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Sans tambour

Mise en scène Samuel Achache – direction musicale Florent Hubert – arrangements collectifs à partir de lieder de Schumann tirés de : Liederkreis op.39Frauenliebe und Leben op.42Myrthen op. 25Dichterliebe op.48, Liederkreis op.2 – compostitions Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser – au Théâtre des Bouffes du Nord.

© Jean-Louis Fernandez

L’écriture est collective, musicale et théâtrale. Avec Samuel Achache, acteurs et musiciens expérimentent et créent au plateau, l’inspiration nait des improvisations et s’appuie ici, sur des lieder de Robert Schumann (1810-1856) que les musiciens découpent et transforment, mettent à vif et déstructurent. Le Liederkreis op. 39, un cycle de mélodies pour voix et piano sur des poèmes de Joseph von Eichendorff, l’un des plus grands noms de la poésie de langue allemande ; ou encore Frauenliebe und Leben, fragments de la vie d’une femme, sur les poèmes d’Adelbert von Chamisso. Dans La Chute de la maison en 2017, Samuel Achache avait déjà travaillé sur les lieders de Schumann, il en était co-metteur en scène avec Jeanne Candel. Un 45 tours vinyle bien rayé, tel qu’on l’écoutait sur La Voix de son maître, donne ici le ton des compositions revues et corrigées par Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser.

© Jean-Louis Fernandez

Scénographiquement, une baraque de guingois au centre, légèrement côté cour. A l’intérieur, un homme et une femme. Lui, porte les gants latex rose de la vaisselle qu’il est en train de faire, chaussé de souliers à gros nœuds romantiques sur chaussettes rouge vif et pantalon de survêtement serré (costumes Pauline Kieffer). Elle, est assise devant une table, jean et pull sans extravagance, son double est une élégante cantatrice qui reprend sa gestuelle en écho. La discussion entre l’homme et la femme n’a rien de métaphysique, la passion amoureuse s’écoule au fond de l’évier et les déchirements vont bon train dans la distance de l’humour. Serait-on face à Robert et Clara Schumann dans une nouvelle version ? Côté jardin quelques chaises éparses et un banc où se posent les musiciens qui entrent et sortent, commentent et réagissent de leurs instruments, entrainés dans un jeu solo ou collectif, entre apparitions et disparitions. À l’arrière, un escalier donne accès à l’étage, dans une maison en coupe où une douche fermée d’un rideau permet de s’effacer, et une fenêtre d’apparaître ou de s’enfuir (scénographie Lisa Navarro, lumières César Godefroy).

Dans la cuisine, la rupture se consomme, elle en décide, il la supplie, et la maison s’ébrèche puis s’effondre, pan par pan. « On ne peut pas tout réparer… ! » Pierres et gravats jonchent le sol, la maison sera désossée jusqu’au dernier parpaing avant que ne s’avance le piano, après balayage. « Je suis le roi des ratés » commente l’homme…

© Jean-Louis Fernandez

Pendant ce temps, au premier étage apparaît un chevalier tenant sa monture, une tête de cheval en carton plat – Samuel Achache lui-même à qui il arrivera au cours de cet espace-temps musical mille et une aventures entre Monte Christo, Buster Keaton, Tristan et Yseult. Tombant du ciel, il reçoit un piano sur le dos, factice heureusement, s’y cache et aligne les numéros pince-sans-rire les uns après les autres selon les épisodes, parfois gargouille crachant de l’eau, croisant les autres personnages, parfois jeune premier à la plage. On avance de surprise en surprise, sans tambour ni trompette. Quand il se trouve face à l’homme éconduit au profil de bûcheron, juché sur une table instable posée sur les restes de sa maison et qu’il surplombe ainsi le monde, armé d’une masse, on a l’impression que le futur Tristan, cet homme au piano à bretelles, va être fendu en deux aussi vite. « Il faudrait détruire les chansons d’amour en allemand » menace l’homme schumannien qui répondrait au nom de Spinel, en référence peut-être à Philippe Pinel, cet aliéniste, précurseur de la psychiatrie, âgé de onze ans à la mort de Schumann.

