Archives par étiquette : photographe colombien

Cali clair-obscur, photographies de Fernell Franco

@ Fernell Franco - Série Interiores

@ Fernell Franco – Série Interiores

Première rétrospective européenne de l’œuvre du photographe Fernell Franco (1942-2006), présentée par la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

Né en 1942 dans un village de la campagne colombienne, Versalles, Fernell Franco s’installe avec ses parents à Cali, troisième ville du pays par sa population, pour fuir le climat de violence qui les menace, dans les années cinquante. Il découvre la ville à l’âge de huit ans et en reste marqué : « En termes visuels, la ville signifia pour moi que la nature s’absentait de mon environnement, que je perdais l’horizon auquel je m’étais habituée en tant qu’enfant.» De ses traversées de Cali à vélo, comme coursier pour un laboratoire de photographies à l’âge de quatorze ans, il observe les quartiers en voie de disparition, ceux voués à la prostitution, les anciennes demeures qui se dégradent, et les fixe dans son objectif, très tôt passionné de photo. En cinéphile assidu qu’il est aussi, il admire le cinéma mexicain et les films italiens néoréalistes qui lui tiennent lieu de formation, leur influence est visible dans son travail.

A l’âge de vingt ans, Fernell Franco devient reporter photographe pour El País et Diario de Occidente puis quelque temps photographe de mode dans une agence. Il y rencontre de nombreux artistes, cinéastes et photographes, avant de s’orienter vers des recherches plus personnelles. Témoin des inégalités de la société colombienne, il capte les espaces urbains les plus informels et dégradés, sortes de non-lieux qui le captivent et retient des moments de vie, expérimentant par des procédés de solarisation, l’ombre et la lumière.

Intitulée Cali clair-obscur, l’exposition porte bien son nom et met en scène ces atmosphères d’ombre et de lumière pour témoigner de la pauvreté, du délabrement, de l’abandon et de l’oubli. Les commissaires de l’exposition, Alexis Fabry et María Wills Londoño, ont sélectionné cent quarante photos prises entre 1970 et 1996, issues de dix séries, élaborant avec précision et subtilité les différentes étapes du parcours de vie de Fernell Franco, mêlées à ses recherches photographiques.

Prostitutas (1970/72) parle, dans une démarche quasi ethnographique, des femmes du quartier Belalcàzar de Cali – du nom du fondateur de la ville – qu’il traversait en allant à l’école. Il a travaillé sur ce même thème des prostituées à La Pilota, dans le port de Buenaventura où il aimait se rendre pour sentir les effluves du Pacifique et le brassage des gens -. « Ce que je cherchais en elle c’était la vérité de la vie lorsqu’elle n’est pas maquillée, même si elle était rude et violente » dit Fernell Franco. Sur ces petits formats en noir et blanc, à l’image qui se démultiplie parfois jusqu’à s’estomper, des femmes allongées, l’esquisse d’un geste, l’attente, le regard d’une autre femme à l’arrière plan, le détail subtil d’une main ou d’un pied, des groupes de femmes. Il y a de la beauté et de la sensualité autant que de la solitude.

Dans ses Interiores (1970/72/78) la grâce pénètre à l’intérieur des bâtiments, sculptée d’ombre et de lumière. Il y a de la nostalgie en ce temps où les plus fortunés quittent le centre de la ville pour de nouveaux appartements à la mode américaine et délaissent les bâtisses anciennes. Fernell Franco a observé par les fenêtres, pour garder traces des intérieurs et de l’ancienne majesté des bâtiments, réinvestis plus tard par les déplacés de l’émigration rurale.

Color popular (1975/1980) montre, sur fond de salsa, des tirages chromogènes sur les murs de la ville et des scènes composées dans les lieux populaires, déserts ou habités : une boulangerie, un café, le dancing El Faisan – sortie de boîte au petit matin, jeu de chromos sur le dedans et le dehors. « Nous aimions tous la salsa et nous allions faire la fête dans des lieux très populaires où l’on écoutait cette musique. Ce genre de danse pour quelqu’un comme moi qui venais des faubourgs, avait un sens. »

Billares (1985). « Les billards étaient de beaux lieux qui disparaissent dans les années soixante-dix avec la rénovation de Cali » regrette Fernell Franco. Il y a dans ses photos de l’observation, de la concentration, l’échange de regards, le temps qui se suspend, une même photographie reprise en donnant de légers dégradés au tirage, le même personnage qui réapparaît, des ajouts à la photo comme un jeu, la composition des arrières plans, différents formats. On devine à peine les personnages, l’attente est sombre, presque noire. Il règne dans ces salles de jeu, un climat théâtral et cérémoniel.

