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Les Bonnes

Texte Jean Genet – mise en scène Mathieu Touzé – avec Yuming Hey, Élizabeth Mazev, Stéphanie Pasquet, au Théâtre 14.

© Christophe Raynaud de Lage

Le décor est assez funéraire, sorte de blanc glacé et ployant sous les fleurs comme le veut Genet, son dénivelé en traduit d’emblée la hiérarchie sociale et l’enfermement. Claire, voilée, monte sur scène (Stéphanie Pasquet) et se dévoile face à la coiffeuse, dans le rôle simulé de Madame. Elle se pomponne tandis que Solange, sa sœur ainée (Élizabeth Mazev) tient le rôle de servante. On entre dans la simulation et le mimodrame, le jeu dans le jeu qui traverse la pièce dans laquelle les rôles s’inversent en permanence. Dans la réalité, les deux soeurs ont même statut social, celui de domestique, elles retiennent et accumulent leurs griefs à l’égard de leur maîtresse avec qui elles entretiennent des rapports complexes, entre attirance et rejet, et se jettent à la figure une certaine dose de leur haine réciproque, du mépris qu’elles alimentent à l’égard de la classe sociale qui n’est pas la leur et de leurs jalousies. La pièce repose sur ce jeu en double miroir, plus pervers qu’innocent où, à tour de rôle, elles se glissent dans la peau de Madame et se prennent mutuellement pour exutoire, brouillant un peu plus de leurs identités.

© Christophe Raynaud de Lage

Jeu innocent d’autant moins quand le téléphone sonne, annonçant la remise en liberté provisoire de Monsieur, dont elles sont à l’origine de la garde à vue, par une lettre de dénonciation envoyée à la police, qui a mené à son arrestation ; d’autant moins qu’elles ne se précipitent pas pour le faire savoir à Madame, à son retour, de peur d’être démasquées et répudiées, de perdre leur statut de servantes, malgré tout protégées. « Elle, elle nous aime. Elle est bonne. Madame est bonne ! – selon le jeu de mots de Genet – Madame nous adore. » Quelques petits moments de complicité, d’autres de tendresse entre elles, réels ou joués, apportent quelques respirations, ainsi quand elles donnent du rythme par la chanson désenchantée de Mylène Farmer, Tout est chaos.

Quand la sonnerie du réveil retentit, Claire quitte la robe de velours écarlate empruntée à la garde-robe de Madame et dans laquelle elle habitait son rôle, le rituel prend fin, ébréché par les moments de désespoir et par la future mise en acte de l’assassinat de Madame, en vue d’éloigner tous soupçons. « Dans son tilleul. Dix cachets de Gardénal… »

© Christophe Raynaud de Lage

Et elle, Madame, arrive, en grande excentrique (Yuming Hey) immense chapeau, gestes maniérés, somptueuse en son chagrin expressionniste compte tenu de l’absence de Monsieur. Elle distribue à Claire et à Solange quelques robes puisées dans son armoire. « Vous êtes un peu mes filles. Avec vous la vie sera moins triste. Nous partirons pour la campagne. Vous aurez les fleurs du jardin. » Et elle finit par détester ces fleurs qui la dévorent, renforçant le côté mortuaire de la mise en abyme, son catafalque avant l’heure. Le tilleul se prépare. Le tilleul est servi. Claire et Solange se trahissent et sont acculées à parler du coup de fil de Monsieur, annonçant sa libération. Madame bondit, se prépare et s’en va, sans même prendre son tilleul malgré l’insistance de Solange et de Claire. Elle remarque toutefois les légers déplacements des objets de la maison : le récepteur décroché, la poudre sur la coiffeuse, le réveil et la clé du secrétaire qui ont changé de place. Un moment elles envisagent de s’enfuir, sentant que leurs plans maléfiques pourraient être démasqués, mais n’ayant nulle part où aller, se ravisent. Elles commencent leur dernier jeu de rôle et cérémonial, être Madame à tour de rôle, dans une extraordinaire tension dramatique où Solange, dans sa diatribe  fortement poétique, met en scène les funérailles de sa maîtresse et les leurs, dans une grande excitation et jusqu’au délire, « Cela ma petite, c’est notre nuit à nous » prophétise-t-elle. Mais Claire ne sort plus du jeu et dans la parfaite imitation de Madame, boit le tilleul. « Et tu l’as servi dans le service le plus riche, le plus précieux » prend-elle la peine de remarquer. Le simulacre est à son comble et la mort est là.

