Archives par étiquette : Printemps Arabe de la Danse

Déplacement

© Laura Giesdorf

Chorégraphie et interprétation Mithkal Alzghair, dans le cadre du Printemps de la danse arabe 2021 – à l’Institut du Monde Arabe.

Déplacement a été créé en deux versions et deux formats différents : un solo, en 2015 et un trio, un an plus tard. C’est ici le solo, chorégraphié et dansé par Mithkal Alzghair qui nous est présenté  et qui avait reçu le Premier Prix du Concours Danse  élargie 2016, organisé  par le Théâtre de la Ville de Paris et le Musée de la danse/Centre Chorégraphique National de Rennes et de Bretagne. Mithkal Alzghair accompagne la chorégraphie de nombreux silences, trouve son style et son espace entre rituel et danse traditionnelle. C’est une danse d’écorché vif.

Né en Syrie, Mithkal Alzghair a appris la danse classique et moderne à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas. En 2010 il avait choisi de venir en France et a été contraint d’y rester. Il a suivi de 2011 à 2013, le master d’études chorégraphiques « ex.er.ce » de l’Université Paul Valéry, en lien avec le Centre chorégraphique national de Montpellier. Il a dansé pour différents chorégraphes comme Marie Brolin-Tani en Suède, May Svalholm au Danemark, Xavier Le Roy et Christophe Wavelet en France. Il a collaboré avec la compagnie de théâtre italienne, In-Occula, pour le projet eu­ropéen CRACK et participé aux 20 danseurs du XXème siècle de Boris Charmatz qui invitaient les spectateurs à une promenade dans les espaces publics du Palais Garnier. Ses pièces ont été montrées en Syrie, au Théâtre National de Damas ; au Liban, sur la Plateforme internationale de danse contemporaine de Beyrouth ; au Danemark, au Centre Culturel Godsbanen d’Aarhus ; en France, au Théâtre de la Cité Internationale, au Centre chorégraphique national de Montpellier Languedoc-Roussillon ; au Centre national de la Danse ; au Regard du Cygne ; en Italie, à Bologne. Mithkal Alzghair a été invité au Festival « L’art difficile de filmer la danse » pour son film Out of there, à Contredanses, à Bruxelles et a créé la compagnie HEK-MA à l’automne 2016.

Sur le plateau de la grande salle de l’IMA, à lui seul il habite l’espace dans la concentration et dans l’histoire de vie qu’il construit de ses différentes références. On les reçoit dans leur cruauté, leur humanité, leur poétique. Quand il entre sur le plateau, le danseur porte un tissu blanc plié, comme une offrande. La fin de la pièce dira que c’était peut-être un linceul. Il enfile ses bottes et se met à danser sur place comme au centre d’un cercle qui le protège, et monte petit à petit en puissance jusqu’à une sorte de transe. Les signes se construisent et se déconstruisent : on voit le prisonnier et le militaire, celui qui implore et celui qui tombe, celui qu’on humilie et celui qui ordonne, on voit les tremblements et la marche, la marche obstinée jusqu’à l’épuisement. Bouger pour ne pas mourir. On pense au soldat  Woyzeck qui en perd la raison.

Le déplacement, le glissement, la traversée, la migration, le voyage, sont implicitement dans la construction chorégraphique de Mithkal Alzghair. Son interprétation est d’une grande force évocatrice par sa présence même. « J’ai éprouvé physiquement l’urgence du déplacement contraint, l’évasion, l’attente avant le départ, l’exil… Quitter un territoire construit par l’ensemble d’une communauté dont je faisais partie, a aussi supposé de quitter des habitudes, des relations, des engagements. »

Il rythme lui-même ses déplacements, dans un puissant travail tant des jambes et des pieds qui font fonction de percussions, que des bras et des mains qui apportent la grâce malgré la douleur. Quand la musique monte, les bras implorent, appellent au secours et le danseur se désintègre dans les sursauts de la mort. On pense aussi au tableau d’Edvard Munch, Le Cri, car Mithkal Alzghair va au paroxysme de la solitude et du néant. Il devient L’Albatros de Baudelaire et le Christ recrucifié. On ne sort pas indemne de son Déplacement.

