Texte et mise en scène Nasser Djemaï, avec Radouan Leflahi, scénographie Emmanuel Clolus – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des œillets.
Les oiseaux pépient et Mehdi se raconte, dans la chronologie de ses souvenirs, écrits en dix-huit courts tableaux : son nom, sa naissance, ses six frères ainés qu’il prend le temps de nommer et de présenter dans la couleur du nom qui leur fut donné, car chaque prénom arabe a une signification. Mehdi, le septième, sera le guide éclairé par Dieu. Chaque frère est symbolisé par une flamme, bougie qu’il allume, encadrée de celle du père, Malek (qui signifie le souverain) et de celle de la mère, Hayat, (la vie) et qui dansent pendant toute la représentation comme des gardiennes bienveillantes.
Car à deux mois, Mehdi passe six semaines en réanimation pour un geste malheureux de son frère Farid qui le fait tomber du berceau. Plus tard, en référence à l’accident, on l’appellera Kolizion. À cinq ans une fugue innocente oblige les gendarmes à le ramener à la maison. Quelque temps plus tard, alors que ses frères sont à la piscine, il fait la découverte jubilatoire d’une fourmilière qu’il s’amuse à tester par l’épreuve du feu, ce qui l’envoie pour plusieurs semaines à l’hôpital. Là, une rencontre fondamentale avec Gabriel, un jeune infirmier et sorte d’archange, lui fait découvrir la lecture. Il lui prête L’Île au trésor, vite dévoré, puis de nombreux autres livres. Son univers soudain s’élargit : « J’aime comme sont fabriqués les mots et les images qu’ils provoquent en moi. Ils sonnent comme l’heure du goûter et ça me fait voyager, ça me fait oublier ce que je suis » dit Mehdi. « Les livres, les grands absents de notre maison… » reprendra-t-il plus tard.
Nasser Djemaï fait récit de la vie de Mehdi, imaginatif pour les expériences, au risque de sa vie. Il dessine les contours de son environnement familial et sociétal et pierre à pierre montre la construction d’un parcours d’apprentissage, qui, à travers événements et émotions lui fait enjamber les clivages sociaux et s’interroger sur le sens de la vie. Un jour d’ennui, Mehdi se dirige vers la fête foraine où un père et son fils du même âge que lui, l’invitent à faire un tour de train-fantôme. Cela le bouleverse que ce père et son fils aient posé un regard sur lui. « Le soleil est heureux et mes yeux pleurent de joie. » Se séparer d‘eux lui est chagrin. À douze ans, le moment d’entrer au collège lui plait bien, puis contrairement à ses frères qui ne sont pas arrivés jusque-là, il sent que le savoir l’appelle et réussit magnifiquement. « Il est bizarre ce petit, on dirait qu’il comprend tout » constatent les parents. Puis les aînés grandissent et doivent se débrouiller seuls. Les mentalités changent. On ne reconnaît plus guère ce qui faisait la sève des échanges quotidiens, même le petit coiffeur où s’on père l’emmenait à vélo, ne sert plus qu’à coiffer. « Plus personne pour discuter, goûter les galettes qui sortent du four… On dirait que quelque chose est mort, mais je ne sais pas ce que c’est. »
Mehdi réfléchit à ce qui l’entoure, observe ses frères et apprend de leurs erreurs, c’est un généreux. « Moi aussi peut-être, si je travaille bien, je serai un dieu pour veiller sur tout le monde. Je deviendrai comme cet homme et ce fils de la fête foraine… Je descendrai du ciel et j’aiderai tous les enfants le jour de leur anniversaire… » Il prépare le Bac, même s’il est difficile de se concentrer à la maison. Et il s’obstine dans sa quête éperdue du savoir, dans la rencontre avec la grande littérature et les écrivains. Mention très bien au Bac scientifique. En route pour une prépa et l’obligation de quitter la maison. Tous les frères se cotisent pour lui offrir qui la cantine, qui le loyer de la chambre, qui l’achat du lit ou de la gazinière. Le parcours de Mehdi comme une œuvre collective…
En prépa il est l’un des meilleurs de la classe. Mais la solitude lui pèse et il commence à fréquenter la pharmacie pour l’achat d’antidépresseurs. La pharmacienne, Sofia, lui plaît bien et commence à hanter ses jours et ses nuits. Il perd pied, engage un duel du regard puis une joute verbale avec George Clooney, image glacée collée sur un grand panneau publicitaire qui se superpose à l’autre George, fiancé de Sofia. Mehdi débute sa carrière professionnelle, se rend très vite indispensable et grimpe les échelons à toute allure. « Je me sens au top de mon accomplissement. Je suis une véritable machine à gagner. Toutes les cases sont cochées. » C’est un homme inséré, qui participe à la croissance de l’entreprise, et qui n’oublie pas sa famille.
Comme il se l’était imposé, avec l’aide de ses frères il met ses parents vieillissants et mal en point à l’abri, dans une maison et un quartier correct, tout à portée de la main. Pourtant, chaque jour « mon père parle de son jardin natal, qu’il veut revoir avant de mourir. » Même s’il a la conscience du travail bien accompli, une convocation de son patron le place face à la réalité du collectif dans l’entreprise, réalité qu’il réussissait à détourner, préférant consacrer du temps à sa famille. Il se voit contraint de faire amende honorable et d’accepter cette fois de participer à la sortie à vélo du lendemain pour admirer avec ses collègues l’aurore boréale dont le directeur lui vante l’impact sur la cohésion sociale.
