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Et la terre se transmet comme la langue

© Pierre Grosbois – Photo de répétition

Poème de Mahmoud Darwich traduit par Elias Sanbar – Conception Stéphanie Beghain et Olivier Derousseau, interprétation Stéphanie Béghain, au T2G Théâtre de Gennevilliers.

« Un jour je serai poète et l’eau se soumettra à ma clairvoyance » avait écrit en 2003 Mahmoud Darwich, dans Murale. Poète il le fut, reconnu dans tout le Moyen-Orient et bien au-delà, à travers une vingtaine de recueils poétiques publiés et traduits en de nombreuses langues. Il déclamait sa prosodie cadencée avec une force à nulle autre pareille, son pays, la Palestine, l’habitait.

Né en 1941 à Al-Birwa près de Saint-Jean d’Acre, en Galilée, il avait six ans lors de la création de l’état d’Israël, obligeant sa famille à l’exil et faisant de la langue arabe, une mineure. On comprend son combat pour la langue. « Je m’en souviens encore. Je m’en souviens parfaitement. Une nuit d’été alors que nous dormions, selon les coutumes villageoises, sur les terrasses de nos maisons, ma mère me réveilla en panique et je me suis retrouvé courant dans la forêt, en compagnie de centaines d’habitants du village… Je sais aujourd’hui que cette nuit mit un terme violent à mon enfance. » (Source : Subhi Hadidi, in La terre nous est étroite et autres poèmes.) Après avoir été assigné à résidence durant quelques années à Haïfa, Mahmoud Darwich avait quitté Israël en 1970 pour Le Caire, puis Beyrouth, avant de passer plusieurs années en exil, en France. « Mon pays est une valise » écrivait-il. Il est mort en 2008, aux États-Unis, il eut des obsèques nationales à Ramallah où sa dépouille avait été rapatriée.

En 1997, Mahmoud Darwich était en France pour l’ouverture des manifestations du Printemps Palestinien et la sortie de son dernier ouvrage, La Palestine comme métaphore. Accompagné d’Elias Sanbar, son traducteur de toujours aujourd’hui Ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, il vivait alors entre Amman en Jordanie et Ramallah, capitale temporaire autonome de Palestine, au nord de Jérusalem ville des trois grandes religions monothéistes. Poète de Palestine comme il aimait à le dire, Mahmoud Darwich répondait alors à nos questions et s’exprimait sur le croisement entre politique et poétique : « Je ne me considère pas comme un politique ni tout-à-fait comme un poète, il y a un mouvement dans ces territoires entre la culture poétique et mon engagement national que l’on qualifie parfois de politique. Aucun auteur, aucun poète palestinien ne peut se payer le luxe de ne pas avoir un rapport avec cet engagement national qui est politique. Car pour nous, nous éloigner de ce niveau de politique est en fait s’éloigner du réel… La relation entre la poésie et le réel est éternelle, non seulement dans le rapport de la poésie à la réalité mais très profondément dans le rapport du poème à lui-même. » Il concluait l’entretien en disant : « Je pense que la Palestine n’a pas encore été écrite. »

Membre actif de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine) et chantre de la cause palestinienne il quitta l’Organisation en 1993 pour protester contre les Accords d’Oslo. Il s’en était expliqué lors de notre conversation : « Ces accords plaçaient le peuple palestinien dans une sorte de période probatoire et transitoire, une transition vers une chose que les accords gardaient très vague. Cette période n’abordait pas les questions fondamentales du conflit : les réfugiés, la colonisation, le droit à l’autodétermination, et Jérusalem. » Il avait pu retourner en Palestine, autorisé par Israël à venir prononcer une oraison funèbre sur la tombe d’un ami, et faisait ce constat : « Le démantèlement géographique de la Palestine est un assassinat de sa propre beauté… Malgré cela j’ai retrouvé ma fenêtre en Galilée, car c’est là que je suis né. » Il s’était installé à Ramallah après 1995.

Le travail proposé par Stéphanie Béghain, artiste associée au T2G Théâtre de Gennevilliers et Olivier Derousseau incube depuis une dizaine d’années et a donné lieu à des présentations publiques entre autres à La Fonderie du Mans, au Studio-Théâtre de Vitry, à l’Échangeur de Bagnolet, mais tout y est démesuré : le temps de gestation, le parcours historique sur la Palestine et le Moyen-Orient sorte d’installation précédant le spectacle et un épais cahier remis intitulé Document(s), le plateau monumental où l’on aperçoit les gradins vides de l’autre moitié de la salle.

