Texte Jean Genet – mise en scène Mathieu Touzé – avec Yuming Hey, Élizabeth Mazev, Stéphanie Pasquet, au Théâtre 14.
Le décor est assez funéraire, sorte de blanc glacé et ployant sous les fleurs comme le veut Genet, son dénivelé en traduit d’emblée la hiérarchie sociale et l’enfermement. Claire, voilée, monte sur scène (Stéphanie Pasquet) et se dévoile face à la coiffeuse, dans le rôle simulé de Madame. Elle se pomponne tandis que Solange, sa sœur ainée (Élizabeth Mazev) tient le rôle de servante. On entre dans la simulation et le mimodrame, le jeu dans le jeu qui traverse la pièce dans laquelle les rôles s’inversent en permanence. Dans la réalité, les deux soeurs ont même statut social, celui de domestique, elles retiennent et accumulent leurs griefs à l’égard de leur maîtresse avec qui elles entretiennent des rapports complexes, entre attirance et rejet, et se jettent à la figure une certaine dose de leur haine réciproque, du mépris qu’elles alimentent à l’égard de la classe sociale qui n’est pas la leur et de leurs jalousies. La pièce repose sur ce jeu en double miroir, plus pervers qu’innocent où, à tour de rôle, elles se glissent dans la peau de Madame et se prennent mutuellement pour exutoire, brouillant un peu plus de leurs identités.
Jeu innocent d’autant moins quand le téléphone sonne, annonçant la remise en liberté provisoire de Monsieur, dont elles sont à l’origine de la garde à vue, par une lettre de dénonciation envoyée à la police, qui a mené à son arrestation ; d’autant moins qu’elles ne se précipitent pas pour le faire savoir à Madame, à son retour, de peur d’être démasquées et répudiées, de perdre leur statut de servantes, malgré tout protégées. « Elle, elle nous aime. Elle est bonne. Madame est bonne ! – selon le jeu de mots de Genet – Madame nous adore. » Quelques petits moments de complicité, d’autres de tendresse entre elles, réels ou joués, apportent quelques respirations, ainsi quand elles donnent du rythme par la chanson désenchantée de Mylène Farmer, Tout est chaos.
Quand la sonnerie du réveil retentit, Claire quitte la robe de velours écarlate empruntée à la garde-robe de Madame et dans laquelle elle habitait son rôle, le rituel prend fin, ébréché par les moments de désespoir et par la future mise en acte de l’assassinat de Madame, en vue d’éloigner tous soupçons. « Dans son tilleul. Dix cachets de Gardénal… »
Et elle, Madame, arrive, en grande excentrique (Yuming Hey) immense chapeau, gestes maniérés, somptueuse en son chagrin expressionniste compte tenu de l’absence de Monsieur. Elle distribue à Claire et à Solange quelques robes puisées dans son armoire. « Vous êtes un peu mes filles. Avec vous la vie sera moins triste. Nous partirons pour la campagne. Vous aurez les fleurs du jardin. » Et elle finit par détester ces fleurs qui la dévorent, renforçant le côté mortuaire de la mise en abyme, son catafalque avant l’heure. Le tilleul se prépare. Le tilleul est servi. Claire et Solange se trahissent et sont acculées à parler du coup de fil de Monsieur, annonçant sa libération. Madame bondit, se prépare et s’en va, sans même prendre son tilleul malgré l’insistance de Solange et de Claire. Elle remarque toutefois les légers déplacements des objets de la maison : le récepteur décroché, la poudre sur la coiffeuse, le réveil et la clé du secrétaire qui ont changé de place. Un moment elles envisagent de s’enfuir, sentant que leurs plans maléfiques pourraient être démasqués, mais n’ayant nulle part où aller, se ravisent. Elles commencent leur dernier jeu de rôle et cérémonial, être Madame à tour de rôle, dans une extraordinaire tension dramatique où Solange, dans sa diatribe fortement poétique, met en scène les funérailles de sa maîtresse et les leurs, dans une grande excitation et jusqu’au délire, « Cela ma petite, c’est notre nuit à nous » prophétise-t-elle. Mais Claire ne sort plus du jeu et dans la parfaite imitation de Madame, boit le tilleul. « Et tu l’as servi dans le service le plus riche, le plus précieux » prend-elle la peine de remarquer. Le simulacre est à son comble et la mort est là.
Louis Jouvet met en scène Les Bonnes en 1947, année de sa publication et première pièce de Jean Genet, la plus montée au théâtre. Subversive, comme toutes ses autres pièces – Les Paravents, le Balcon – l’oeuvre prend racine dans l’univers carcéral que Genet a connu dans sa jeunesse, son imaginaire et sa poésie s’envolant de l’autre côté du mur d’enceinte. Le texte est précédé de Comment jouer Les Bonnes où l’auteur donne des directives : « Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif… Les actrices retiendront donc leurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou cassé… Madame, il ne faut pas l’outrer dans la caricature. Elle ne sait pas jusqu’à quel point elle est bête, à quel point elle joue un rôle… Le décor, il s’agit, simplement, de la chambre à coucher d’une dame un peu cocotte et un peu bourgeoise. »
Mathieu Touzé, co-directeur du Théâtre 14 s’est emparé du texte de Genet, tragique et violent, probablement inspiré du meurtre des sœurs Papin, un fait divers qui avait défrayé la chronique en 1933. Le duo Élizabeth Mazev/Stéphanie Pasquet, Claire/Solange, fonctionne dans toutes les nuances de la palette nécessaire à l’expression des jeux de rôle et des rapports de domination, dans la préméditation monstrueuse de leur vengeance sourde. Madame, interprétée par l’acteur Yuming Hey arrive comme une tornade dans un jeu très extérieur, entre la maîtresse-femme plutôt arrogante et intolérante, un peu invertébrée dans son amour transi envers son amant momentanément indisponible. La pièce est flamboyante en soi, surjouer le rôle n’est pas nécessaire et casse l’aspect ritualisé du texte où dans son unité de temps, de lieu et d’action se mettent en place les gestes infernaux d’une mise à mort.
Brigitte Rémer, le 18 mars 2024
Avec : Yuming Hey Madame – Élizabeth Mazev, Solange – Stéphanie Pasquet, Claire. Scénographie et costumes Mathieu Touzé – lumière Renaud Lagier – régisseur général Jean-Marc L’Hostis – régie Stéphane Fritsch – assistante à la mise en scène Hélène Thil – Les Bonnes est publié aux éditions Gallimard.
Du 27 février au 23 mars 2024, mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h, samedi à 16h. Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier. 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – site : www.theatre14.fr
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