Texte de debbie tucker green, traduit de l’anglais par Gisèle Joly, Sophie Magnaud, Sarah Vermande, mise en scène Sébastien Derrey. Vu à la MC93 Bobigny. À voir, du 5 au 15 avril 2022, au T2G Théâtre de Gennevilliers.
On entre au cœur du psychodrame familial par un psaume fredonné de type gospel, puis de plein fouet dans la brutalité du langage. Une jeune femme se déchaîne (Lorry Hardel) contre sa mère (Nicole Dogué) et l’insulte. La scène est d’une violence inouïe, immédiate et rythmée. A l’arrière, en retrait, le père, assis sur une chaise, figé et comme absent. « Dis-le ! » lui hurle-t-elle. On comprend vite ce déchaînement dont le protagoniste étrangement restera l’outsider (Jean-René Lemoine). D’ailleurs, pourquoi ne pas titrer la pièce « mauvais » puisque le masculin l‘emporte si facilement et que ce père, implicitement, est désigné coupable.
Le mot – inceste – n’est pourtant jamais prononcé, car la loi du silence a permis l’accomplissement de l’acte. On assiste à l’affrontement de Fille face à chacun et face à elle-même, ainsi qu’au délitement de la famille nucléaire dans laquelle les choses ne sont jamais énoncées, encore moins reconnues. La mère est donc désignée comme coupable par sa fille, car la jeune femme imagine qu’elle savait. Elle encaissera sans mot dire ou presque, s’enfonçant de plus en plus dans sa chaise. De mère, elle change de statut et devient complice du crime. « Regarde-moi, chienne ! » dit la fille à la mère. Le rythme de la langue est celui de la rue, le mot est autoritaire et tranchant. On dirait un morceau de jazz escarpé, entrecoupé de silences, lourds, formant comme autant de plaques tectoniques qui se disjoignent. Chaque séquence est séparée de la suivante par un noir de quelques secondes. Au fil des séquences, petit à petit, apparaît un personnage complémentaire. Il y en aura six en tout, une fois en scène ils ne quittent plus le plateau.
Dans la fratrie, deux sœurs qui se désolidarisent de la troisième, l’aînée (Fille). L’une est atteinte de religiosité aigüe, l’autre d’un ardent déni. Dans cet huis-clos d’une famille malade où le jeu des regards pèse plus que les mots qui ne viennent pas, apparaît le frère, dernier atout d’un jeu de massacre qui à son tour passe aux aveux : la révélation d’avoir, lui aussi, été abusé tout en étant le protégé de la mère. La stupeur est immense, la blessure aussi. La place de chacun dans le regard des parents, se cherche. Une scène reste floue et ambigüe, ce moment où Fille vient s’asseoir sur le sol, devant son père : affrontement ou provocation ? On reste dans les non-dits.
Dramaturge, scénariste et réalisatrice afro-carribéo-britannique, debbie tucker green – qui épelle son nom ainsi que le titre de la pièce, en minuscules – écrit le plus souvent pour des acteurs/actrices noirs(es) et fait partie de l’avant-garde anglaise. En plus de vingt ans, elle a écrit une douzaine de pièces dont born bad (mal née), pour laquelle elle a remporté l’Olivier Award for Most Promising Newcomer, en 2004. Avec mauvaise c’est la première fois qu’une de ses pièces est jouée en France et, compte-tenu de la forme très parlée de l’écriture et des accents voulus, la traduction semble complexe. Quelques mots sur la forme comme entrée en matière dans la pièce publiée, donne quelques clés : « Bref, il s’agit de parler. Et de ne pas parler. Et de la façon dont ces personnages le font… » écrit-elle. On trouve dans son style la violence d’une Sarah Kane.
Sébastien Derrey, qui fut assistant de Marc François et dramaturge de Claude Régy pendant plus d’une dizaine d’années, la met en scène. Il a choisi de tourner le dos à tout réalisme et joue l’abstraction. Par la scénographie dépouillée autant que par le jeu des acteurs et leurs relations intrafamiliales, cela permet au spectateur de garder la distance. Lorry Hardel mène l’enquête sur ces jeux interdits qui l’ont détruite et sur le silence familial. Droit dans les yeux elle voudrait exhorter la fratrie à parler, mais en vain, elle fait face à la lâcheté du père et à l’effacement de la mère. Et quand Frère arrive, c’est un nouvel uppercut qu’elle reçoit. On est dans la poésie du traumatisme et sur des chemins où chacun semble avoir fait « le mauvais choix. » La suite reste à écrire.
Brigitte Rémer, le 17 mars 2022
Avec : Cindy Almeida de Brito (en alternance avec Océane Caïraty au T2G) Nicole Dogué, Lorry Hardel, Jean-René Lemoine, Bénédicte Mbemba, Josué Ndofusu Mbemba – collaboration artistique Nathalie Pivain – création sonore Isabelle Surel – lumière Christian Dubet – scénographie Olivier Brichet – costumes Elise Garraud – coaching vocal Emilie Pie – régie générale Christophe Delarue – administration Silvia Mammano – le texte est publié aux éditions Théâtrales, avec le soutien du programme Scènes étrangères de la Maison Antoine Vitez.
Du 12 au 18 mars 2022 à la MC93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny – Du 23 au 31 mars 2022 au TNS de Strasbourg – Du 5 au 15 avril 2022, au T2G Théâtre de Gennevilliers, CDN (du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h, relâches les jeudi 7 et mardi 12 avril) 41 rue des Grésillons. 92230 Gennevilliers – métro ligne 13, station Gabriel Péri.
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