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Et la bête blessée la regardait… Où est Rosa Luxemburg ?

D’après la correspondance de Rosa Luxemburg – idée, conception et texte Aurélie Youlia, conception et mise en scène Inka Neubert, avec Pierre Puy et Aurélie Youlia – coproduction de la Compagnie des Luthiers et du Theaterhaus G7 de Mannheim, au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes, Paris.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Ces Lettres de Rosa Luxemburg, femme de combat née en 1871 en Pologne alors sous domination russe, assassinée à Berlin en 1919, font partie du patrimoine de la famille Luxemburg. À la mort de Rosa, son frère Josef les récupère, ainsi que ses différents écrits et son herbier. C’est aujourd’hui Kazimierz Luxemburg, son neveu, qui s’inscrit dans la chaîne de transmission et permet ce travail de mémoire. À cinq ans, il assistait aux funérailles de sa tante, Rosa.

Issue d’une famille de commerçants juifs polonais, Rosa Luxemburg fait de brillantes études au lycée de Varsovie et s’engage très tôt dans des activités subversives l’obligeant à se réfugier en Suisse où elle se lie à divers militants socialistes. Elle présente une thèse en économie politique et c’est l’une des premières femmes au monde à obtenir un doctorat en la matière, la première pour la Pologne. C’est à Berlin ensuite où elle s’installe et obtient la nationalité allemande en 1898, qu’elle découvre le SPD/Parti social-démocrate et y milite un temps. Elle travaille comme journaliste pour la presse socialiste et comme traductrice – elle parle yiddish, polonais, russe, allemand et français – elle est aussi enseignante à l’école du SPD où elle donne des cours d’économie, d’histoire de l’économie et d’histoire du socialisme.

Théoricienne marxiste, militante socialiste et communiste, son énergie et son intelligence sont remarquées dès 1893 lors de sa première intervention en public au congrès de l’Internationale ouvrière, elle a vingt-deux ans. Elle acquiert très vite une certaine notoriété, renforcée par la publication d’un texte érudit, d’abord publié sous forme d’articles, Réforme sociale ou Révolution ? On l’appelle Rosa la Rouge. Après avoir adhéré au SPD elle critique ses positions et dénonce la guerre, avant de fonder avec Karl Liebknecht en 1916 la Ligue des Spartakistes, mouvement révolutionnaire et antimilitariste. Elle sera emprisonnée à plusieurs reprises.

Les deux acteurs, narrateurs de l’histoire de vie de cette militante emblématique, arrivent de la salle (Aurélie Youlia et Pierre Puy). Ils s’installent dans une sorte de bureau-atelier, type studio d’architecture où s’éparpillent livres, lettres et photos, les fragments de sa vie, sous le regard de sa machine à écrire témoin de ses pensées et de ses actions (scénographie et costumes Isabell Wibbeke, lumières Stefan Griesshaber). Ils construisent le récit de l’engagement de cette femme « romantique et radicale » en même temps, Rosa Luxemburg. Dans ce laboratoire de pensée politique, ils dépouillent patiemment et ardemment les lettres transmises par Kazimierz Luxemburg, colle sur l’écran de fond de scène quelques mots, bribes, slogans, affichettes et portraits. Des images vidéo et images d’archives complètent les documents présentés (vidéo et son Philippe Mainz).

© Theaterhaus G7, Mannheim

La première lettre lue en allemand vient de Berlin, deux jours avant sa mort, Aurélie Youlia parfaitement bilingue, la livre avec émotion. On comprend que la tête de Rosa et celle de son mouvement, sont mises à prix. Le spectacle débute par la fin de l’histoire sur les circonstances de sa disparition, dans tous les sens du terme, assassinée, en même temps que Karl Liebknech, par des officiers des corps francs, milice formée à l’instigation du ministre social-démocrate de l’Intérieur Gustav Noske, puis disparition de son corps. Elle sortait de quatre ans d’emprisonnement. Une photographie montre les assassins fêter sa mort. C’est un cercueil vide qui accompagne ses funérailles rassemblant plus de cent mille personnes, suivies de  spéculations sur fond de mensonges et dissimulations – preuves à l’appui par son avocat – disparition non encore élucidée à ce jour.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Le texte reprend les moments clés de son parcours, tout en dessinant le contexte global de la fin du XIXème et début du XXème. Dreyfus est envoyé en Guyane, les Frères Lumière déposent leur projet de cinématographe, Apollinaire est blessé par des éclats d’obus, en mars 1916. Lectures et chansons, en langue française et parfois langue allemande se tissent au fil des événements rapportés – chansons notamment des mères ayant perdu leur fils à la guerre : sa relation avec Léo Jogiches, militant lituanien qu’elle rencontre à l’Université de Varsovie mais qui ne la suivra pas en Allemagne, sa démission du SPD, ses fausses identités pour retourner à Varsovie, la description de sa cellule, une libération sous caution applaudie par plus de mille femmes à sa sortie de prison et l’appel à se rassembler, prémisses du 8 mars, journée internationale du droit des Femmes, ses lettres à Karl Kautsky, homme politique et théoricien marxiste allemand et autrichien né à Prague. Au fil du récit se complète la toile chargée de photos et documents qui servent de guides. On traverse sa déprime quand elle est emprisonnée à Breslau, aujourd’hui Wroclaw en Pologne, son chagrin quand elle apprend la mort d’un ami, Hans Diefenbach.

« Très chère Sonitschka, j’espère avoir bientôt la possibilité de vous envoyer cette lettre, aussi je m’empresse de l’écrire. J’ai été si longtemps privée de la joie de m’entretenir avec vous, tout au moins par lettre. Mais je devais réserver à Hans Diefenbach, les quelques lettres que j’avais la permission d’écrire, car il les attendait. C’est fini, maintenant. Mes deux dernières lettres s’adressaient à un mort et on m’en a renvoyé une. Je ne puis y croire… » Beaucoup de lettres ont aussi été détruites par Rosa elle-même, par peur de perquisition. La tension dramatique monte au fil de la représentation et, par-delà les chansons, une musique, discrète mais présente, comme une petite veilleuse, accompagne le spectacle.

Rosa Luxemburg, assassinée mais pas morte, pour mémoire, et qui écrivait : « Rester un être humain est jeter s’il le faut, joyeux, sa vie tout entière, sur la grande balance du destin mais en même temps se réjouir de chaque journée de soleil et de beaux nuages. » Un spectacle de théâtre documentaire subtilement rapporté par Aurélie Youlia et mis en scène par Inka Neubert, porté par les deux acteurs, Pierre Puy et Aurélie Youlia, avec précision, passion et justesse.

Brigitte Rémer le 5 mars 2025

Avec : Pierre Puy, Aurélie Youlia (Jeu et chant) – mise en scène Inka Neubert, du Theaterhaus G7 de Mannheim – vidéo et son Philippe Mainz – scénographie et costumes Isabell Wibbeke – lumières Stefan Griesshaber

Du 20 février au 9 mars 2025, du jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30, au Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes. 75012 – site : www.epeedebois.com – une coproduction de la Compagnie des Luthiers (Paris) et du Theaterhaus G7 de Mannheim (Allemagne), avec le soutien de la Baden-Würtemberg Stiftung, du Fonds Citoyen franco-allemand et d’Anis Gras.