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On n’a pas pris le temps de se dire au revoir 

Écriture, mise en scène et interprétation Rachid Bouali – compagnie La langue Perdue – au Théâtre de la Concorde, dans le cadre du cycle Exil et Diaspora.

© Mathis Bouali

Rachid Bouali met en carton les bons moments vécus avant qu’ils ne s’effacent. Né en France il a habité une petite maison du quartier de la Lionderie, à Hem, située entre Lille et Roubaix, avec sa famille venant d’Algérie. Au moment où ce quartier est rayé de la carte pour raison de rénovation au titre du nouveau programme national de renouvellement urbain, son père, qu’il nomme avec beaucoup de tendresse mon petit papa, achève sa vie à l’hôpital.

L’acteur-auteur met en parallèle les deux événements, celui de la mort de la Cité de Transit qu’il a habité et qui porte ses souvenirs d’enfance, et celui de l’arrivée de son père en France, sur laquelle son petit papa ne s’est jamais vraiment exprimé. « Ça y est, les ordres sont donnés, les bulldozers avancent, l’effacement de ma cité a commencé… Maudite coïncidence ! J’ai d’un côté mes souvenirs d’enfance qui s’ensablent et de l’autre petit papa qui s’enruine lentement à l’hôpital. » Les murs sont porteurs de lumière, de l’enfance. « Mais qu’est-ce qui va me rester de tout ça ? Attends, petit papa, raconte-moi. »

© Mathis Bouali

La scénographie de lumière dessine des rectangles au sol et sur le mur du fond. En même temps les mots d’amour au père sont lumineux. Et Rachid Bouali, à la recherche de son identité, écoute le cœur des douze collines de Kabylie à travers le dernier souffle de son père. Il apprend quelle fête ce fut quand un logement digne de ce nom lui fut attribué pour sa famille, petite maison de la cité de transit, un mot que l’auteur ne savait pas décoder. Ce fut pour lui Versailles, loin des logements insalubres de l’arrivée en France qui pénétraient de leur humidité les corps et la pauvreté, ces maladies de la misère.

Rachid Bouali se souvient de l’enfance et plusieurs anecdotes sont au bout de sa plume, comme ce jour où sa mère lui racontant les tatouages, dessine sur ses mains au henné une étoile et un croissant de lune. Les mains de l’enfant provoquent sa honte à l’école le lendemain, où certains ne manquent pas de le moquer brutalement. Ses parents ne se sont d’ailleurs jamais autorisés à entrer à l’école, ils n’ont pas osé. Et l’enfant a entendu des propos racistes venant tant d’enfants peu réceptifs à la mixité que de certains professeurs. À l’époque on ne changeait pas de pays mais seulement de département… !

© Mathis Bouali

Et on place souvent le père face à son statut d’arabe et de maghrébin, lui, l’immigré de la 2nde Guerre Mondiale. Il a tellement intégré son statut que, quand une dame passe devant lui avec arrogance, à la CAF, sa peur lisible dans les yeux, il n’ose pas même défendre son tour, au grand dam de son fils. « On n’est pas chez nous… » a-t-il entendu toute sa jeunesse. Et Rachid Bouali constatant : « On nous regarde comme des gnous, chez nous, chez vous, deux terres pour une même famille… »

Le père transmet au fils ce qu’il a entendu dans son pays quand les militaires français répandus jusque dans les moindres oliveraies et oueds se distinguaient par leurs ordres agressifs et violents : « Massacrez-moi tout ça… ! » en même temps qu’ils ordonnaient qu’on leur serve un méchoui. L’acteur danse sur un fond de scène en feu pour dédramatiser la séquence qui n’en est pas moins violente, avec cette politique de grand remplacement sous couvert de dépossession des terres et d’interdiction de tout rassemblement familial. Et dans une montée dramatique bien construite, l’acteur rapporte le massacre de Sétif le 8 mai 1945 dans le département de Constantine, avec ses trente-mille morts en réponse aux manifestations nationalistes et indépendantistes, sur fond de colonisation française. Un chant arabe traverse le plateau, petit moment d’oxygène.

© Mathis Bouali

La figure du père mâchonnant la chemma, ce tabac à priser ou à chiquer, parcourt tout le spectacle. Il raconte à son fils son recrutement en Algérie, « T’a des mains d’ouvriers ! » lui a-ton dit. Et il convainc sa femme : « Je pars le premier, la famille rejoindra après… » Il raconte, et le fils joue le père, l’arrivée en France, les bidonvilles. « On a reconstruit une vie pour vous » dit-il. Petit à petit, s’éloignant de nos ancêtres les Gaulois, des poilus de 14/18 et du gaz moutarde appris, Rachid Bouali, entre dans la richesse de sa culture kabyle, une des communautés berbère ou amazigh – dont la traduction est homme libre – d’Algérie, reconnaissant le courage de ses parents.

Pour ne pas tomber dans l’oubli, l’auteur-acteur honore son père par le récit qu’il fait de sa vie, mis en miroir avec celui de la mort de sa Cité, à Hem, pour lui, comme la mort de l’enfance. « Adieu mon petit papa, adieu ma cité… Aujourd’hui, quand on me demande quelle est ma langue maternelle, je réponds naturellement le français, et pourtant, la langue de mes parents était le kabyle », son acte de foi.

On n’a pas pris le temps de se dire au revoir pose la question de l’appartenance et de l’identité. Conteur de sa propre histoire, Rachid Bouali porte la voix de ses parents, de ses ancêtres blessés. Le récit est rapporté avec simplicité, éclaté, comme les espaces qu’il crée sur la scène, comme sa culture. Il habite le plateau avec retenue et précision et par son histoire personnelle remonte le temps et participe d’une réflexion sur ce sujet douloureux de la guerre d’Algérie et des ruines de la colonisation.

Il n’en est pas à son coup d’essai. Après une formation chez Jacques Lecoq, Rachid Bouali crée ses spectacles depuis une vingtaine d’années, cherchant entre la narration et le théâtre. ll a créé sur cet axe, entre autres, une trilogie : Cité Babel en 2005, Un jour j’irai à Vancouver en 2009, Le jour où ma mère a rencontré John Wayne en 2012, et travaille sur la collecte de paroles et les arts du récit. Son spectacle est puissant et salutaire pour tous.

Brigitte Rémer, le 12 décembe 2024

Écriture, mise en scène et interprétation Rachid Bouali – collaboration artistique Olivier Letellier – création lumière Pascal Lesage – compagnie La langue Perdue.

Du 10 au 21 décembre 2024 à 19h (relâche les 15 et 16 décembre), Théâtre de la Concorde, 1/3 avenue Gabriel. 75008. Paris – tél. : 01 71 27 97 17 – site : www.theatredelaconcorde.paris – métro : Concorde – En tournée : 6 février 2025 à 14h00 et 20h00 et 7 février à 10h00, Le Quai des Arts, Veynes (Hautes-Alpes) – 21 février à 20h00, Théâtre Charcot, Marcq en Baroeul (Nord) – 6 mars à 14h30 et 20h00, L’Escapade, Hénin Beaumont (Pas de Calais) – 13 mai à 20h00, 14 mai à 19h00, 15 mai à 10h30 et 20h00, Centre Dramatique National La Manufacture, Nancy (Meurthe et Moselle) – 26 juin à 20h00, Théâtre traversière, Paris 75012 – juillet 2025, Festival Off à Avignon (à confirmer).