© Christophe Raynaud de Lage

Louis Jouvet met en scène Les Bonnes en 1947, année de sa publication et première pièce de Jean Genet, la plus montée au théâtre. Subversive, comme toutes ses autres pièces – Les Paravents, le Balcon –  l’oeuvre prend racine dans l’univers carcéral que Genet a connu dans sa jeunesse, son imaginaire et sa poésie s’envolant de l’autre côté du mur d’enceinte. Le texte est précédé de Comment jouer Les Bonnes où l’auteur donne des directives : « Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif… Les actrices retiendront donc leurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou cassé… Madame, il ne faut pas l’outrer dans la caricature. Elle ne sait pas jusqu’à quel point elle est bête, à quel point elle joue un rôle… Le décor, il s’agit, simplement, de la chambre à coucher d’une dame un peu cocotte et un peu bourgeoise. »

Mathieu Touzé, co-directeur du Théâtre 14 s’est emparé du texte de Genet, tragique et violent, probablement inspiré du meurtre des sœurs Papin, un fait divers qui avait défrayé la chronique en 1933. Le duo Élizabeth Mazev/Stéphanie Pasquet, Claire/Solange, fonctionne dans toutes les nuances de la palette nécessaire à l’expression des jeux de rôle et des rapports de domination, dans la préméditation monstrueuse de leur vengeance sourde. Madame, interprétée par l’acteur Yuming Hey arrive comme une tornade dans un jeu très extérieur, entre la maîtresse-femme plutôt arrogante et intolérante, un peu invertébrée dans son amour transi envers son amant momentanément indisponible. La pièce est flamboyante en soi, surjouer le rôle n’est pas nécessaire et casse l’aspect ritualisé du texte où dans son unité de temps, de lieu et d’action se mettent en place les gestes infernaux d’une mise à mort.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2024

Avec : Yuming Hey Madame – Élizabeth Mazev, Solange – Stéphanie Pasquet, Claire. Scénographie et costumes Mathieu Touzé – lumière Renaud Lagier – régisseur général Jean-Marc L’Hostis – régie Stéphane Fritsch – assistante à la mise en scène Hélène Thil – Les Bonnes est publié aux éditions Gallimard.

Du 27 février au 23 mars 2024, mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h, samedi à 16h. Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier. 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – site : www.theatre14.fr

Personne

© Nadège Le Lezec

D’après le roman de Gwenaëlle Aubry – adaptation Sarah Karbasnikoff en collaboration avec Elisabeth Chailloux – mise en scène Elisabeth Chailloux, en collaboration avec Sarah Karbasnikoff – jeu Sarah Karbasnikoff – coproduction Théâtre de la Ville, au Théâtre 14.

C’est un parcours labyrinthe auquel le spectateur est convié à travers l’abécédaire de Gwenaëlle Aubry auteure et philosophe qui écrit en hommage à son père, disparu, et qui a obtenu le prix Femina en 2009, pour ce roman intitulé Personne. Elle se met dans les traces de fragments retrouvés dans un précieux dossier bleu, après sa mort, fragments qu’elle décline, à travers chaque lettre de l’alphabet comme autant de touches sensibles composant le portrait kaléidoscopique de ce père, resté à distance.

On entre dans les fêlures d’un homme, François-Xavier Aubry, brillant avocat et professeur de droit, dans sa difficulté de vivre, ses visions et sa chute, un mouton noir, comme il aimait à se nommer et qu’on retrouve dans un fragment de ses écrits intitulé Le mouton noir mélancolique. La voix d’Antonin Artaud ouvre le spectacle. A comme Artaud, 9 décembre 1945. Lettre de Rodez à l’éditeur Henri Parisot dans laquelle « il délire, on peut appeler ça comme ça aussi, il est Jésus mis en croix sur le Golgotha puis jeté sur un tas de fumier, il est le blasphémateur et l’évêque de Rodez, saint Antonin et Lucifer… Il est le maître du réel, le possible est ce dont il décide, l’infini lui obéit » écrit l’auteure, avant de poursuivre son récit.