Dans Pacífico (1987) Buenaventura nous est montrée en deux grands formats, l’eau passant sous un ponton, les pilotis et les reflets. Avec Demoliciones (1990) l’objectif accompagne l’effacement de Cali, la disparition de la ville aimée : « La ville que j’aimais lorsque j’étais adolescent, celle de mes promenades à vélo en quête d’une pièce de théâtre ou d’un film à voir, s’est mise à disparaître ou à péricliter à partir des années soixante-dix.» On y voit des restes de couleurs, estompées comme celles d’une fresque ancienne, où encore la surexposition faisant face aux déclinaisons du noir, des débris de vie sur le sol, des lambris, gravats, briques et pierres, des restes d’écritures et de dessins sur des murs lépreux, des sols qui se dégradent, une vie arrêtée. Les planches contact et surimpressions exposées où le soleil colombien cherche à se faufiler à travers une fenêtre, rejoignent une sorte d’abstraction.

Retratos de Ciudad (1994). « Dans mes premiers Portraits de ville j’ai expérimenté la répétition des images dans un même format, et cette ville généralement, c’est Cali. Le ton des manifestations était donné à Cali, théâtre de nombreux scandales qui se répercutaient ensuite dans les autres régions du pays » dit Fernell Franco qui déstructure ici sa composition, l’éclaire et l’obscurcit, la retravaille jusqu’à ce qu’elle crée une autre œuvre, complémentaire, ou prolongement de la première. On y trouve des collages et des assemblages, des compositions : diptyque où le personnage, noir, contraste à l’atmosphère lumineuse de la salle ; triptyque où le photographe décale l’image, et polyptyque comme ces deux rangées de vingt-quatre photos format carte postale qui ressemblent au trait de fusain, entre l’esquisse, le flou, l’effacement et l’abstraction.

Amarrados (1980/1995) témoigne des lieux du commerce informel, des rues. Emballages, ballots, étals et immenses paquets recouverts de bâches et ficelés en des compositions très structurées, sont déposés dans des hangars déserts, au petit matin. Ici, l’objet est en pleine page, isolé par le cadrage. Il s’en dégage une impression de mort.

Cali clair-obscur présente aussi la Ciudad Solar, premier espace artistique alternatif à l’atmosphère communautaire, créé en 1971 à Cali dans un manoir du XIXème siècle que la famille du photographe Hernando Guerrero possédait. Les artistes associés – le Groupe de Cali – s’intéressaient tous à la culture populaire et à la ville. Il y avait les artistes visuels Ever Astudillo et Oscar Muñoz, l’écrivain Andrés Caicedo, les réalisateurs Carlos Mayolo et Luis Ospina. Ce dernier définit Ciudad Solar comme « un mélange de maisons de la culture et de communauté hippie, un lieu ouvert à tout le monde.» Des projections de films, une galerie d’art, un atelier de gravure, un magasin de produits artisanaux, des fêtes, en ont fait un lieu de sociabilité animé où se retrouvent artistes, militants, politiques de toutes tendances et bandes rivales de jeunes. Oscar Muñoz lui, a reçu commande de la Fondation Cartier pour réaliser une installation : El principio de la empatia se compose de quatre photographies sur un même sujet décliné selon de subtils éclairages et une variation du temps d’exposition, à la manière du travail de Fernell Franco. Dans une salle noire attenante, les ébauches de l’œuvre, les étapes et outils de cette installation posés sur une table lumineuse.

Le documentaire réalisé par Oscar Campo qui ferme le parcours, Escrituras de luces y sombra, montre Fernell Franco dans son atelier et dans ses errances, parlant de ses influences et de ses inspirations. Après les images fixes et ses compositions construites telles des peintures d’ombre et de lumières contrastées, le geste et la parole de Fernell Franco transmettent encore d’autres clés de lecture. Petits et grands formats, études et répétitions, réalisme et abstraction impriment un rythme à l’oeuvre que la scénographie de la Fondation Cartier met magnifiquement en exergue.

Brigitte Rémer

Du 6 février au 5 juin 2016 – Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 Boulevard Raspail, 75014 Paris – Métro : Raspail ou Denfert-Rochereau – Tél. : 01 42 18 56 67 – Site : www. fondation.cartier.com – Le catalogue est co-édité par la Fondation Cartier et les éditions Toluca, en édition bilingue français-anglais. Après Paris, l’exposition sera présentée au Mexique du 27 juillet au 2 novembre 2016, au Centro de la Imagén, à Mexico.