Le spectacle s’ouvre par une lecture d’extraits d’État de siège poème inédit de Mahmoud Darwich par des membres du groupe d’Entraide Mutuelle Le Rebond, d’Épinay sur Seine avec lequel travaille Stéphanie Béghain. Assis, ils donnent le texte : « Ici, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps Près des jardins aux ombres brisées, Nous faisons ce que font les prisonniers, Ce que font les chômeurs : Nous cultivons l’espoir. » Paraît la comédienne qui lit quelques phrases puis s’avance à l’assaut de cet immense plateau où l’on trouve quelques planches de manière disparate, vraisemblables résidus d’une maison disparue, et divers éléments posés çà et là, qui ne seront guère utilisés (scénographie Olivier Derousseau, Éric Hennaut). Quelques planches, un bâton, des délimitations, une frontière, le bord du vide, une gestuelle et les déplacements de la comédienne qui part au loin, très au loin, accomplir quelques gestes qu’on ne décrypte pas. Seule la lumière nous guide un peu (Juliette Besançon). Le poème échappe et les intentions se perdent, le texte ne nous relie ni à Mahmoud Darwich ni à l’histoire de Palestine, comme s’il était vidé de substance.

Composé à Paris en 1989, Et la Terre se transmet comme la langue évoque vingt mille ans d’histoire, la question de l’exil et celle du retour sur un mode à la fois épique, poétique et lyrique, « Et la terre se transmet comme la langue. Notre histoire est notre histoire » ajoute Mahmoud Darwich qui mêle à la complexité de l’histoire et de l’écriture les pensées du quotidien comme les parfums de l’oranger, les cailloux et l’avoine, le rayon de miel et l’encens, la marguerite des prés, le coffre à vêtements. Et il concluait la rencontre de 1997 en disant : « Aujourd’hui le Palestinien regarde son histoire, il voit que le futur est extrêmement obscur, noir, que le passé est très lointain et que le présent est un temporaire long, enceint d’un projet d’indépendance qui a déjà avorté. C’est pour cela que la culture palestinienne est contrainte de continuer à s’exprimer comme une culture de résistance. »

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2021

Scénographie Olivier Derousseau, Éric Hennaut – lumières Juliette Besançon – sons Thibaud Van Audenhove, Anne Sabatelli – costumes Jeanne Gomas, Élise Vallois – Régie générale Amaury Seval – Direction technique Jean-Marc Hennaut.

Du 11 au 16 septembre 2021, au T2G Théâtre de Gennevilliers, Centre Dramatique National. 41 Av. des Grésillons. 92230 Gennevilliers – site : www.theatredegennevilliers.fr – Tél. : 01 41 32 26 10.

Le reste vous le connaissez par le cinéma

© Mammar Benranou

Texte Martin Crimp, d’après Les Phéniciennes d’Euripide, traduit de l’anglais par Philippe Djian – Mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau – T2G / Théâtre de Gennevilliers.

Martin Crimp écrit la pièce en 2013, s’inspirant des Phéniciennes d’Euripide, auteur qui lui-même avait puisé dans les Sept contre Thèbes, d’Eschyle : les deux fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice se déchirent pour le pouvoir, à Thèbes. Étéocle, qui devait le céder, n’entend pas le partager, contrairement à l’accord scellé avec son frère. Jocaste, leur mère, essaie d’arbitrer le débat, qui devient vite combat, menaces de mort et meurtres. Claire Nancy, spécialiste d’Euripide, qui avait traduit la pièce montée par Michel Deutsch et Philippe Lacoue-Labarthe il y a une trentaine d’années, a participé à l’élaboration du spectacle.

Polynice parti (Jonathan Genet), Étéocle (Quentin Bouissou) convoque Créon (Philippe Smith) qui vient avec son fils, Ménécée. Il place Antigone (Solène Arbel), sous la responsabilité de son oncle : « Si je devais mourir Je veux que tu te portes garant d’Antigone et que tu t’assures que quoi qu’il arrive son mariage avec ton fils aîné se déroulera comme prévu… » De plus, si Polynice devait mourir Étéocle interdit sa mise en terre : « Laisse-le pourrir. Et si quiconque tente de l’enterrer, même un membre de la famille, mets-le à mort. » Puis il fait convoquer Tiresias (Axel Bogousslavsky) qui, accompagné de sa fille, redit l’Histoire – le parricide d’Œdipe puis l’inceste maternel – et la manière de sauver la ville, en sacrifiant Ménécée. La pièce se termine dans le sang, l’officier au doux parler, sorte de messager, (Stéphanie Beghain) fait le récit du massacre des deux frères, puis du suicide de leur mère. Revient alors le nom d’Œdipe son fils et époux (Yann Boudaud), père d’Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène – cette dernière ne paraissant pas dans la pièce – comme coupable idéal de la tragédie. L’homme s’est lui-même châtié, se crevant les yeux, et vit en reclus dans un coin du palais, ici une sorte de mobil-home placé en hauteur où l’on accède par un escalier rudimentaire et où Jocaste lui apporte de la nourriture. Créon, à la fin de la pièce l’en chasse. Il quitte le palais accompagné d’Antigone dans sa tentative infructueuse de mettre en terre Polynice : « Vous avez une heure tous les deux pour faire vos valises… »