© Nadège Le Lezec

 « Le 10 décembre 1945, au lendemain de la lettre d’Artaud à Henri Parisot, mon père naissait. J’ignore de quand date sa première hospitalisation. J’aurais pu en retrouver trace, peut-être, dans l’un de ses carnets : agendas de cuir noir, cahiers d’écolier, livres de brouillon, blocs à entête d’hôtels, feuilles volantes, notes griffonnées au revers d’un cours, de quoi remplir des cartons entiers. On pourrait sur certains apposer les noms des hôpitaux et des maisons de santé où il a séjourné – Cahiers de la Roseraie, Cahiers de la Verrière, Cahiers d’Épinay… Mon père n’était pas un grand poète et c’est tout. Il n’a pas inscrit sa souffrance en beauté et en puissance, sa folie en génie, inventé une langue de sacres et de massacres. J’ai lu quelques-uns de ces cahiers, je les ai oubliés. Tout ce que je sais, c’est que chaque jour de sa vie ou presque, il a écrit. » Avec Personne, Gwenaëlle Aubry va dans le sens de la volonté de son père qui avait inscrit sur un cahier retrouvé, à romancer.

© Nadège Le Lezec

Seule en scène, Sarah Karbasnikoff, comédienne de la troupe du Théâtre de la Ville, assure admirablement le parcours. Deux grands écrans s’emboitent laissant un passage pour quelques-unes de ses entrées et sorties permettant – derrière l’écran-tulle, côté jardin – de prolonger la scène, devant le lit de la folie ou celui de l’absent. L’ensemble, ainsi que le sol et quelques chaises dans un coin, sont gris clair, l’aspect plutôt clinique (scénographie Aurélie Thomas). Le fil conducteur, les écrits du père, encre bleue stylo plume, s’inscrivent sur l’écran. L’actrice les lit prenant la place du père, devant un micro sur pied.

Les 26 lettres et chapitres tour à tour s’affichent et donnent le ton : c comme Clown avec sa maladie du comme si et ce masque, Persona, que portaient sur scène, en Grèce et dans l’Italie antique, les acteurs ; d de Disparu, quand s’envolent les cendres – une urne est posée à l’avant-scène, pas forcément indispensable, le texte et le sens du spectacle étant suffisamment clairs ; i comme Illuminé, c’est de Plotin qu’il s’agit, parlant de l’originalité de sa pensée à travers trois réalités fondamentales, l’Un, l’Intellect et l’Âme, la romancière comme philosophe ;  j comme Jésuite, souvenirs de pensionnat, propose un jeu d’ombre où la figure de l’homme d’église ressemble à un ogre ; o comme Obscur, sans commentaire ; q comme Qualité (L’Homme sans) référence au roman inachevé de l’écrivain autrichien Robert Musil. Plusieurs personnages, acteurs, projections à l’appui, ou mythes auxquels s’identifie le père, intègrent aussi cet Abécédaire : b comme Bond, « mon père voulait être James Bond, parce qu’il voulait être agent de l’ombre » ; h comme Hoffmann de Dustin qui dans Kramer contre Kramer révélait cette « espèce d’absence au monde » ; l comme Léaud, Jean-Pierre, par l’enfance et le rappel de la bipolarié du père ; n de Napoléon du grand Nord, « seul au réveillon des fous. »

La mise en scène d’Élisabeth Chailloux sert le propos de Gwenaëlle Aubry – qui pose la question de l’autofiction – avec finesse, précision et sobriété, dans la solitude et l’abandon du père. « De la vie de mon père, je conserve le relief intérieur, le relevé sismographique. Pas plus que lui je ne saurais (ni ne voudrais) la raconter, parcourir ces noms, ces dates qui composent l’histoire à l’ombre de laquelle j’ai grandi… Peut-être a-t-il trouvé dans le désert blanc de la mort ce que depuis toujours il cherchait : le droit de ne plus être quelqu’un » conclut l’auteure. François-Xavier Aubry garde son mystère, la mort l’a souvent guetté. Sarah Karbasnikoff en témoigne sur scène avec intensité, alliant humour, distance et mélancolie.

Brigitte Rémer, le 10 janvier 2024

Collaboration artistique Thierry Thieû Niang – scénographie Aurélie Thomas – lumières Olivier Oudiou – son Madame Miniature – costumes Dominique Rocher – vidéo Michaël Dusautoy – régie générale Simon Desplebin.

