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La réalité n’existe pas

Jean-Claude Carrière © DRFP Odile Jacob

Jean-Claude Carrière s’est éteint à l’âge de 89 ans, le 8 février 2021.

Au carrefour de la littérature, du cinéma et du théâtre, Jean-Claude Carrière a creusé son sillon comme écrivain, scénariste et dramaturge. Il a écrit plus de quarante livres et participé à une soixantaine de films le plus souvent comme auteur du scénario, parfois comme coréalisateur. Il a fait de nombreuses adaptations pour le théâtre et collaboré avec les plus grands artistes du XXème siècle notamment Peter Brook, siècle qu’il admirait par ses inventions de nouvelles écritures que sont la radio, la télévision et le cinéma.

Né en 1931 à Colombières-sur-Orb dans l’Hérault, dans une famille paysanne, ses parents s’installent en région parisienne quand il a quatorze ans. Il y construit un brillant parcours d’apprentissage en Lettres et Histoire, du lycée Voltaire à l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud. Jean-Claude Carrière se définit d’abord comme un conteur et, venant d’un petit coin de terre occitane, se prend de passion pour l’ouverture au monde et les cultures étrangères.

Sa curiosité et de belles rencontres ont façonné son chemin. Au cinéma avec Jacques Tati d’abord, par l’intermédiaire de l’éditeur Robert Laffont chez qui il vient de publier son premier roman, Lézard, en 1957. Avec lui il revient sur Les vacances de M. Hulot et Mon Oncle dont il observe avec fascination le montage. Pierre Étaix ensuite, avec qui il co-écrit et coréalise des courts métrages, puis écrit le scénario de plusieurs de ses longs métrages comme Le Soupirant, en 1963, Yoyo en 1965, Nous n’irons plus aux bois en 1966, Le Grand amour en 1969. Il aimait le côté artisan et bricoleur du réalisateur avec lequel il est resté lié. « Le scénario est une étape disait-il. Il est fait pour devenir un film. »

Sa rencontre avec Luis Buñuel, réalisateur surréaliste d’avant-garde, est fondamentale et le conduit sur le devant de la scène. « Bunuel m’a tout montré » reconnaissait-il. Pour lui, il écrit les scénarios de : Journal d’une femme de chambre en 1964 d’après Octave Mirbeau qui met Jeanne Moreau en vedette ; Belle de jour en 1967 d’après Josef Kessel avec Catherine Deneuve et Michel Piccoli ; La Voie Lactée en 1969 avec Delphine Seyrig et Laurent Terzieff ; Le charme discret de la bourgeoisie en 1972 avec Fernando Rey, Bulle Ogier, Stéphane Audran, film qui obtient l’Oscar du meilleur film étranger, en 1973.

Jean-Claude Carrière travaille avec beaucoup d’autres réalisateurs comme Miloš Forman, Jacques Deray, Louis Malle, écrit le scénario du Retour de Martin Guerre avec le réalisateur, Daniel Vigne, film pour lequel ils reçoivent le César du meilleur scénario original ou adaptation en 1983, belle réussite aussi par la composition musicale de Michel Portal. Il est l’auteur du scénario pour Le Tambour en 1979, co-écrit avec le réalisateur Volker Schlöndorff et le scénariste Franz Seitz d’après le roman de Günter Grass, et pour Ulzhan, présenté à Cannes en 2007. Il adapte des œuvres littéraires comme Le Roi des Aulnes de Michel Tournier tourné par Schlöndorff en 1996, L’Insoutenable Légèreté de l’être de Milan Kundera réalisé par Philip Kaufman en 1988, Cyrano de Bergerac co-adapté avec Jean-Paul Rappeneau, le réalisateur, en 1990. Plus récemment il a contribué au scénario de Le Ruban blanc, magnifique film réalisé par Michael Haneke ; a écrit le scénario de Syngué sabour, Pierre de patience, réalisé par Atiq Rahimi en 2012. Il a aussi écrit le scénario de deux films de Philippe Garrel, L’Ombre des femmes réalisé en 2015 et Le Sel des larmes, en 2020 ainsi que le scénario de L’Homme fidèle de Louis Garrel, en 2018. Jean-Claude Carrière était président d’honneur de la manifestation Un réalisateur dans la ville qu’il avait créée en 2005 et qui se déroule chaque été à Nîmes et côté théâtre, présidait le Printemps des Comédiens qu’il avait fondé avec Michel Galabru, en 1987.

