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L’Une et l’Autre // Carnets de route

© Bahia Aidli

© Bahia Aidli

Photographies des ateliers dirigés par Sarah Moon et José Chidlovsky, présentées par l’Association 100 voix ! et la Galerie Fait & Cause

Créée il y a trois ans à l’initiative de l’association Aurore, 100 Voix ! a pour objet l’apprentissage du récit par l’image. L’association accueille des personnes en marge du tissu social, en situation d’exclusion et de précarité, et les accompagne dans un processus de reconstruction et de reconquête de leur identité. Dans ce cadre, et animé par des photographes professionnels, l’atelier des 100 Voix ! fait un bout de route avec elles, en photos et vidéos, et table sur la rencontre, l’échange et la transmission de l’une à l’autre.

C’est le résultat de travaux menés de 2012 à 2014, par des femmes de différents horizons et histoires, rassemblées autour de Sarah Moon et José Chidlovsky, qui est exposé, et publié. Les premières photos avaient fait l’objet d’une exposition présentée le 8 mars 2013, Journée de la femme. Deux ans plus tard à la même date, nouvel hommage aux femmes avec la parution des douze premiers numéros de la collection Carnets de Route, tirés à 500 exemplaires, et l’exposition de leurs auteures à la galerie Fait & Cause. L’édition de ces récits photographiques est superbe, chaque parcours a valeur de témoignage et se raconte en noir et blanc ou en couleurs, avec ou sans mots. La moitié des recettes est transmise à celle qui a réalisé le reportage, la moitié, remise à l’Association.

Des autoportraits, des légendes écrites à la main, des dates, des souvenirs et des bribes de vie ; des géographies, des états d’âme, des contre-jours ; des mots clés jetés sur le papier – chemin, bonheur ou vie –, des cris ; l’expression de goûts, d’intentions, de désirs, de projections ; des regards sur la vie, sur le quotidien, sombres ou plein d’espoir, des émotions, des pensées ; des anecdotes, du rouge et du noir, des traces, des pages élaborées d’autres plus spontanées. Toujours, des vécus singuliers, des mots sur un cahier. « Les chemins de ma vie avec ses succès et ses échecs, comme les échelons d’une échelle que je gravis sans cesse, d’où je chute parfois comme le jour dans la nuit… deux couleurs brodées par ma mère sur mon chemisier… » écrit Marie Rudnitska, l’une d’elles.

Jour de colère, chute, traversée, migration, nuit. L’ombre de l’enfance, le silence, la forêt des loups. Temps suspendu, nuit noire, la route en pluie, la mer, les cerfs-volants. « Je vois un homme qui ne voit rien, je vois du gris », dit une autre. Résistance, sentiment, constat, attente ; ma douleur  pour Bahia Aidli, une femme de solitude au foulard bleu, ou encore Le passage, qui conduit à la lisière d’une épaisse forêt. Il y a de l’enfance, quelque chose de fané, l’abandon. Elles utilisent le langage de la photographie pour soigner leurs blessures et parler de leur façon de vivre le monde. Comme le dit Sarah Moon :

« Il s’agit ici, que ce soit avec l’une ou l’autre, de la nécessité de récupérer une identité jusque là bafouée, de trouver un nouveau langage à travers l’image, un langage qui, en mêlant l’imaginaire et le réel, redessine à leur insu quelques facettes d’elles-mêmes longtemps oubliées. Les Carnets de route sont la concrétisation de cette tentative. Chacune d’entre elles, avec ses mots, son inconscient, son vécu, sa vision, son authenticité, nous dit jour après jour, pas à pas, quelque chose d’elle. La photographie est une petite voix, dit Eugène Smith. La leur force l’écoute. »

brigitte rémer

Les photographies et les Carnets de route sont de : Bahia Aidli Voilà – Lyliie Berry Monday to Monday – Aziza – Pénélope Bertrina Mon histoire en 7 jours – Caroline Chartrou – Florence Courtois – Rachida Essaydi – Magali Faucheux – Stéphanie Foucher – Kasia Grabowska Partout Personne et Je cherche à comprendre – Salha Hamrouni – Huguette Jeanmichel – Sylvana Jegoux – Jocelyne – Blandine Lesur Moi Blandine et Etats d’âme – Lydie- Nana N’Domatezo – Ioan Zlata – Bénédicte Ngobelle – Nelly Royer Chat alors – Marie Rudnitska Mon ombre et moi et Au jour la nuit – Nadège Soumaré – Gabie Trancéa.

Galerie Fait & Cause, 58 rue Quincampoix. 75004. Métro : Châtelet, Rambuteau – Exposition du 10 mars au 25 avril 2015. Dix Carnets de route (38 euros) – 5 euros l’unité. Tél. : 01 42 74 26 36 – Site : www.sophot.com

Le sel de la terre, de Wim Wenders et Juliano Salgado

affiche

affiche

C’est un film où se croisent les regards de Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado sur le parcours du grand photographe brésilien Sebastião Salgado. Les fils du récit tissé à la première personne nous plongent dans sa quête artistique et dans l’Histoire avec un grand « H », celle de l’humanité et de ses tragédies. Il rapporte des images des différents espaces géographiques qu’il traverse, ravagés par la famine et la guerre et qui ont valeur de témoignage. Face à cette mémoire collective s’inscrit son histoire de vie et les contours de la mémoire individuelle sous le regard de son fils, Juliano. « La photo dessine le monde avec des lumières et des ombres » pose-t-il, en introduction.

