Texte et mise en scène de Chrystèle Khodr, avec Hanane Hajj Ali et Randa Asmar – En français et en arabe surtitré – à la MC93-maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny.
Deux grandes figures du théâtre libanais depuis les années 80, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar, issues de deux horizons différents, se rencontrent sur une scène de théâtre alors que tout les divise. Elles ne se ressemblent pas et sont de confessions différentes. La première est musulmane, de Beyrouth Ouest où se trouvaient les camps de réfugiés palestiniens et les partis de gauche ; la seconde, chrétienne, vient de Beyrouth Est, quartiers plus conservateurs et de droite. Elles ont vécu et travaillé de part et d’autre de la ligne de démarcation pendant les quinze ans de guerre civile au Liban, de 1975 à 1990, ont connu les bombardements, les abris en sous-sol et la peur au quotidien. Toutes deux se sont formées à l’art dramatique, l’une à la section 1 de l’Institut des Beaux-Arts, l’autre à la section 2, mêmes parcours, apprentissages différents. Toutes deux ont déjoué l’opposition de leurs pères et les stéréotypes qui vont avec, pour pratiquer leur art. Elles ont découvert la puissance du théâtre. Se rencontrer sur une scène, pour la première fois, est déjà en soi un événement.
Hanane Hajj Ali, qui se présente comme une artiviste, a participé à l’aventure de la troupe El Hakawati fondée par Roger Assaf, porteur d’un théâtre engagé développant le travail du conteur, les histoires partagées, les expériences collectives. Avec la troupe, de toutes confessions et dans la plus grande pluralité, il ouvre une agora autour d’un lieu qu’il appelle Chams/le Soleil, où il invite les étudiants en art dramatique à venir travailler et répéter. Hanane Hajj Ali – devenue sa femme, est actrice, dramaturge, écrivaine et enseignante en études théâtrales à l’Université Saint-Joseph. Elle tient une place importante dans le monde artistique et culturel libanais. « La troupe était ma vie » dit-elle. Elle a présenté au dernier Festival d’Avignon, en 2022, une pièce intitulée Jogging qu’elle a écrite, conçue et qu’elle interprète.
Actrice, traductrice de textes dramatiques internationaux en arabe et professeure d’art dramatique à l’Université libanaise, Randa Asmar dirige le Festival du printemps de Beyrouth, depuis sa création en 2008 par la fondation Samir Kassir – du nom d’un historien et journaliste franco-libanais tué dans un attentat à la voiture piégée, en 2005. Encouragée dès le départ par Chakib el-Khoury son professeur de la Faculté, Randa Asmar a débuté avec Raymond Gebara, qui fut une personnalité importante du théâtre libanais, disparu en 2015, et sous la direction de grands metteurs en scène libanais et arabes dont Jawad al-Assadi, Ghazi Kahwagi, Mounir Abou Debs et de la metteuse en scène Nidal el-Achkar. En 1985, à 23 ans, elle obtient le prix du Meilleur espoir féminin au Festival international du film de Baghdad, et recevra par la suite de nombreuses distinctions.
Depuis toujours, les deux actrices ont pour passion et pour refuge, le théâtre. Au Liban, l’Histoire n’existe que dans les mémoires, rien n’est inventorié. Il existe peu de traces, peu d’archives, de ce fait, tout passe par la transmission orale. Pour reconstruire des pans de la mémoire collective effacée et du récit national, Chrystèle Khodr, l’auteure, qui est aussi actrice et metteuse en scène, née dans les années 80 donc de la génération suivante, et qui a vu ses aînées sur scène quand elle avait quatorze ans, les questionne sur leur passé, pour mieux comprendre son présent. A partir de ces interviews et autres pistes de recherche auprès des artistes, elle élabore le spectacle.
Les deux grandes dames s’installent côte à côte à l’avant-scène sur une chaise, face au public. Élégantes, elles se mettent à papoter, en grande complicité. Mais derrière leurs souvenirs éparpillés et les morceaux de leur biographie, on pénètre au cœur de leur métier d’actrice et d’un théâtre qui s’est construit au fil des ans et des libertés, dans un pays divisé. Elles confrontent leurs expériences, personnelle, politique et artistique et échangent leurs points de vue. De confidences en divergences, elles jonglent l’une et l’autre avec l’autodérision, la malice, le fou rire, le trou de mémoire, la tendresse et parfois la provocation, passant du rire aux larmes et du chant à la danse. Dans leurs corps elles se remémorent, et leur jeunesse insolente se souvient que malgré les bombardements et les obligations de mises à l’abri, chacune passait de l’autre côté pour voir des spectacles et se sentir vivante. Au risque de leur vie, elles ont fui le réel.
Elles sont drôles et tendres tout en taillant dans le vif, et par leur force de vie apportent un brin d’espoir. Hanane raconte qu’elle amusait la galerie par les accents qu’elle composait et les saynètes qu’elle improvisait dans la cour de l’école, Randa excellait dans l’imitation des profs et la lecture de pièces au cours de littérature. Le spectacle est pétri de leurs histoires et de leurs émotions, de leur énergie. Leur musique est consolation, elles se sont battues pour la liberté d’expression, pour leur liberté de femme et quand Hanane fredonne la chanson de Ziyad, le fils de Feyrouz, on voyage dans le temps et la géographie.
La démarche de Chrystèle Khodr qui se met à l’écoute de ses aînées pour questionner l’Histoire du théâtre au Liban pendant la longue guerre civile, à travers des parcours intimes et expériences personnelles, est remarquable. Elle laisse la mémoire doucement se révéler et s’efface, au fil de ses interrogations. Les questions d’identité et le lien entre les générations meurtries, la transmission nécessaire, sont au cœur du sujet. Le travail d’écriture et de recherche en vue d’élaborer Augures s’est fait en plusieurs étapes, comme le dit la metteuse en scène : un travail autour des archives personnelles des actrices ; des entretiens avec les artistes du théâtre et de la danse qui ont vécu et travaillé pendant la guerre ; des entretiens avec les deux actrices. Dans la galerie des fantômes du théâtre qu’elles convoquent, il y a aussi Jalal Khoury, metteur en scène brechtien qui a laissé traces avec La Résistible ascension d’Arturo Ui, Paul Mattar, fondateur du Théâtre Monnot, l’acteur Antoine Kerbage et bien d’autres encore.
Envers et contre tout il y eut un âge d’or du théâtre libanais, les témoignages collectés par Chrystèle Khodr en attestent, Hanane Hajj Ali et Randa Asmar en rendent compte. Ils sont précieux car les traces matérielles se sont, elles, massivement effacées de la ville qui a détruit l’ensemble de son patrimoine architectural. Beaucoup de salles de spectacles n’existent plus, brûlées, détruites ou converties en boutiques et restaurants. La lutte donc continue pour que le théâtre vive et que Beyrouth se reprenne en mains, économiquement, architecturalement, philosophiquement, et que les identités cohabitent dans le respect des appartenances de chacun. Hanane Hajj Ali et Randa Asmar seraient ces oiseaux de bons augures.
Brigitte Rémer, le 18 mai 2023
Lumière et direction technique Nadim Deaibes – Paysage sonore Nasri Sayegh et Ziad Moukarzel – Assistanat à la mise en scène Walid Saliba – Costumes Good.Kill
Vu en avril 2023, à la MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo-Picasso – site : www.mc93.com – Le spectacle a été créé en mai 2021, à Beyrouth et a tourné dans plusieurs festivals européns.
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