« On n’écrit pas au cinéma comme au théâtre », disait-il, et il a pourtant su brillamment faire les deux. A côté de son impressionnante carrière d’écriture cinématographique et télévisuelle, il a poursuivi celle de dramaturge et d’adaptateur de textes au théâtre, notamment avec André Darsacq (L’Aide-mémoire, pièce créée en 1968 à L’Atelier), Jean-Louis Barrault (Harold et Maude en 1973, au Théâtre Récamier), Jacques Lassalle (La Controverse de Valladolid en 1999 au Théâtre de l’Atelier), puis s’est tissée une réelle complicité de création avec Peter Brook pour lequel il a adapté plus d’une douzaine de textes dont les principaux sont : Timon d’Athènes de Shakespeare qui  inaugura le Théâtre des Bouffes du Nord, en 1974 ; Les Iks,  en 1975, d’après Colin Tumbull, « une histoire qui raconte un monde brisé » dit le metteur en scène ; La Conférence des oiseaux, en 1978, inspirée par le poète souffi Attar. « Nous disposions d’un élément nouveau majeur dans notre travail dit alors Peter Brook. Un écrivain sensible et de grand talent s’était joint peu à peu à nos activités : Jean-Claude Carrière… » La même année il y eut l’adaptation de L’Os, un conte africain de Birago Diop. En 1981, avec La Tragédie de Carmen d’après Prosper Mérimée et Georges Bizet dans une adaptation musicale de Marius Constant, « nous avions l’impression que Bizet avait profondément été touché en lisant le conte de Mérimée, qui est une nouvelle incroyablement dépouillée avec un style sans fioritures, sans complications, sans artifices… » En 1989 ce fut Woza Albert que Jean-Claude Carrière adapta de Percy Mtwa, Mbongeni Ngema et Barney Simon. Puis il s’attela au Mahabharata, une gageure, pour présenter ce texte fleuve et mythologique en occident, dans un compagnonnage ardent avec Peter Brook. Toute une série d’histoires leur furent contées par un spécialiste du sanscrit, différents voyages en Inde leur permirent de s’imbiber de la culture indienne, jusqu’à ce que « Jean-Claude commence alors la vaste entreprise de transformer toutes ces expériences en un texte. Quelquefois, j’ai vu son esprit au bord de l’explosion, à cause de la multitude d’impressions et des innombrables informations emmagasinées au fil des ans. » Le spectacle fut présenté au Festival d’Avignon, en 1985, dans la carrière Boulbon, avant d’être repris aux Bouffes du Nord en 1989. Dans le prolongement du Mahabharata, Jean-Claude Carrière écrira avec Marie-Hélène Estienne, La Mort de Krishna, livre publié chez Actes-Sud, en 2003. Il aurait pu faire sien le titre d’un chapitre issu du livre Points de suspension, de Peter Brook et qui ne manque pas d’humour : « Le monde comme ouvre-boîtes » une clé de voûte de son parcours artistique.

Derrière cette multiplicité d’activités créatrices, Jean-Claude Carrière s’engageait personnellement. Il avait rencontré le quatorzième Dalaï-lama et publié en 1994 La Force du bouddhisme, à partir de ces entretiens. Il s’intéresse au poète soufi Roumi, conçoit et interprète Chants d’amour de Roumi avec Nahal Tajadod, son épouse et femme de lettres iranienne qui a elle-même publié Roumi le brûlé. En 2016, il repense la notion de guerre au XXIème siècle et publie un ouvrage intitulé Paix au regard duquel il reçoit le Prix de l’Académie Européenne du Cinéma pour l’ensemble de son œuvre. Du travail de traduction et de l’art du détail qu’il entraine, il disait à Elsa Boublil en janvier 2020, dans l’émission Musique Émoi, que pour « restituer la langue » il fallait aller « au-delà du sens » et, dans le Grand Atelier de Vincent Josse, peu de temps avant, parlait de l’invisible en déclarant que « ce qu’on ne voit pas est plus important que ce qu’on voit », et que « la réalité n’existe pas. »

