Mise en scène Alain Françon, texte français Olivier Le Lay. « Laisser ressurgir les voix inouïes d’une famille, et à travers elles le destin d’une minorité et d’une langue, le slovène, qui est son trésor menacé. Est-ce dans le monde des morts, croise-t-on des fantômes » ?
C’est une pièce fleuve de trois heures et demi, qui évoque, à compter des années 30, l’histoire d’un territoire enclavé au sud de l’Autriche, la Carinthie, dont la langue est le slovène. Une région maltraitée par l’Histoire et encerclée par les guerres où l’auteur, Peter Handke, est né.
Un plateau en plan incliné recouvert de reliefs minéraux couleur terre brûlée, sorte de no man’s land très réussi, représente un paysage de steppe et de lande, à perte de vue (décor de Jacques Gabel). Le narrateur-l’auteur (Laurent Stocker) personnage principal appelé Moi, erre à la recherche de ses racines et des non-dits de ses origines, et fait revivre la ferme familiale où il rencontre ses grands parents maternels, ses oncles et ses tantes, sa mère avec laquelle il règle ses comptes. Fantasme ou réalité ?
Une galerie de portraits se dessine et la présentation d’une famille qui essaie de s’aimer mais se divise, au moins politiquement. Chacun a ses lubies, ses fantasmes, ses rythmes, ses joies et ses peines, vus à travers le filtre du narrateur. Assis sur un tabouret, celui-ci se tient hors-jeu et à distance, spectateur de la famille et de sa propre vie, il joue entre le dedans et le dehors. A la recherche de son identité et de ses ancêtres, ce double de Handke reprend le chemin de l’enfance pour questionner sa mère, en des rôles désormais inversés.
La vie rythmée par la nature – avec ses vergers et ses pommiers, dont l’un est peint sur le chambranle de la porte – donne l’image d’un lieu idyllique où se mélangent les temps, les absents et les présents, où s’organisent les résistances, avec l’affirmation de la langue slovène qui peu à peu s’efface. Douleur et nostalgie sont au rendez-vous quand il faut affronter la guerre et que la famille éclate.
Un Grand-Père rude, et fou d’attachement pour sa terre (Wladimir Yordanoff) : « Pas de je dans notre maison… il y a nous… Pas de place pour une tragédie chez nous » ; une Grand-Mère comme du bon pain, tête de pont entre les générations et qui met du liant quand les engrenages grincent (Nada Strancar) ; La tante, Ursula-Snezena, (Dominique Valadié) pasionaria ténébreuse, neigeuse partisane comme elle se désigne, qui n’a pas trouvé sa place dans le clan familial ; l’oncle amoureux de son verger Gregor-Jonathan (Gilles Privat) qui devient résistant et se pose la question du sens de l’engagement, face aux allemands « Se terrer pour ne pas partir… Ce que nous sommes, nous ne le sommes pas, ne nous obligez pas à être allemand »; Valentin, sa violence face au landau, celui qui perd la vie pour son pays (Stanislas Stanic) et Benjamin louvoyant entre tous (Pierre-Félix Gravière) ; la Mère (Dominique Reymond) dans un douloureux face à face avec son fils, à la recherche du père et de la vérité.
Peter Handke donne un chant épique et triste où l’obsession de la langue et du territoire est profonde et s’inscrit dans la chronologie de l’Histoire d’une minorité oubliée où l’on est dépossédé de son identité, contraint de germaniser jusqu’à son propre nom. Toujours la tempête est un peu son histoire, l’un de ses personnages interroge : « Notre Histoire a-t-elle déterminée notre nature » ?
Handke tient une place particulière dans le paysage littéraire en raison de son implication dans la géographie yougoslave, complexe, et ses prises de position parfois jugées ambiguës. Il s’est retiré de longues années pour écrire Toujours la tempête. C’est un auteur bien connu en France par ses romans et ses nouvelles dont L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty et La Femme gauchère ; par ses scénarios dont celui des Ailes du désir écrit avec Wim Wenders, et par son théâtre joué depuis les années 70 – Outrage au public, La Chevauchée sur le lac de Constance, Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition, Par les villages -. Il est monté par les grands metteurs en scène comme Claude Régy, Luc Bondy ou Peter Van den Eede et bien d‘autres. Alain Françon aujourd’hui donne une belle lecture du récit, qui d’intime devient collectif, dans une facture sobre et forte, passant de la narration aux dialogues. « Et pourtant le coeur, le centre de mon écriture est le récit, la longue narration, exhaustive, oscillante, sinueuse, et de nouveau laconique : c’est moi cela. C’est moi, c’est moi tout entier » disait Handke dans Espaces intermédiaires.
Les acteurs sont habités et la direction d’acteurs exemplaire, chacun donnant sa perception des événements familiaux et historiques avec sa personnalité propre, tout en construisant la pertinence de la tribu, cette famille slovène telle que Handke la décrit : « L’Histoire a dévoré ma vie… Notre vie… la désespérance », dit Moi, fermant le spectacle. L’interprétation de Laurent Stocker – de la Comédie-Française – par sa présence discrète et troublante servant de révélateur aux événements, apporte la distance poétique et de l’imaginaire.
brigitte rémer
Mise en scène : Alain Françon – assistant à la mise en scène : Nicolas Doutey – décor : Jacques Gabel – lumières : Joël Hourbeigt – costumes : Sarah Leterrier – musique : Marie-Jeanne Séréro – musiciens : Floriane Bonanni, Philip James Glenister, Renaud Guieu, Benjamin Mc Connell, Julien Podolak, Thierry Serra – son : Léonard Françon – collaboration dramaturgique : Sophie Semin – chorégraphie : Caroline Marcadé – Toujours la tempête est publié aux éditions Le Bruit du temps.
Vu aux Ateliers Berthier-Odéon Théâtre de l’Europe (4 mars-2 avril 2015) Tournée – La Comédie de Saint-Etienne-CDN, du 8 au 10 avril 2015 – Maison de la Culture d’Amiens, les 15 et 16 avril 2015 – Théâtre de Nice, centre dramatique national, du 22 au 26 avril 2015 – La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale, les 5 et 6 mai 2015 – MC2 Grenoble, du 22 au 26 septembre 2015.
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