Archives par étiquette : TGP de Saint-Denis

Les Grands Sensibles

Texte d’après L’Éducation des barbares, de William Shakespeare – écriture et mise en scène Elsa Granat – collaboration à la dramaturgie Laure Grisinger – Compagnie Tout Un Ciel, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

© Christophe Raynaud de Lage

C’est la seconde fois qu’Elsa Granat s’introduit par effraction chez Shakespeare, la première fut avec King Lear Syndrome ou les Mal élevés. Les Grands Sensibles prennent leur source dans Roméo et Juliette-Frère Laurent et famille ainsi que dans Hamlet avec Gertrude sa mère. Passant là par hasard, on y retrouve aussi le personnage Learique d’Ophélie.

Dans la proposition de la metteure en scène qui rebat les cartes shakespeariennes, une douzaine d’enfants et d’adolescents égaie la tragédie qui comme à l’accoutumée, se mêle au monde et aux problématiques d’aujourd’hui. La vulnérabilité est un fil rouge, ici avec un peu de vieillesse et beaucoup d’enfance, une inscription dans les conflits intergénérationnels. Le prologue nous mène dans un centre de soins pour personnes âgées où se trouvent Gertrude, mère d’Hamlet, les parents Montaigu et Capulet, Lear etc.

© Christophe Raynaud de Lage

Comme dans un livre d’images, Nanny Mary, gouvernante de Roméo et Tatie Nounou, celle de Juliette, tournent les pages de l’histoire, croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer. En remontant le temps, on fête les un an de Roméo et les cinq de Juliette. Trois enfants incarnent les trois personnages mythiques des tragédies, bientôt rejoints par d’autres – jeunes élèves du Conservatoire de musique et de danse de Saint-Denis avec lequel Elsa Granat mène un projet pédagogique depuis plusieurs mois, encadrés par deux musiciens acteurs, ainsi que par des aînés, amateurs. Ils forment une farandole.

On entre de plain-pied et par cette farandole dans les grands mythes du théâtre élisabéthain et Juliette s’apprête à fêter son dix-huitième anniversaire. L’auteure poste pour nous la liste des thèmes à ne pas aborder et place les enfants au cœur du sujet, version Montessori. Ils se tiendront tout au long du spectacle dans leur théâtre, situé en fond de scène avec plateau surélevé et fermé d’un rideau qui s’ouvrira à de nombreuses reprises, théâtre dans le théâtre où ils se métamorphoseront de spectateurs en acteurs. L’élan est collectif, bucolique et ludique selon les moments, ils naviguent entre masques, jeux, danses et chansons. Côté cour, un grand écran pour quelques commentaires en images, l’espace du souvenir. De temps à autre un poème traverse la scène, comme celui d’Hamlet à sa mère.

© Christophe Raynaud de Lage

On suit les péripéties familiales et conflits de génération, peinant parfois à identifier les personnages. Hamlet, adolescent, est agressif avec sa mère, le vieux Montaigu passe, jusqu’à ce qu’il se heurte au vieux Capulet. Il y a le rituel des anciens et leurs danses bien désuètes, le rappel du meurtre de Mercutio grand ami du cousin de Juliette, Tybalt. Il y a Juliette menaçant de se suicider quand on la dissuade d’épouser Roméo, devenu meurtrier. On a des bribes et tout se brouille. Frère Laurent organise la mort provisoire de Juliette. Ophélie serait végane et ré-apparaît vêtue de blanc, en chantant. Gertrude organise une réception. De grandes colonnades s’effondrent sur un monde ancien. Reviennent les enfants sur le devant de la scène transformée en salle de sport, agrès et trampoline pour tous. Les jeunes et les anciens se retrouvent et le spectacle s’achève dans une salle de kiné où l’on se rééduque.

Il y a du monde sur scène, mais à quoi bon ? On peut tordre comme on veut la matière shakespearienne, le babillage de Juliette ou celui de Roméo ne sont pas d’un extrême intérêt. Le projet dramaturgique plein de bonnes intentions reste faible et s’il s’agissait de traiter des relations parents/enfants et de parler de transmission, pourquoi ne pas tailler dans le vif du sujet et la vraie vie en interviewant les personnes concernées. À quoi bon la métaphore ? Shakespeare, instrumentalisé, n’est pas indispensable.