La sensibilité et l’intelligence du parcours de Jean-Claude Carrière s’expriment aussi dans son dernier ouvrage, Ateliers, qui vient de sortir aux éditions Odile Jacob et témoigne de sa perpétuelle quête de langages.

Brigitte Rémer, le 20 février 2021

Entre théâtre et cinéma, Michel Piccoli

Michel Piccoli dans Minetti © Richard Schroeder

Une voix. Un homme des paradoxes et de la discrétion. Un homme de compagnonnage et d’amitié auprès des plus grands metteurs en scène de théâtre entre autres Vilar, Chéreau, Brook, Engel, Bondy, Régy, Grüber, Wilson et réalisateurs tels que Buñuel, Sautet, de Oliveira, Ferreri et d’autres. Dans ses rôles un calme apparent derrière lequel une possible tempête guette. Homme de gauche, communiste, existentialiste de l’après-guerre il s’engage et combat les extrêmes. Un long parcours d’excellence, latitude extravagance et séduction, indépendance et liberté. Une biographie singulière. Il vient de nous quitter, le 12 mai.

Né à Paris en 1925 d’une mère pianiste et d’un père violoniste, il remplace le frère disparu avant que lui ne vienne au monde. Cette figure le poursuit, l’habille de nostalgie et le conduit à s’inventer des identités. Ironique quand il parle de son diplôme de soigneur pour chevaux et mulets à Laure Adler dans L’Heure Bleue, c’est pourtant un cheval qui plus tard, d’un coup de tête, modifie sa mémoire et sa trajectoire confirme Peter Brook. Compagnes grandes pointures sur l’échelle artistique : Éléonore Hirt magnifique actrice de théâtre, Romy Schneider, Juliette Gréco, Ludivine Clerc, scénariste et son épouse depuis quarante ans.

Un conte d’Andersen qu’il interprète à neuf ans quand il est pensionnaire, le théâtre au collège, une formation au cours Simon, sa rencontre avec Gaston Baty scellent son destin avec le théâtre. Il admire la passion de Baty pour les marionnettes et rapporte qu’elles sont les meilleurs acteurs au monde et l’essence du théâtre, travaille avec la compagnie Grenier-Hussenot issue des comédiens routiers. Il fait partie de l’aventure du Théâtre de Babylone fondé par Jean-Marie Serreau en 1952 et géré par une coopérative ouvrière où tout le monde met la main à la pâte. Éléonore Hirt, son épouse, en est un des piliers. Entre Pirandello et Strindberg, le Théâtre de Babylone fait émerger de jeunes auteurs comme Beckett, Ionesco, Adamov, Dubillard. La création d’En attendant Godot dans la mise en scène de Roger Blin le 3 janvier 1953, fait date. Piccoli est dans la Phèdre monté par Jean Vilar en 1957, il y tient le rôle d’Hippolyte auprès de Maria Casarès/Phèdre et d’Alain Cuny/Thésée ; il joue à l’Odéon en 1962 dans La nuit a sa clarté, de l’auteur britannique Christopher Fry, montée par Jean-Louis Barrault.