Du 9 au 27 janvier 2024, au Théâtre 14, représentations mardi, mercredi, vendredi à 20h jeudi à 19h samedi à 16h – Théâtre 14 – 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris – métro : Porte de Vanves, tram station : Didot – tél. : 01.45.45.49.77 et 01 42 74 22 77 – sites :  theatre14.fr et theatredelaville-paris.com

Al Atlal – Chant pour ma mère / الأطلال

© Jean-Louis Fernandez

Un projet de Norah Krief, d’après le poème d’Ibrahim Nagi chanté par Oum Kalthoum sur une musique de Riad Al Sunbati – écriture et dramaturgie Norah Krief, Frédéric Fresson – vu au Théâtre 14, dans le cadre du Festival Re-Génération.

« Chère maman, Ma petite mère, Comme j’aimerais te serrer encore dans mes bras, te caresser les cheveux. Je cherche la liberté, la poésie, la fantaisie que tu as toujours eues, mais je me sens pauvre et vaine. Je te revois concasser au mortier ton café, le moudre fin comme de la farine tu me disais, le mettre dans ta zazoua sur le feu doux du kanoun, ajouter une goutte d’eau de fleur d’oranger ; tout ça dans notre jardin, devant la maison, à genou, soufflant sur les braises, ou remuant ton éventail tunisien, sifflotant, tranquille, à la recherche de sensations de plaisir. Parfois tu t’allongeais sur l’herbe, et tu rêvais bercée par les chants arabes qui s’échappaient des fenêtres grandes ouvertes du pavillon… » El-Atlal/Les Ruines, que chantait Oum Kalthoum faisait partie des favoris.

Nora Krief fait un retour sur image et sur cette période où la culture de sa mère, juive tunisienne de Sousse, d’origine italienne, immigrée dans la banlieue parisienne, était bien loin d’elle, où la langue arabe l’angoissait et l’agressait. Arrivée en France à l’âge de deux ans sa préoccupation était plutôt de s’intégrer à l’école et de passer inaperçue. Nora construisait sa vie, elle ne connaissait pas la nostalgie. Devenue actrice et tenant le rôle d’Œnone dans Phèdre(s) que montait Krzysztof Warlikowski sur un texte de Wajdi Mouawad en 2016, il lui fut demandé d’interpréter un extrait d’Al AtlalCet air, mythique dans tout le Maghreb et le Moyen-Orient fut pour elle comme un appel à la mémoire de sa mère et un écho au pays qu’elle avait enfoui. « Aujourd’hui j’ai besoin de chanter ce poème en entier, de retrouver la langue arabe et je décide d’en faire un temps de représentation, de concert, de théâtre musical » dit-elle.

Accompagnée de trois musiciens, Nora Krief rend un hommage à sa mère et à tous ceux qui, entre plusieurs cultures, ont du mal à se reconnaître. Le poème d’Ibrahim Nagui est écrit au présent, son adresse est directe, active et revendique la liberté. En 1960, Oum Kalthoum le chante devant le peuple égyptien, tout le Moyen-Orient est à l’écoute : « Je ne parviens pas à t’oublier toi qui m’avais séduite par tes discours si doux et raffinés… Mais où est donc passé cet éclat dans tes yeux… Mon désir de toi me brûle l’âme, et le temps de ton absence n’est que braises cuisantes… Rends-moi ma liberté, défais mes liens, j’ai tout donné, il ne me reste plus rien… »

Depuis des années Nora Krief travaille avec Frédéric Fresson, pianiste et compositeur, qui assure la direction musicale de ses spectacles. Ensemble, ils ont ré-interprété en 2015, les Sonnets de Shakespeare. Ici, elle s’adresse « à l’amour, aux pays, aux regrets, aux ruines de la vie. » Au début du spectacle les projecteurs comme cinq soleils sont braqués sur le oud solo. La chanteuse entre et parle avec sa mère, tout naturellement comme si elles étaient ensemble dans je jardin du pavillon de banlieue, vite devenu pour la mère une citadelle des rêves disparus. Deux autres musiciens se sont joints au soliste, côté jardin un joueur de daf, de oud et de guitare, côté cour le synthétiseur, les musiciens se répondent. Quand Nora Krief chante – et elle s’exprime aussi bien aujourd’hui en langue arabe – elle traduit de temps en temps le texte ou la traduction s’affiche sur un voile de tulle, derrière elle. La voix d’Oum Kalthoum, dite la quatrième pyramide d’Égypte, lui emboite parfois le pas.

