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Des lignes et des corps

Exposition des photographies de Yasuhiro Ishimoto, au Bal – commissariat Diane Dufour avec Mei Asakura, conservatrice au Ishimoto Yasuhiro Photo Center, Museum of Art de Kōchi, au Japon.

Le Bal © Ishimoto Yasuhiro Photo Center.

Né à San Francisco de parents japonais, Yasuhiro Ishimoto (1921-2012) est considéré comme visuellement bilingue. On le découvre dans la magnifique exposition présentée au Bal, qui montre l’œuvre dans chacune de ses géographies, américaine et japonaise. Une première en Europe.

Originaire de l’île de Shikoku dans la préfecture de Kōchi, les parents d’Ishimoto, agriculteurs, retournent au Japon quand il a trois ans et le destinent à ce métier. En 1939, pour ne pas être enrôlé dans l’armée et apprendre les techniques agricoles modernes, ils l’envoient aux États-Unis. Diplômé de la Washington Union High School d’Alameda, en Californie, en 1942 il est placé en camp d’internement, comme de nombreux américains d’origine japonaise à cette époque, suite à la bataille de Pearl Harbor. Il y passe deux ans et apprend la technique photographique avec des camarades, réalise des photos dans le camp. Libéré en 1944, il s’installe à Chicago.

Le Bal © Ishimoto Yasuhiro Photo Center.

De 1948 à 1952, Yasuhiro Ishimoto se forme à l’Institute of Design de Chicago fondé dix ans plus tôt par Moholy-Nagy sous le nom de New-Bauhaus. Peintre, photographe et théoricien de la photographie, ce dernier avait enseigné dans le Bauhaus de Walter Gropius, à Weimar, puis Dessau. Ishimoto y intègre à mi-parcours le département de la photographie. Harry Callahan, spécialiste entre autres de la ville et de l’architecture, et Aaron Siskind, photographe de l’abstraction, sont ses professeurs. Callahan incite ses élèves à sortir du studio et les guide dans l’exigence du tirage par le travail en laboratoire et devient une sorte de mentor pour Ishimoto qui réalise dans ce cadre certaines séries présentées dans l’exposition, dont Beach, Doors et Little Ones.

 En 1953, le photographe participe à l’exposition Always the Young Strangers, au MoMA de New-York, puis revient au Japon et s’installe dans le quartier branché de Shibuya où il devient une personnalité remarquée pour ses travaux dans le domaine de l’architecture, du design, de l’art et de la photographie. Il accompagne sur les principaux sites d’architecture traditionnelle au Japon le conservateur du département Architecture et Design du MoMA, Arthur Drexler et rapporte ses premières photos de la Villa Impériale Katsura, située près de Kyoto. Sa première exposition monographique Yasuhiro Ishimoto Photography, a lieu en 1954 à Tokyo, à la galerie Takemiya.

Le Bal © Ishimoto Yasuhiro Photo Center.

En 1958, Yasuhiro Ishimoto s’installe à Chicago où son premier livre Someday, Somewhere, est publié ; il y reste jusqu’en 1961 puis retourne au Japon. Son second livre, Katsura : Tradition and Creation in Japonese Architecture est publié simultanément dans les deux pays tandis qu’une seconde exposition monographique, Photographs by Yasuhiro Ishimoto, est présentée à l’Art Institute of Chicago. Il retourne définitivement au Japon en 1961 où il acquiert la nationalité japonaise en 1969, à l’âge de quarante-huit ans et poursuit son travail entre prises de vue – notamment de la Villa Impériale, expositions et publications. Il disparaît en 2012. Un an plus tard est créé le Ishimoto Yasuhiro Photo Center au sein du Museum of Art de Kochi à qui le photographe avait fait don de ses archives.

Le Bal présente différentes sections et séries dans une scénographie sobre qui colle à l’univers d’Ishimoto, tirages gélatino-argentiques en noir et blanc, mêlant des photographies prises à Tokyo et à Chicago. Travaux de jeunesse principalement, toutes montrent la diversité d’inspiration et traduisent une grande exigence de cadrage et de traitement en laboratoire. Dans Chicago Beach (1948/1952), on passe de la position horizontale de personnes allongées sur le sable – occupées ou non, parfois lisant un journal, parfois en méditation face au lac Michigan – aux lignes verticales d’une forêt de jambes, vraisemblablement alignées devant un comptoir, bustes coupés à hauteur de la taille.

Le Bal © Ishimoto Yasuhiro Photo Center.