Bonne humeur au rendez-vous, une trentaine d’ingénieurs, cinquante kilomètres à couvrir, équipement, pique-nique, vitamine C. Comme tous, Mehdi s’élance et fait d’abord partie des premiers, jusqu’à sentir son cœur battre la chamade, et de plus en plus. Il redouble d’efforts et commence à avoir des visions, avant de perdre le contrôle et de s’encastrer dans un chêne. « Lumière blanche, rideau noir. Ma tête s’échappe… Plongé dans le coma, je me détache de mon corps… Toute ma vie s’est évaporée comme une mouche écrasée contre une vitre. » Ses pensées le mènent dans un dialogue avec Sofia et George Clooney. Il revoit défiler sa vie, l’enfance lui revient de plein fouet. « Soudain, au milieu de cette forêt, j’aperçois un petit enfant seul, immobile, avec son paquet de gâteaux à la main. Il porte une petite veste, une chemise avec une cravate… Il semble perdu et me fixe des yeux… »
Soutenu par sa famille, Mehdi vole au-dessus des nuages et délire. Le temps passe, la convalescence le ramène chez lui. Au travail, l’équipe d’ingénieurs l’attend pour poursuivre les programmes des nouveaux écrans d’avions de chasse. Il engage un dialogue existentialiste avec Clooney, dernière rencontre pour une question centrale qu’il lui pose : « Mehdi, quel est le sens de notre existence ? » Et leurs adieux prennent la couleur d’un conte initiatique où la vérité est dite : « Tu n’es que de l’encre sur un bout de papier… Maintenant je dois partir loin, vers d’autres récits possibles, vers de nouvelles pages blanches, des pages à mon image, vers un ailleurs, vers un endroit qui n’existe plus, un endroit que je veux inventer… »
Seul en scène, Radouan Leflahi construit avec subtilité et précision ses espaces au fil de la narration, à partir de la maison familiale et de l’enfance, thème majeur du texte de Nasser Djemaï. Lumineux, le comédien colle au personnage à toutes les étapes de sa vie, qui le mène vers la question essentielle : trouver du sens à ce qu’il fait. Sur scène, de l’espace, physique et mental, un grand plateau, de la terre et des écorces au sol, et un minimum d’éléments : une chaise, un escabeau, un paravent côté cour où des ombres apparaissent, des livres, comme des révélations pour Mehdi. Beaucoup de signes s’inscrivent dans le clair-obscur du plateau, et l’intensité du récit donné par le comédien qui décline en sous-teinte les inégalités économiques, sociales et culturelles, la réussite sociale, l’accélération du temps et du rendement dans une atmosphère à la fois simple et sophistiquée et de superbes images à la clé (création lumière Vyara Stefanova, création sonore Frédéric Minière, création costumes Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel). C’est un parcours initiatique fait de chaos et d’émerveillement, de chutes et de résurrections. On connaît Radouan Leflahi notamment à travers les mises en scène de David Bobée – Roméo et Juliette, Lucrèce Borgia, Peer Gynt, Elephant man. Il est avec Kolizion, magnifique dans sa présence et raconte avec tendresse, magnétisme et dans une rare intensité, la vie, dans tous ses reliefs.
Nasser Djemaï, auteur et directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry le met en scène avec talent. Il avait écrit et interprété lui-même en solo Une étoile pour Noël, qui a tourné entre 2005 et 2012, avant d’écrire et de monter des spectacles, comme entre autres Invisibles sur la mémoire des Chibanis dont il avait collecté la parole et, plus près de nous en 2022 Les Gardiennes ou le Nœud du tisserand, sur la vieillesse. Le tandem qu’il forme avec Radouan Leflahi, à partir d’un texte où l’acteur est aussi conteur, nous mène dans une réflexion sur la construction de la personnalité selon le groupe social auquel on appartient et les choix de vie, posant la question vitale et métaphysique du sens des choses.
Brigitte Rémer, le 30 décembre 2024
Avec : au TQI, Radouan Leflahi, et en tournée, Radouan Leflahi en alternance avec Adil Mekki. Dramaturgie Marilyn Mattei – assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda – scénographie Emmanuel Clolus – création lumière Vyara Stefanova – création sonore Frédéric Minière – création costume Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel. Le texte est publié chez Actes Sud Papiers.
Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre dramatique national du Val-de-Marne – Manufacture des Oeillets – 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry, RER C / Ivry-sur-Seine – tél. : 01 43 90 11 11 – www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : MC2 Grenoble, Scène nationale, du 4 au 7 février 2025 – Les Passerelles, scène de Paris/Vallée de la Marne, à Pontault-Combault, le 7 mars 2025 – Théâtre Joliette, scène conventionnée, à Marseille, du 20 au 22 mars 2025 – Scène de Bayssan, scène en Hérault, à Béziers, du 25 au 30 mars 2025 – Théâtre de Sartrouville et des Yvelines/CDN, du 3 au 4 avril 2025 – Théâtre de Nîmes, scène conventionnée, du 9 au 11 avril 2025.
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