille – création perruques-maquillage Cécile Kretschmar – création vidéo/régie son-vidéo Anton Langhoff – création lumière//régie Lumière Laurent Bénard ou Olivier Allemagne – régie générale-plateau Laura Lemaitre – régie plateau Claudio Codemo – régie son Baptiste Galais – production Comédie de Caen/CDN de Normandie – coproduction La Commune CDN d’Aubervilliers, Teatro Piemonte Europa/Turin – Le texte est publié aux éditions de Minuit.

Jeudi 26 janvier à 19h30, vendredi 27 à 19h et 21h, samedi 28 à 18h et 20h, dimanche 29 à 16h et 18h, mardi 31, mercredi 1er février et jeudi 2 à 19h30. Théâtre de la Commune/CDN d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. 93300 – métro : ligne 12 / Mairie d’Aubervilliers ou ligne 7 / Aubervilliers-Pantin Quatre Chemins, puis bus 150 ou 170 – site : lacommune-aubervilliers.fr – tél. : 01 48 33 16 16.

Pitchet Klunchun and myself

©R.B.

©R.B.

Concept Jérôme Bel – de et par Jérôme Bel et Pitchet Klunchun – spectacle en langue anglaise traduction simultanée – work in progress

Deux chaises se font face, deux artistes se questionnent. Jérôme Bel attaque, ordinateur sur les genoux : identité, profession, justification. Pitchet Klunchun, danseur traditionnel thaïlandais, se prête au jeu et répond. Les deux hommes se sont rencontrés au cours d’une résidence que Jérôme Bel effectuait à Bangkok. Pitchet Klunchun s’est formé tout jeune à la danse de masque thaïlandaise traditionnelle, le khon, qu’il essaie de réhabiliter en l’ouvrant sur des formes plus contemporaines, sans en changer les fondements. Jérôme Bel est entré en danse contemporaine par Pina Bausch et Anne Teresa de Keersmaeker. Singulière et atypique, sa démarche est remarquée et les traces audiovisuelles de ses spectacles présentées dans les biennales d’art contemporain et les institutions muséales.

Entre ces deux univers, d’emblée l’écart culturel est grand. C’est sur ce différentiel que repose le concept du spectacle, qui en est encore au stade de l’esquisse. Cela ressemble à un talk-show, à une conférence-démonstration sur un air de compétition ludique, des vocabulaires chorégraphiques. Pour Jérôme Bel qui l’a conçu, c’est « une sorte de documentaire théâtral et chorégraphique sur notre situation réelle. »

Pitchet Klunchun détaille ainsi les différentes étapes d’apprentissage de la danse khon, et son alphabet : le frappé des pieds, la position du corps, l’important travail des mains, le déplacement latéral, le silence et la méditation. Le port de la tête est contraire à celui de la danse classique, port du masque oblige. Et ce masque définit le caractère. Le danseur thaïlandais est représenté par un singe et il en fait la démonstration par une série de mouvements saccadés, très codifiés et une savante mathématique du geste.

De la discussion engagée, la question du sens, du lien entre texte et geste, est posée. Ici, le narrateur est absent, il porte habituellement un texte de nature épique, basé sur le combat. La notion de violence telle que la présente Pitchet Klunchun n’a rien à voir avec la violence occidentale. Parfaitement maitrisée, on ne la décrypte pas. L’expression des doigts seulement l’indique par un claquement, signifiant « Tu n’es rien »… Quant à la représentation de la mort, elle est marquée par l’absence : l’acteur ne revient pas et le public comprend. Le temps de la représentation s’étirant sur une semaine au cours de laquelle le public va et vient, l’acte de la mort peut prendre son temps et le mouvement se décomposer à l’infini.

Puis Jérôme Bel demande à Pitchet Klunchun de lui apprendre quelques mouvements. Il pose ses chaussures et aborde le plateau, mais l’élève est gauche. Son collègue thaï raconte le corps comme une architecture : c’est un temple où l’énergie arrive de l’extérieur, et qui se récupère. Les doigts forment le toit, doigts qu’il faut torturer en exercices d’assouplissement La circulation d’énergie se fait par le cercle, et le danseur montre qu’en occident, nous ne récupérons pas l’énergie, mais que nous la jetons.

Les jeux ensuite s’inversent et c’est au tour de Pitchet Klunchun d’interroger Jérôme Bel : identité, profession, justification. « Mon vrai travail est de penser ce qui peut arriver ici. C’est mon point de départ. Peu importe si c’est danse, musique, image ou théâtre » dit-il. Et il parle de son itinéraire artistique et de sa quête de sens, par la lecture. La société du spectacle de Guy Debord fut une sorte de révélation, un déclencheur. Tous deux parlent du public, puis Bel se lance dans la danse sur une musique de David Bowie des plus fracassantes, qu’il veut partager. Mais c’est de technique que le danseur thaï veut entendre parler… Et Jérôme Bel tire vers une discussion plus philosophique et politique : la recherche d’égalité, l’argent, la communauté du théâtre expérimental et de la danse contemporaine – des artistes à la recherche de nouvelles formes ; des pouvoirs publics qui donnent un peu d’argent et un public qui accepte l’inconnu du spectacle quand il achète une place –

Pitchet Klunchun and myself, ce dialogue chorégraphique entre Jérôme Bel et Pitchet Klunchun, au-delà du ludique est une réflexion sur l’art et sur l’altérité. Il y est question de transmission, de partage des savoir-faire, de confrontation des points de vue, du sens de l’art, en acceptant l’aventure que représente l’autre, au départ si loin, au final si près.

 brigitte rémer

Traductrices : Clotilde Moynot et Denise Lucioni – Assistant : Maxime Kurver  – Régie lumières : David Pasquier – Régie son : Géraldine Dudouet – Régie plateau : David Gondal – Régie générale : Alexis Jimenez.

Vu au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, le 4 avril 2015 – 2, rue Edouard Poisson. Métro : Aubervilliers Pantin Quatre chemins – Site : www.lacommune-aubervilliers.fr Tél. : 01 48 33 16 16