 Brigitte Rémer, le 24 juin 2021

Conseils dramaturgiques Thibaut Kaiser – création lumière Séverine Rième – coproductions Godsbanen, Aarhus (Danemark), Musée de la Danse-CCN de Rennes et de Bretagne, Fondation AFAC, Les Treize Arches-Scène conventionnée de Brive – Avec le soutien du Centre national de la Danse à Pantin, dans le cadre des résidences augmentées et du Studio Le Regard du Cygne.

Vu le 22 juin à l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés-Saint-Bernard. Place Mohammed V. 75005. Paris – tél. : 01 40 51 38 38 – site www.imarabe.org.

The Keeper

© Antoine Repesse

Chorégraphie de Samar Haddad King et Amir Nizar Zuabi – répétitions ouvertes dans le cadre du dispositif la Fabrique Chaillot et du Printemps de la Danse Arabe de l’Institut du Monde Arabe.

La chorégraphe américano-palestinienne Samar Haddad King, poursuit son travail de recherche sur The Keeper/Le Gardien, travail engagé en collaboration avec le dramaturge Amir Nizar Zauabi. Elle présente le résultat de ce work in progress après un mois de résidence avec son équipe, dans le cadre de la Fabrique Chaillot. Sa réflexion touche aux relations qu’entretiennent tout homme et toute femme, à leur terre, à la notion d’identité et d’appartenance.

Quand on entre dans le Studio Maurice Béjart de la salle Firmin Gémier, l’ambiance est au travail : danseurs et acteurs s’échauffent. Deux trois fleurs blanches dans des pots, une armoire, un lit. Samar Haddad King et Amir Nizar Zuabi présentent le contexte de leur travail où deux disciplines se mêlent, la danse et le théâtre, deux mondes et processus différents.

Le spectacle s’ouvre sur un couple perdu dans une ville pleine de bruit et de fureur, au rythme d’un battement de cœur. Tout est affolé, les voitures, les travaux, il y a quelque chose de mécanique et de déshumanisé dans ce chaos. Ils arrivent dans une chambre où l’homme est contraint de s’étendre, souffrant. On est transporté dans le contexte d’un d’hôpital où le mot incurable est énoncé, où le couple se sépare. Il la remercie, elle est anéantie. Apparaît l’équipe médicale qui prend en charge le patient et le teste. Il résiste. On est dans le jeu et le geste contrasté, entre mobilité et immobilité – mobilité des gens du ménage et de leur phobie du propre, immobilité de l’homme et de la femme au charriot, comme pétrifiés. On ne sait ce qui est du fantasme ou de la réalité. Déformation, agitation, accélération, décélération se succèdent. Des fleurs blanches arrivent dans la chambre. Le symbole de la terre se met en marche.

La terre se renverse, à partir des fleurs d’abord, puis se déverse et se brise sous le lit comme une vague. L’un se couche et se recouvre de terre, s’enfouit, signe d’une mort annoncée. Imaginaire, visions, mirages, illusions ? Quatre personnes rampent comme des vers de terre. Lui, se recroqueville et s’efface, dans sa camisole chimique. Solos, duos et mouvements de groupe se succèdent dans ce contexte hospitalier fantasmé, entre fusion et dévoration. Dans le dialogue, celui qui écoute est comme possédé, celui qui s’adresse voudrait garder la maitrise. L’un parle, l’autre danse. L’élue, devenue autre, s’approche de lui en une danse érotique. Il reste sans réaction. Elle le recouvre de terre avec rage. Il se dégage.