Brigitte Rémer, le 8 octobre 2024

Avec :  Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Elsa Granat, Clara Guipont, Niels Herzhaft, Laurent Huon, Juliette Launay, Mahaut Leconte, Bernadette Le Saché, Hélène Rencurel, Edo Sellier (guitare) – avec la participation du chœur d’enfants du Conservatoire de Saint-Denis dirigé par Erwan Picquet, et de cinq seniors amateurs. Scénographie Suzanne Barbaud – lumière Lila Meynard – son John M. Warts – costumes Marion Moinet – assistanat à la mise en scène Mathilde Waeber – assistanat à la scénographie et aux costumes Constant Chiassai-Polin – chef de chœur Félix Benati – accompagnement des seniors amateurs Laure Grisinger – coordination du chœur d’enfants : Tassia Martin, Clara Guipont, Agathe Perrault – construction du décor Alain Pinochet (Ateliers du Théâtre de l’Union) – régie générale et plateau Quentin Maudet – régie son et vidéo Baudouin Rencurel – production, administration Agathe Perrault assistée de Sarah Baranes/ La Kabane – diffusion Camille Bard.

Du 25 Sep. 6 Oct. 2024, du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h, relâche le mardi – Théâtre Gérard-Philipe, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) – tél. : 01 48 13 70 00 – site : www.tgp.theatregerardphilipe.com – En tournée : les 16 et 17 octobre 2024, Le Nest/centre dramatique national de Thionville – les 6 et 7 novembre, Théâtre de l’Union/centre dramatique national, Limoges – du 26 au 30 novembre, Théâtre Dijon-Bourgogne/centre dramatique national – du 4 au 6 décembre, Théâtre de Cornouaille/scène nationale, Quimper.

Ludwig, un roi sur la lune

© Christian Berthelot

Texte Frédéric Vossier – mise en scène Madeleine Louarn, avec les comédiens de l’Atelier Catalyse – dramaturgie Pierre Chevallier – musique Rodolphe Burger – chorégraphie Loïc Touzé, Agnieszka Ryszkiewicz, présenté par la MC93 et le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

C’est un objet théâtral délicat et sensible, d’une grande poésie et inventivité, né de rencontres artistiques et d’amitié : celles de la metteuse en scène, Madeleine Louarn, avec l’auteur Frédéric Vossier – qui a entre autre adapté en 2012 Les Oiseaux d’Aristophane pour les comédiens de l’Atelier Catalyse – ainsi qu’avec Rodolphe Burger, compositeur et guitariste – qui a créé en 2014 avec eux En chemin, une performance chorégraphique et musicale – et qui, dans Ludwig, un roi sur la lune est présent sur scène avec le pianiste Julien Perraudeau.

Depuis plus de vingt ans, Madeleine Louarn travaille avec les hommes et les femmes de l’Etablissement et Service d’Aide par le Travail de Morlaix, au sein de l’Atelier Catalyse. Au fil des ans ils se sont formés au théâtre et elle a monté avec eux une douzaine de spectacles à partir des textes de Shakespeare, Beckett, Lewis Caroll, Daniil Harms, Christophe Pellet… Un beau parcours. Pour ce spectacle, créé l’été dernier au Festival d’Avignon, un patient travail de recherche a été mené avec ses proches collaborateurs et artistes autour du personnage de Louis II de Bavière, ce roi follement romantique, décalé et incompris, imprévisible dans sa recherche de bonheur et ses extases quasi mystiques, ambigu dans sa relation à Richard Wagner, un homme à la recherche de l’Absolu qui ne vit qu’à travers le philtre du ludique, du simulacre et de la représentation. Tous – texte, musique, chorégraphie, scénographie, costumes, lumières – ont travaillé sur la complexité du corps dans son rapport à l’espace et ses métamorphoses, sur l’imaginaire, le songe et la poétique d’un personnage singulier, sur la problématique du double. Il y a dans le spectacle deux Ludwig : le jeune, figure de l’ange – magnifiquement interprété par Guillaume Drouadaine – et l’autre, figure de la vieillesse et de la déchéance qui apparaît dans la dernière partie – troublant Jean-Claude Pouliquen -. Il y a des fulgurances dans ce spectacle : derrière les gestes ébauchés, la concentration décuplée, les déséquilibres et les hésitations existe une grande fraicheur, un air de Visconti, des tapis de jonquilles et bouquets lunaires, une grande précision.