© Jean-Louis Fernandez

Derrière elle, un rideau de scène fait de fils tendus qui ressemblent à la pluie, ou à des larmes, lui permet de disparaître à demi à certains moments pour chanter, et met la distance d’une grande scène entre elle et nous (scénographie de Magali Murbach qui assure aussi la création des costumes). Et quand elle est comme naufragée, comme le dit la chanson  « Ma tendresse envers toi me brûle les entrailles, chaque seconde laisse en moi une entaille, je me noie » on la voit couler, on la croirait dans les fonds sous-marins. » Quand elle revient, portant une élégante robe et un châle, elle décrit les habits de fête aux mille miroirs scintillants que portait sa sœur et poursuit son récit : « Un jour je me souviens qu’elle pleurait sur le bateau en s’éloignant du pays. » Et à sa mère, les regrets : « Les lieux où nous nous retrouvions me hantent, j’aurais voulu plus de temps pour toi. Je suis retournée voir notre pavillon, le saule pleureur n’est plus là, le jardin est devenu un parking. » Dans les mots de Nora Krief s’exprime la transmission d’un pays à l’autre, d’une génération à l’autre par la cuisine notamment : « Reviens un peu maman, j’ai oublié d’apprendre le couscous aussi, avec toi. Comme tu le faisais bien, pourtant je me souviens je t’aidais parfois, tu me disais on va mettre les épices, le curcumin, on va préparer la kemia, c’était trop bon, avec les navets crus marinés dans le citron ; et la harissa, et la méchouia avec les poivrons grillés dans la braise du kanoun. Les patatas bel kamoun… » Une émotion joyeuse est au rendez-vous.

© Jean-Louis Fernandez

Un peu plus tard les trois musiciens chantent en chœur accompagnés du daf, l’actrice ôte ses chaussures pour mieux danser. Puis elle invite chacun d’entre eux à prendre la parole, à dire son exil : le premier, Algérien, reprend l’anecdote des rideaux blancs à tringle de chemin de fer qu’elle avait évoquée, la tringle que tout le monde installait en France, à la maison, mais que ni Nora, ni lui dans son HLM de Dugny, n’avaient. Il évoque aussi son étonnement des patins qu’il fallait prendre pour ne pas salir le sol quand il allait chez les copains. Le second musicien, originaire de Deir ez-Zor dans le désert de Syrie où la guerre a fait rage entre 2010 et 2012, pense à sa maison détruite et à son oud fracassé : « Bokra/demain, nous rirons de cette comédie » a-t-il le courage de dire et il chante Bokra pour Nora. Le troisième, au synthétiseur, parle de sa nounou espagnole qu’il comprenait mieux que ses grands-parents du Périgord, de ses étés au Portugal et des couplets de flamenco qu’il fait entendre avec son instrument. Lucien Zerrad et Mohanad Aljaramani sont venus de Syrie, Mohanad Aljaramani est un percussionniste virtuose et familier du oud formé à la musique classique et à la musique orientale, à Damas. Lucien Zerrad, joue de divers instruments d’Orient et sait mêler les influences. Frédéric Fresson est pianiste et compositeur, il pratique aussi d’autres instruments. Le spectacle se termine sur une image d’Oum Kalthoum chantant Al-Atlal en concert entourée de ses musiciens, petit mouchoir blanc à la main comme toujours. L’image à demi effacée tremble sur le rideau-écran de projection.

© Institut du Monde Arabe

Dans le cadre du Festival Re-Générations une exposition itinérante sur Les Grandes Dames de la chanson arabe est aussi proposée, en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe, excellent prolongement au spectacle. Elle traverse le temps de l’origine du chant en passant par les Almées et les Chikhat, au début du XXème avec l’avènement des comédies musicales au cinéma et de la chanson longue, Oghniya, représentée par Oum Kalthoum. « Ô mon cœur, ne demande pas où est passé l’amour. Il n’était qu’un château de mirages et s’en est allé. » Au-delà de la nostalgie, Nora Krief a l’énergie du présent, l’humour et le naturel qui transforment ce Chant pour ma mère en un hymne intemporel aux mères et à l’altérité.