Michel Piccoli ne lâche jamais la scène et interprète une cinquantaine de pièces. Sa route théâtrale se construit parallèlement à sa longue et belle carrière cinématographique. Il est Leonid Andréïevitch Gaïev, frère de Lioubov, dans La Cerisaie mise en scène aux Bouffes du Nord en 1981 par Peter Brook, rencontré vingt ans plus tôt en jouant dans Le Vicaire de Rolf Hocchuth. Il interprète, en 1983, Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès aux côtés de Philippe Léotard, Myriam Boyer et Siddiki Bakaba dans la mise en scène de Patrice Chéreau, directeur du Théâtre des Amandiers de Nanterre : « Trois êtres humains se retrouvent isolés dans un certain lieu du monde qui leur est étranger, entourés de gardiens énigmatiques… » Piccoli interprète à nouveau Koltès en 1988 toujours sous la direction de Chéreau, dans Retour au désert. Il joue dans Terre étrangère/Das weite Land en 1984 à Nanterre, une pièce d’Arthur Schnitzler écrite en 1911, mise en scène par Luc Bondy avec qui il tisse une belle complicité. De cette pièce, Bondy tire un film, en 1987, qui lui donne le Prix du Meilleur acteur aux German Film Awards l’année suivante. L’acteur et le metteur en scène se retrouvent dans Le Conte d’hiver de Shakespeare en 1988 présenté aux Amandiers et à Avignon, puis dans John Gabriel Borkman, d’Ibsen, au Théâtre Vidy-Lausanne et à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, en 1993. En 1985 il tient le rôle de Trivelin un « valet-philosophe-clochard » dans La Fausse Suivante que met en scène Chéreau aux Amandiers avec Jane Birkin en Comtesse, Didier Sandre en Lélio et Laurence Bourdil en Chevalier. En 1996 il est en duo avec Lucinda Childs dans La Maladie de la mort de Marguerite Duras mise en scène et en images par Robert Wilson à la MC93 de Bobigny. Son interprétation d’un crépusculaire Roi Lear à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en 2006 sous la direction d’André Engel, lui donne le Molière du Comédien à deux reprises, en 2006 et 2007. Tous deux se retrouvent en 2009 pour la pièce de Thomas Bernhard, Minetti, dans laquelle il incarne le personnage d’un acteur vieillissant qui s’invente une dernière rencontre avec un directeur de théâtre, dans un hôtel, pour lui proposer d’interpréter, une fois encore, le rôle du Roi Lear. La trajectoire de l’homme se superpose ici à celle de l’acteur, comme Piccoli le dit à Gilles Jacob, son ami, ancien délégué général puis président du Festival de Cannes : « Je suis un vieil homme à la mémoire trouée, comme un stylo qui n’a plus d’encre. » Ce fut sa dernière apparition en scène.

Entre théâtre et cinéma, la télévision dans ses débuts laisse une image forte de lui avec Dom Juan ou le Festin de pierre, dramatique télévisée tournée par Marcel Bluwal en 1965, et qui a fait date. Piccoli y tient le rôle-titre aux côtés de Claude Brasseur et Anouk Ferjac. Au cinéma, la liste des films tournés avec les plus grands réalisateurs est longue, plus de deux cents. Il obtient son premier rôle en 1949, dans Le Point du jour de Louis Daquin dont le tournage se déroule à Liévin et qui traite de la mine et des mineurs et tourne ensuite avec Jean Delannoy, Jean Renoir, René Clair, René Clément, Alexandre Astruc, Roger Vadim, Alain Resnais, Alain Cavalier, Jacques Demy, Alfred Hitchcock, Louis Malle, Jacques Rivette, et d’autres encore. Il est, dans Le Doulos de Jean-Pierre Melville, face à Jean-Paul Belmondo et Serge Reggiani, en 1962. Le succès vient vers lui une année plus tard, en 1963, avec Le Mépris, roman d’Alberto Moravia tourné par Jean-Luc Godard dans la fabuleuse villa Malaparte de Capri, où il est aux côtés de Brigitte Bardot.