S’ensuit une dernière séquence, celle de la mort. Des fleurs blanches se mêlent à la terre qui recouvre presque tout le plateau. Il se relève, prend une pelle sous son matelas et tient le rôle du fossoyeur. Il creuse sa tombe et raconte l’histoire de sa grand-mère : « On a enterré ma grand-mère j’avais quinze ans. Elle avait dix-sept ans de plus que moi… » Le texte arabe, sous-titré en anglais, s’inscrit en fond de scène. L’une des danseuses l’incarne et danse, comme désarticulée. Il jette sur elle de grandes pelletées de terre, comme il l’a fait peut-être sur la tombe de cette grand-mère bien aimée. Il la jette compulsivement et recouvre la danseuse, comme une emmurée vivante. Le geste est fort. Puis il agonise sur son lit, six personnes autour de lui, comme des âmes mortes. L’élue tente de le réanimer, prend son souffle au plus profond et respire longuement pour et avec lui, mais l’homme s’enfonce et disparaît, spectateur des derniers instants de sa vie.

Le jeu subtil qui se tisse entre danseurs et acteurs venant de tous les points du monde, dans ce travail encore en recherche, mène du réalisme à l’abstraction, du tragique au burlesque, du romantisme à l’excès. Très concentrés ils s’inscrivent dans ce mouvement perpétuel de la vie et de la mort où le geste parle et le mot divague, aux frontières de l’impuissance et de l’absurde. La terre est leur emblème en même temps qu’elle devient étrangère. « La terre nous est étroite » disait Mahmoud Darwich, « elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer. »

Danseuse et chorégraphe, Samar Haddad King fonde et dirige la compagnie Yaa Samar ! Danse Theatre (YSDT), basée entre New York et la Palestine, depuis 2005. Diplômée en chorégraphie du programme Ailey/Fordham Bachelor of Fine Arts de New York, sous la tutelle de Kazuko Hirabayashi elle s’est produite dans de nombreux lieux prestigieux aux États-Unis en même temps qu’elle travaille au Moyen-Orient. Elle a notamment présenté Catching the Butterflies pour Zakharif in Motion en Jordanie en 2010, et travaille en Palestine depuis 2012 où elle a présenté au Festival International de Danse Contemporaine de Ramallah From Dust, puis Bound en 2014, Playground pour le Festival international d’art vidéo et performance si:n en 2013 ; not/tob pour la Biennale Qalandiya Internationale de Palestine, en 2014. Elle développe des programmes d’éducation à la danse en Palestine et soutient le travail de jeunes danseurs palestiniens. Sa démarche à travers les pièces qu’elle présente est transdisciplinaire et trans-nationale elle se tisse étroitement au contexte social dans lequel elle vit. Sa collaboration avec Amir Nizar Zuabi, se développe depuis plusieurs années. Lui est auteur, dramaturge, metteur en scène et directeur du ShiberHur Theater Company. Il travaille entre autres au Young Vic et à la Royal Shakespeare Company de Londres, a présenté ses mises en scène au Festival d’Edimbourg et à Paris au Théâtre des Bouffes du Nord. Il est engagé dans les réseaux européens de théâtre dont United Theaters Europe for artistic achievement.

La Fabrique Chaillot est un dispositif qui offre aux artistes un espace de recherche et un temps de réflexion, un nouveau programme, une belle initiative. Samar Haddad King et Amir Nizar Zuabi s’en sont emparés pour développer un projet ambitieux et explorer un langage qui, entre théâtre et danse, pousse les limites du fond et de la forme pour porter leurs messages. L’Institut du Monde Arabe et sa première édition du Printemps Arabe de la Danse s’inscrit à point nommé comme partenaire.

    Brigitte Rémer, le 20 juin 2018

Chorégraphie : Samar Haddad et Amir Nizar Zuabi
- Avec Khalifa Natour, Samaa Wakeem, Mohammad Smahneh, Fadi Zmorrod, Ayman Safieh, Zoe Rabinowitz, Yukari Osaka

14 et 22 juin 2018, à la Fabrique Chaillot, Chaillot/Théâtre National de la Danse, 1 Place du Trocadéro. 75016. Paris – Métro : Trocadéro. Tél. : 01 53 65 31 00 – Site : www.theatre-chaillot.fr