Brigitte Rémer le 11 mai 2023

Avec : Norah Krief, Frédéric Fresson et en alternance les guitaristes Antonin Fresson et Lucien Zerrad, les oudistes Hareth Medhi et Mohanad Aldjaramani – création musicale Frédéric Fresson, Lucien Zerrad, Mohanad Aldjaramani – collaboration artistique Charlotte Farcet – traduction Khaled Osman – regard extérieur Éric Lacascade – création lumière Jean-Jacques Beaudouin – scénographie et costumes Magali Murbach – création son Olivier Gascoin avec Johann Gabillard – collaboration live et machines Dume Poutet aka Otisto 23 – coachaing chant oriental Dorsaf Hamdani – régie vidéo Julien Marrani – compagnie Sonnet – spectacle créé en mai 2017 au Festival Passages à Metz et au Festival Ambivalence(s) de Valence.

Vu en avril au Théâtre 14, au cours du Festival Re-Génération – 20 avenue Marc Sangnier. 75014. Paris – métro Porte de Vanves – site : www.theatre14.fr

Le Chœur

© Marc Domage

Conception Fanny de Chaillé, d’après le poème Et la rue de Pierre Alferi  – avec la promotion 2020 des Talents Adami Théâtre – au Théâtre 14, dans le cadre du Festival d’Automne.

Dix acteurs hauts en couleurs, enfants de huit neuf ans au départ, se racontent des histoires. Cour de récré, surenchère, histoires d’adultes. Ils évoquent l’écroulement des tours de Manhattan un certain 11 septembre, plus tard le Bataclan. Se mêlent à ces images de mort qu’ils brandissent avec innocence et dont ils ne comprennent pas tout, les images de la vie, de leur jeunesse, de leur potentiel. Le quotidien dans ses chicanes et petites mesquineries les rapproche, charmants potins qui se croisent, récits dont la parole passe de l’un à l’autre, dans les mots comme dans les gestes, quelques solos. Une traversée de la salle histoire de se rapprocher du public. Simplicité du propos réglé comme du papier à musique par l’investissement de tous dans la construction gestuelle.  Pas de chef de chœur visible, dix cœurs qui battent au rythme des mots et du collectif, du tempo de la narration.

Le texte du romancier et poète Pierre Alferi, La Rue, extrait de son recueil divers chaos, se mêle aux récits énoncés par les acteurs pendant les répétitions. De ce matériau, on ne sait plus ce qui émane de l’un ou des autres et le travail se fait davantage sur la forme que sur le fond. Le raccord avec le panneau Et la Rue accroché à l’entrée du théâtre ne se retrouve guère dans l’esprit de ce qui se passe sur scène, on reste sur sa faim.

Plus chorale que chœur, la richesse du spectacle passe par la circulation de la parole, du chuchotement jusqu’à la pulsation collective. Face au public les acteurs s’apostrophent en se passant le témoin, et l’apostrophent.

Fanny de Chaillé a rencontré l’écriture de Pierre Alféri dans Coloc en 2012 et Les Grands en 2016. Elle est une habituée du Festival d’Automne pour y avoir donné ses précédentes pièces : Le Groupe d’après La Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal en 2014, La Double Coquette en 2015, Les Grands en 2016, Désordre du discours d’après L’Ordre du discours de Michel Foucault en 2019. Elle est artiste associée à l’Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry et de la Savoie.

Parler sur semble éloigné de ce qu’on perçoit, de ce qu’on voit. Je suis, en ce qui me concerne restée extérieure au travail proposé même si le dispositif démontre la qualité de ses interprètes. Il se veut joyeux, mon esprit ce soir-là n’était pas au rendez-vous de la fête.

Brigitte Rémer, le 6 janvier 2022

Avec la promotion 2020 des Talents Adami Théâtre : Marius Barthaux, Marie-Fleur Behlow, Rémy Bret, Adrien Ciambarella, Maud Cosset-Chéneau, Malo Martin, Polina Panassenko, Tom Verschueren, Margot Viala, Valentine Vittoz – assistant, Christophe Ives, rédaction journal Grégoire Monsaingeon – réalisation son et radio, Manuel Coursin – lumières, Willy Cessa – Le poème Et la rue de Pierre Alferi est extrait de l’ouvrage divers chaos (P.O..L) – Le spectacle a été présenté au Centre National de la Danse du 7 au 9 octobre 2021

Du mardi 4 au samedi 15 janvier 2022, Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – Sites : www.theatre14.fr – www.cnd.fr – www.festival-automne.com