Son amitié avec certains réalisateurs dessine le tracé de sa carrière. Il tourne six films avec Luis Buñuel : La mort en ce jardin en 1956, Le Journal d’une femme de chambre en 1964, Belle de jour en 1967, La Voie lactée en 1969, Le Charme discret de la bourgeoisie en 1972, Le Fantôme de la liberté en 1974. Dans Cet obscur objet du désir en 1977 on entend sa voix, doublant  celle de Fernando Rey. Il est dans les quatre films-phares de Claude Sautet : Les choses de la vie en 1970, Max et les Ferrailleurs en 1971, Vincent, François, Paul et les autres en 1972, Mado en 1976 ; joue dans sept films de Marco Ferreri dont La Grande Bouffe en 1973, film qui choque à sa sortie mais devient emblématique. Il est proche de Manoel De Oliveira avec qui il tourne entre autres Je rentre à la maison en 2001 et Belle toujours en 2006, avec Bulle Ogier ; on le trouve dans Adieu Bonaparte en 1985, film du réalisateur égyptien Youssef Chahine où il interprète le rôle de Caffarelli, valeureux général de brigade de la Révolution Française tandis que Chéreau tient celui de Napoléon Bonaparte, ainsi que dans L’Émigré, en 1994 ; en 2006 il est dans Jardins en automne de Otar Iosseliani, réalisateur géorgien ; puis en 2008 travaille avec Theo Angelopoulos dans La Poussière du temps dernier film du réalisateur grec qui ne sort en France qu’en 2013, après sa mort. En 2011 il tourne pour la dernière fois, dans Habemus Papam de Nanni Moretti, présenté à Cannes.

Éclectique, au-delà de l’interprétation Michel Piccoli réalise ses propres films : Alors voilà en 1997 ; La plage noire en 2001 ; C’est pas tout-à-fait la vie dont j’avais rêvé en 2005, et met en scène Une vie de théâtre, d’après David Mamet en 2009 au Théâtre de l’Athénée. Son autobiographie, J’ai vécu de mes rêves, co-signée avec Gilles Jacob, est publiée en 2015. Il reçoit différents Prix même s’il dit ne pas aimer les hommages officiels : en 1980 le Prix d’interprétation masculine à Cannes, pour son rôle dans Le Saut dans le vide de Marco Bellocchio dans lequel il est doublé en italien ; quatre fois le César du Meilleur Acteur, au fil de son parcours – pour Une étrange affaire, de Pierre Granier-Deferre, en 1982 ; La Diagonale du fou de Richard Dembo, en 1985 ; Milou en mai de Louis Malle, en 1991 ; La Belle Noiseuse de Jacques Rivette en 1992. Par deux fois, en 2006 et 2007, le Molière du comédien lui est attribué, pour Le Roi Lear.

Michel Piccoli est un homme des contraires et le spectre des rôles qu’il interprète est large. Il séduit ou inquiète, ironise avec insolence, explose et se dédouble. « On fait des métiers de rêveur et en même temps des métiers délirants, impalpables » dit-il. « Là-haut un oiseau passe, comme une dédicace dans le ciel…  L’histoire n’est plus à suivre et j’ai fermé le livre, le soleil n’y entrera plus… » chantait avec nostalgie Hélène-Romy Schneider dans Les Choses de la vie. Le livre se ferme sur un grand acteur, Michel Piccoli, mais la musique demeure. Gilles Jacob dit de lui qu’il était un stradivarius.

 Brigitte Rémer le 18 mai 2020

Battlefield, d’après Le Mahabharata

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Texte de Peter Brook, Jean Claude Carrière et Marie Hélène Estienne. Mise en scène de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, au Théâtre des Bouffes du Nord, en anglais surtitré en français.

Le sol est rouge désert, comme le cadre et le fond de scène. Le Mahabharata, ce livre sacré de l’Inde et grand poème épique datant des derniers siècles av. JC relate la « Grande Geste » des Bharata. Il n’est plus cette longue chronique de neuf heures aux personnages poétiques et guerriers qui avaient captivé le public de la carrière Boulbon en 1985, lors du Festival d’Avignon. C’est aujourd’hui un tout autre travail qui est présenté, réalisé par le maître des lieux avec Marie Hélène Estienne, d’après la pièce de Jean-Claude Carrière issue du texte originel, et avec une nouvelle équipe – quatre acteurs : Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan et un percussionniste, Toshi Tsu­chi­tori dont les mains battent l’instrument avec la légèreté des ailes de papillon -. Et la magie opère tout autant.