Dans sa démarche d’écriture, Martin Crimp fait le grand écart entre la tragédie grecque et le monde d’aujourd’hui et place, dans le rôle principal, le Chœur des Phéniciennes, ces servantes d’Apollon ici parfaitement contemporaines, qu’il nomme Les Filles. Aux côtés d’une Jocaste digne, forte et calculatrice, vêtue d’une robe longue et noire (remarquable Dominique Reymond), les actrices s’inscrivent dans le quotidien en jeans teeshirt ou minijupe sweat, s’apostrophant et apostrophant le public, échangeant entre elles conversations et petits secrets, à différents moments de la pièce : « Si Caroline a trois pommes et Louise a trois pommes combien d’oranges a Sabine… ? » « Qu’est-ce qu’un Sphinx ? Pourquoi est-ce qu’il tue ?… »  « Qu’y-a-t-il dans mon poing ? Est-ce une pierre, est-ce une pièce ?… » « Où est le monde ? … » Ce grand écart est passionnant. En choisissant des jeunes filles de Gennevilliers et des villes alentour, qui prennent sur le plateau leur envol avec justesse et décontraction, Daniel Jeanneteau éclaire la pièce autrement, et la tire vers nous. Aux côtés d’acteurs expérimentés, ces jeunes actrices servent la tragédie avec une extraordinaire énergie et, dépassant la cité antique, dessinent le contour politique de la cité d’aujourd’hui. Au début du spectacle on se croirait dans la cour d’un lycée, d’autant que le mobilier évoque une salle de classe, désuète, avec son vieux plancher, ses chaises et tables de fer et de bois qui, plus tard, dans les mains des deux frères et dans celles d’Antigone à la colère intacte, voltigeront et transformeront le palais en champ de bataille, sorte de no man’s land. Elles posent ainsi un regard neuf sur le vieux monde, plein de haine et de fureur, et la langue poétique cohabite avec le langage d’aujourd’hui, dans sa crudité.

Le long titre de la pièce, Le reste vous le connaissez par le cinéma est une réplique du spectacle. Grande voix du théâtre anglais et de livrets d’opéra depuis les années 1980, Martin Crimp est imprégné de Pasolini auquel il fait référence : « Oh et pourquoi quand la caméra avance à travers les cimes vertes des arbres de Thèbes à la fin du film Œdipe-Roi datant de 1967 de Pier Paolo Pasolini avez-vous envie de pleurer ? Est-ce la musique ? Ou est-ce que vous êtes en colère ? Êtes-vous jaloux de la robe de Silvana Mangano ? Ou bien de la bouche ou des cheveux de Silvana Mangano… ? »  Quelques images nous sont présentées sur un drap tendu, tenu par deux Filles du Chœur. Les textes de Crimp ont été montés dans la banlieue londoniennes par l’Orange Tree Theatre, à partir des années 80. Après un séjour à New-York il collabore, dans les années 90, au Royal Court de Londres où il monte certaines de ses pièces. Il obtient en 1993 le John Whiting Award for Drama, écrit, en 2012, un livret d’opéra, Written on skin, dont la composition musicale est signée de George Benjamin. Crimp est connu dans le monde. Plusieurs de ses textes ont été présentés en France, dont Play House, Le Traitement, Claire en affaires, Probablement les Bahamas, La Ville.

Après avoir été essentiellement scénographe, Daniel Jeanneteau met en scène depuis une vingtaine d’années Racine, Strindberg, Maeterlinck, Tennessee Williams, Sarah Kane et bien d’autres, s’intéressant aussi bien aux modernes qu’aux classiques. Il dirige, depuis trois ans le théâtre T2G de Gennevilliers et travaille à l’insertion du théâtre dans le tissu local. Avec Le reste vous le connaissez par le cinéma, le metteur en scène s’empare de la violence du texte qu’il injecte dans le monde d’aujourd’hui, superpose le passé et le présent et, par son propos artistique, développe un art de la résistance.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2020

Avec : Solène Arbel, Stéphanie Béghain, Axel Bogousslavsky, Yann Boudaud, Quentin Bouissou, Jonathan Genet, Elsa Guedj, Dominique Reymond, Philippe Smith et Clément Decout, Victor Katzarov – Le Choeur : Delphine Antenor, Marie-Fleur Behlow, Diane Boucaï, Juliette Carnat, Imane El Herdmi, Chaïma El Mounadi, Clothilde Laporte, Zohra Omri (en alternance). Assistanat et dramaturgie Hugo Soubise – collaboration artistique / choeur Elsa Guedj – conseil dramaturgique Claire Nancy – assistanat scénographie Louise Digard – lumières Anne Vaglio – musique Olivier Pasquet – ingénierie sonore et informatique musicale Ircam Sylvain Cadars, Anaëlle Marsollier (en alternance) – costumes Olga Karpinsky – décors ateliers du TNS. Le texte est publié chez L’Arche Éditeur.

Du 9 janvier au 1er février 2020, lundi, jeudi et vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h – au T2G / Théâtre de Gennevilliers, Centre dramatique national, 41 avenue des Grésillons. 92230. Gennevilliers – Métro : ligne 13, station Gabriel Péri – tél. : 01 41 32 26 26 – site : www.theatre2gennevilliers.com – La pièce a été créée au Festival d’Avignon en juillet 2019 –  En tournée : 7 au 15 février, Théâtre National de Strasbourg – 10 au 14 mars, Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts de France – 20 et 21 mars Théâtre de Lorient, Centre dramatique national.