Autour de Ludwig sont représentés son frère Othon – qui fut lui aussi interné -, l’impératrice Elisabeth d’Autriche – dite Sissi, sa cousine –  Richard Wagner son protégé, Bernhard von Gudden son psychiatre. Son écuyer-amant, les figures du peuple qui réclame, des ministres et des serviteurs-mannequins complètent ces tableaux oniriques admirablement portés par l’investissement et l’enthousiasme des acteurs. Les spectateurs se font face et l’aire de jeu bi-frontale recouverte d’un tapis de danse gris pourrait évoquer le pont d’un navire dans la houle. D’un côté : une toile peinte au paysage montagneux où le château de Ludwig aux multiples tourelles et toits pointus, kitsch en diable, appelle le féérique ; une porte dérobée où apparaissent et disparaissent les personnages nés de son imagination ; l’esquisse d’une colline en haut de laquelle se trouve l’espace des musiciens. De l’autre côté, l’aire de jeu pour Ludwig, ses amoureux et ses fantasmes, qui se transforme à la fin en espace de mort, avec le ponton du lac dans lequel il disparaît.

Historiquement, Louis II monte sur le trône de Bavière à l’âge de dix-huit ans, acclamé par le peuple qui le compare à un ange descendu du ciel. Deux ans plus tard, la guerre éclate entre la Prusse et l’Autriche et la Bavière s’allie à l’Autriche, défaite lors de la bataille de Sadowa avant d’être intégrée à l’Empire allemand en 1871. Sans pouvoir politique, Ludwig se réfugie dans les arts – la musique avec Wagner dont il devient le mécène amoureux, les réalisations architecturales mégalomaniaques avec la construction d’immenses châteaux -. Eloigné de la vie publique, son comportement fantasque devient incontrôlable et sa personnalité se dégrade jusqu’à être déclaré paranoïaque, le 8 juin 1886 et destitué le jour même. Il est retrouvé mort près d’un lac, le lendemain, ainsi que son psychiatre. Ces morts ne seront jamais élucidées. L’auteur, Frédéric Vossier, décrit la singularité du personnage en ces mots : « … Louis II de Bavière est un Roi handicapé. Il est allergique au Jour, aux Femmes et au Pouvoir. Il fuit l’Etat, l’Administration et les courriers des Ministres. Il aime la Nuit, les Images, l’Art, la Solitude et les Forêts… » Sa poétique est discordante.

Au-delà de la scénographie, sobre et efficace (Marc Lainé), quelques objets-signes habitent l’espace :  les figures d’un jeu d’échec, un ballon sur lequel Ludwig à l’horizontal se tient en équilibre, ressemblant au Petit Prince découvrant ses planètes – ici la lune – une table sur roulettes qui permet différentes configurations. Tout contribue à la réussite du spectacle par la finesse du traitement : un texte qui travaille par bribes et donne de l’étrangeté (Frédéric Vossier), une chorégraphie subtile et précise (Loïc Touzé et Agnieszka Ryszkiewicz), les costumes aux formes prussiennes et couleurs vives (Claire Raison), la musique composée par Rodolphe Burger à partir de thèmes wagnériens autant que contemporains et sa présence magnétique sur scène, parfois récitant, parfois guitariste ou chanteur, à tous les moments à l’écoute des comédiens ainsi que le pianiste. La mise en scène de Madeleine Louarn – à laquelle se joint l’alchimie et le talent de tous ceux qui portent le spectacle depuis sa gestation, sur le plateau et en coulisses – travaille sur le trouble et l’altérité, sur la présentation de soi et la solitude, sur la différence à partir de ce Roi qui ne veut pas grandir. L’intensité qui se dégage de la représentation donne le vertige et confirme la force du théâtre.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2016

Avec les comédiens de l’atelier Catalyse : Tristan Cantin, Guillaume Drouadaine, Christian Lizet, Christelle Podeur, Jean-Claude Pouliquen, Sylvain Robic – musique Rodolphe Burger – interprètes Rodolphe Burger, Julien Perraudeau – scénographie Marc Lainé – régie générale Hervé Chantepie – lumière Michel Bertrand – costumes Claire Raison – son Léo Spiritof – accompagnement pédagogique Erwanna Prigent, Mélanie Charlou – production déléguée Théâtre de l’Entresort – production exécutive musicale Compagnie Rodolphe Burger – création en résidence Le Quartz Scène nationale de Brest – Spectacle présenté au Festival d’Avignon 2016.

Du 3 au 12 décembre 2016, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis – Sites : www.theatregerardphilipe.com – www.MC93.com – tél. : 01 48 13 70 00 et 01 41 60 72 72 – CD en précommande de la musique du spectacle en exclusivité sur : dernierebandemusic.com – En tournée : janvier et février 2017 à l’Archipel de Fouesnant – avril 2017 au Théâtre du Pays de Morlaix, dans le cadre de la vingtième édition du Festival Panoramas – saison 2016/17 ou 2017/18 au Quartz Scène Nationale de Brest – saison 2017/18 au Centre Dramatique National d’Orléans.