Avec quelques extraits de film, les premières images entrainent le spectateur au cœur de la Serra Pelada, gigantesque mine d’or en cours d’exploitation. Plus de cinquante mille personnes y travaillent comme dans une fourmilière, de façon très organisée et totalement folle dans l’espoir de trouver quelques précieuses pépites qui leur donneront un passeport pour l’indépendance.

A l’opposé de ces solitudes juxtaposées, en action, c’est l’image en suspend d’un touareg aveugle qui interpelle Sebastião Salgado et induit un peu plus tard son choix de photographier, avec un appareil acheté par son épouse Lélia, qu’il s’approprie. « Le sel de la terre, c’est l’homme », dit-il, et il fabrique son regard à travers l’immensité des paysages dont il se nourrit, dans l’enfance, autour de la ferme où il grandit avec ses sept sœurs, dans la région de Minas Gerais, point d’ancrage de la famille. « Ici je rêvais beaucoup… Ici j’ai une idée de la planète ».

Il s’exile avec Lélia en 1969 pour fuir la dictature au Brésil, part à Londres, puis en France où il s’installe avec sa famille. Il parcourt le monde et réalise des reportages aux quatre coins de la planète. Il se rend en Papouasie occidentale en 1971, d’où il rapporte des images de danse et de chants guerriers, de femmes en majesté, puis au Niger en 1973. Otras Americas, son premier grand projet mené de 1977 à 1984, lui permet de frôler son continent dont il a une forte nostalgie. Il y côtoie les Guajacas, au Mexique, une communauté de musiciens où chacun pratique un instrument, observe les croyances en Equateur à plus de 3400 mètres d’altitude. Sa définition du portrait parle de don et de contre don : « Les yeux racontent beaucoup… Un portrait, c’est la personne en fait qui t’offre la photo ». Plus tard, en région Arctique, il montre à Juliano la difficulté de la prise de vue, sans action ni arrière plan, sur fond d’ours blancs et de rendez-vous avec les morses.

De retour au Brésil à la fin des années 70 avec sa famille, il prend de plein fouet les changements du pays et a besoin de solitude. Il décide d’explorer le Nordeste qu’il ne connaît pas et découvre le fléau de la sècheresse, les paysans sans terre, une mortalité infantile qui fait des ravages. Sa région de Minas aussi s’est desséchée, elle a perdu sa forêt. Il peine à reconnaître la ferme paternelle entourée de déserts.

De 1984 à 1986, il témoigne de la famine au Sahel et de l’extrême détresse, du choléra qui décime, de la fuite des coptes vers le nord de l’Ethiopie, de l’exode vers le Soudan sous couleur de Médecins sans Frontières, de l’arrivée en terre fertile, près du Nil bleu. « On s’habitue à la mort » dit-il, face à d’immenses camps de réfugiés, plongés dans le froid et la mort. Le bout de la détresse est atteint en 1985, année de sécheresse intense, au Mali, « la peau ressemble à une écorce » et les tempêtes de sable se succèdent. Suivent en 1991, les champs de pétrole et cinq cents puits en feu au Koweit à deux pas de l’Irak, puis l’Afrique à nouveau en 1994, avec l’exil des Rwandais, les kilomètres de morts le long des routes, le génocide. « L’homme est un animal féroce, d’une violence extrême ». Et la même année, en Yougoslavie, il découvre la même violence. Trois ans plus tard au Congo, même destruction même errance pour des milliers de personnes cachés des mois dans la forêt. Plus de deux cent dix mille manqueront à l’appel, « Il n’y a pas de salut pour l’espèce humaine »

Après avoir engrangé tant de violence, Sebastião Salgado remet en cause son travail et se pose les questions fondamentales de la condition humaine, il a besoin de se ressourcer. Il commence à replanter, avec Lélia, quelques hectares d’arbres autour de la ferme familiale où il est retourné. Petit à petit émerge l’idée de retrouver les forêts de l’enfance, de recréer un éco système, et de 2004 à 2013 se développe le projet Génésis, véritable hommage à la planète, avec la création de l’Instituto Terra. « C’est l’histoire de ma vie, je laisse la forêt » conclut-il.

Derrière la dimension biographique et la manière dont Sebastião Salgado est possédé par son sujet, se joue le sort du monde. Son engagement passe par le témoignage, en noir et blanc, la photo est somptueuse et parle d’anéantissement, là est le paradoxe. L’espace critique n’est pas présent, tel n’est pas le propos du film qui pose les repères d’une vie d’artiste dans sa chronologie, mais qui n’interroge pas l’image sur les limites de ce qu’on peut montrer, ni les positionnements philosophiques et politiques du photographe. On en sort avec un fardeau en même temps qu’avec émotion et humanité.

 brigitte rémer

Film documentaire franco-italo-brésilien réalisé par Juliano Ribeiro Salgado et Wim Wenders, sorti le 15 octobre 2014, (1h49). Unifrance Films et Decia Films. Distribution en France, Le Pacte. Le film a obtenu plusieurs récompenses dont le Prix spécial Un certain regard au dernier Festival de Cannes.