© Jean-Louis Fernandez

La nuit et ses clairs-obscurs, si chère aux romantiques, est silencieuse et l’homme éconduit parle à son cœur, une spontex de couleur rouge qui ne le quitte pas, déchiffre une partition, règle le tabouret du piano pour que le musicien l’accompagne en canon. « Alors, le monde ? » questionne-t-il, narquois. Clarinettiste et violoncelliste s’avancent et l’on pénètre chez Tristan et Yseult dans les sous-bois des philtres d’amour, nouveau pan de l’histoire qui tourne court assez vite. Ré-apparaît la jeune femme du début, l’Yseult de cet étrange Tristan, ex-compagne de Spinel l’homme éconduit, et qui descend avec son livre lui raconter la suite de l’histoire, dans la cuisine en ruines. Comme si ce qui s’était déroulé sous nos yeux était la représentation de ce qu’elle lisait. On dérive entre simulacre et vérité, faux-adieu, allers et retours, magie noire.

Soudain apparaît par la fenêtre la cantatrice, drapée dans une somptueuse robe blanche. Très vite elle casse les codes et tous les mythes, se déshabille et prend sa douche en toute transparence. L’histoire se termine à l’asile – était-on vraiment chez les fous ? – une lobotomie se prépare, « le givre s’est installé, c’est la fin des tourments. »  Le violoncelle accompagne la chute.

Sans Tambour est une chronique de la déconstruction, celle d’une maison et de ceux qui l’habitent, celle de soi. Effondrement au sens physique du terme et emmurement marquent une rupture et la fin d’une histoire. Samuel Achache fait remonter le temps, fouille la mythologie d’un couple et nous emmène dans les arcanes de la psyché. Acteurs et musiciens s’engagent à fond dans une recherche où le burlesque et le clownesque sont moteurs. Ils se déchainent et passent de la parodie sociale à la grandiloquence qu’ils piétinent aussitôt. L’exercice est périlleux mais réussi, l’absurde est là, dans ses arrangements musicaux et scéniques, dans ses tempos. C’est un peu une fête des fous où l’on regarde la musique se décaler.

© Jean-Louis Fernandez

La structure créée par Samuel Achache et Florent Hubert – à la base musicien de jazz, avant de se former à l’écriture, l’orchestration et la musicologie – La Sourde, compagnie théâtrale en même temps qu’orchestre, continue ses expérimentations et porte les projets, désacralisant le rituel du concert. Nous avions évoqué un de ses derniers spectacles présenté à l’Athénée-Louis Jouvet, La Symphonie tombée du ciel, dans notre article du 10 septembre 2024. La Sourde se compose de dix-sept musiciens venant d’horizons divers, tant du classique, que de la musique ancienne ou des musiques improvisées et du jazz. Ève Risser, compositrice et pianiste, Antonin-Tri Hoang clarinettiste et saxophoniste, Samuel Achache qui à certains moments chante, Florent Hubert et tous leurs comparses, sont dans Sans tambour, les rois du loufoque, du non-sens, de la dérision et de la virtuosité.

Brigitte Rémer, le 1er mars 2025

De et avec Samuel Achache, Myrtille Hetzel, Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert, Sébastien Innocenti, Sarah Le Picard, Léo-Antonin Lutinier, Laurent Ménoret, Agathe Peyrat. Scénographie Lisa Navarro – costumes Pauline Kieffer – lumières César Godefroy – collaboration à la dramaturgie Sarah Le Picard, Lucile Rose – assistante costumes et accessoires Eloïse Simonis – régie générale Maxime Papillon, Camille Jamin – régie plateau Sarah Jacquemot-Fiumani, Igor Landron – régie lumière Maël Fabre. Sans tambour a été créé au Festival d’Avignon 2024.

Du 25 février au 9 mars 2025, au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Bd de La Chapelle. 75010. Paris – métro : La Chapelle – tél. : 01 46 07 34 50 – site : bouffesdunord.com – En tournée : Les 8 et 9 mars, Théâtre de Lorient/CDN – les 16 et 17 mars, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg – les 28 et 29 mars, Le Grand R/scène nationale de la Roche-sur-Yon – les 12 et 13 avril, Théâtre de Caen.