La série Expérimentations 1948/1950 montre sa recherche de nouveauté, de modernité, tournant le dos à tout ce qui est convention. Ishimoto croit en l’expérimentation, il a un regard sur l’interdisciplinarité, qu’il a développé notamment au New Bauhaus où le début des apprentissages techniques se faisait par tronc commun entre architectes, designers et photographes. Il dira de l’enseignement : « Au New Bauhaus l’enseignement est très inorthodoxe. Avant même que nous puissions nous emparer d’un appareil photo, on nous enseignait le dessin de A à Z, en commençant par des croquis très simples. Jour après jour, nous étions formés à maîtriser les points, les lignes, la texture d’une surface et la lumière, à tel point que je me demandais quand j’allais enfin apprendre à photographier. »

Chicago Snow and car (1848/52) permet de sentir la texture du grain de neige, entre immobilité et mouvement, et Chicago Town, Little Ones (1959/1961) montre la rue, les personnes dans la rue, certains quartiers, notamment ceux des afro-américains. Il travaille autour de thématiques sociales sans jamais verser dans le documentaire pur, montre une jeune femme noire à la fenêtre, l’ovale du visage rejoignant une ligne courbe, peut-être fêlure de la vitre. Il regarde et rapporte des clichés sur un concours de déguisements organisé pour fêter Halloween. Tokyo, Town, Little Ones (1953/58) par ses cadrages singuliers et le déplacement de l’objet, ouvre sur le modernisme, Tokyo Towns (1960/63) met en avant la géométrie et l’espace. Ishimoto est loin du réalisme social de la photographie japonaise d’après-guerre. Moment 1980/2002 s’intéresse à l’instabilité des choses et à l’éphémère et montre des feuilles mortes tombées sur l’asphalte, des passants dans les rues de Tokyo, souvent pris à la volée sans même regarder dans le viseur, des canettes abandonnées. Il observe le bourdonnement du monde.

Le Bal © Ishimoto Yasuhiro Photo Center.

Dans Katsura Imperial Villa (1953/54 et 1981/82) Yasuhiro Ishimoto montre les formes traditionnelles de l’architecture japonaise et les cadre d’une manière telle qu’il s’efface jusqu’à l’abstraction. Ainsi les shojis, ces panneaux qui glissent et délimitent les pièces de la maison, apparaissent comme des rectangles blancs monochromes derrière l’épure d’un jeu de lignes, horizontales et verticales. La villa Katsura, résidence impériale située à Kyoto, fut achevée au XVIe siècle, Ishimoto la photographie à plusieurs périodes et en montre les différents plans et profondeurs, du pavillon de cérémonie du thé aux jardins. Il joue sur les pleins et les déliés du vide prêtant au calme et à la méditation, capte les pierres qui relient un bâtiment à l’autre, rapporte des fragments sur lesquels il zoome.

Le Bal © Ishimoto Yasuhiro Photo Center.

De ces va-et-vient entre deux continents et deux identités, Yasuhiro Ishimoto réalise une œuvre forte et rigoureuse dans sa composition. Figure majeure de la photographie japonaise, reconnu tardivement car souvent en décalage temps-espace, il se fait le passeur entre deux cultures, deux visions et perceptions de la photographie. Dans ses clichés, tout est construction, épure et chorégraphie. La lumière conduit à l’abstraction du sujet et sculpte le détail, montre les textures, sable, pierre, neige, feuilles, alignement des tuiles. Il joue subtilement de contraste et ne s’inscrit pas dans le mouvement de photo réaliste de son époque. Son regard, ses recherches sont ailleurs. II aime le décentrement, l’étrangeté du flou et le reflet, les ombres, la fixité de la géométrie, l’écriture dans la pierre, ainsi que la vraie vie. Il est dans une approche formelle et non pas documentaire même s’il est le témoin d’une époque, ici et là-bas. Il élabore une science de l’architecture et ouvre la voie à d’autres générations, y compris dans une nouvelle façon de concevoir le livre de photographies. Le Bal, fidèle à ses missions de recherche et d’expérimentation autant que de transmission, en partenariat avec le Ishimoto Yasuhiro Photo Center, s’en fait le porte-parole d’une manière flamboyante et subtile.

Brigitte Rémer, le 18 septembre 2024

Le Bal, jusqu’au 17 novembre 2024, le mercredi de 12h à 20h, du jeudi au dimanche de12hà19h, fermé le lundi et le mardi – 6 impasse de la Défense, 75018. Paris – métro : Place Clichy – tél. l 01 44 70 75 50 – site : www/le-bal.fr

Édition d’un catalogue, IIshimoto, Des lignes et des corps, coédition Atelier EXB, LE BAL, 216 pages (55 €)