« Le Mahabharata est une épopée, avec des héros et des dieux, des animaux fabuleux. En même temps, l’œuvre est intime. C’est-à-dire que les personnages sont vulnérables, pleins de contradictions, totalement humains » disait Peter Brook il y a une trentaine d’années. De cette épopée immense constituée de multiples micro-récits, le metteur en scène et son équipe en restituent aujourd’hui l’aspect intime et mettent en exergue la vulnérabilité des personnages.

La pièce commence par la description du champ de bataille, de manière réaliste et crue, avec ses milliers de morts, à la fin d’une guerre fratricide opposant deux branches d’une famille royale : les cent frères Kauravas à leurs cinq cousins, les Pandavas, guidés par l’aîné, Yudishtira. « Les femmes cherchent leurs maris » constate-t-on et nombre de morts ne recevront pas le rite funéraire qui leur est dû.

Dans ce paysage après la bataille, la révélation de Kunti, la mère, à son fils Yudishtira, le glace : Karna, l’ennemi de toujours, tué pendant le combat, était de sang royal : Surya, dieu soleil, était son père, mais cette naissance hors mariage mettant la mère en difficulté, l’enfant fut déposé sur le Gange avant d’être recueilli par un charretier qui le nomma Karna et l’éleva comme son fils. Poursuivant ses aveux, elle se nomme comme étant cette mère ayant abandonné ce fils, au fil de l’eau. Puis elle ajoute, en référence à cette guerre fratricide : « Il t’a laissé gagner. » Le choc est grand pour Yudishtira meurtrier de son frère sans le savoir, qui s’exclame, brisé : « Cette victoire est une défaite ! » Et il décide de partir cacher sa honte au coeur de la forêt. Mais sa mère l’implore et lui demande de gouverner : « Non ! Qui peut sauver le monde ? Toi… On a besoin d’un roi juste et généreux… La terre a besoin de toi pour retrouver son harmonie… Yudishtira, protège ton peuple, protège les pauvres… La vie a des milliers d’yeux. »

S’ensuivent une succession de narrations comme autant de contes, paraboles porteuses de signes et de messages, métaphores et récits remontant le temps jusqu’à l’enfance : Le chasseur et le serpent évoque le surnaturel par l’intermédiaire de Yama, dieu de la mort ; L’histoire du faucon et du pigeon place le Roi dans la balance de la Justice – « Le bonheur n’existe pas, même au Paradis. » Le ver de terre craignant d’être écrasé, pose un fond de discours philosophique. Krishna ainsi que les divinités du Gange apparaissent, les cris de deuil retentissent, Kunti, mère de Yudishtira, repart vers le fleuve : « Kunti, oublie ton chagrin. »

Lui, proche de Dharma le Sage, symbole de la Justice, revêt le manteau rouge, porte le bâton prophétique et fait des sacrifices comme le veut la tradition. « Le Destin nous gouverne tous » lui disait sa mère. Il suit ses conseils et redistribue ses richesses – offrant couvertures et bâtons au public – donne son or aux pauvres, et change la Loi. Pendant le règne de Yudishtira, le peuple fut heureux, dit-on.

Le vieux roi Dritarashtra, qui vient de perdre tous ses fils, et son neveu, et que Yudishtira appelle tendrement Father, est écrasé de chagrin, tous deux sont animés du même remord. Au solstice, le vieil homme décide de partir sur les routes, à la recherche de la mort : « Je vais me libérer de mon corps.. » dit-il. Kunti l’accompagne espérant le repentir. « Je veux la paix dans mon cœur… Laisse mon esprit être libre… » La consultation de l’oracle et la recherche de vérité placent les acteurs à tour de rôle, en position de conteur et de narrateur. Un châle rouge, un jaune, suggèrent. Le fond de scène s’embrase, incendie dans la forêt. Et quand Yudishtira les retrouve, chacun a ses visions : « Laisse-nous. Va accomplir ton devoir en ville ». L’aveugle voit ses fils guéris, Kunti évoque Karna et les autres : « Je les vois retourner au fleuve »…

Une vingtaine d’années plus tard et après la mort des anciens, des présages semblent porteurs de danger – la guerre est arrivée et arrivera encore – et la peur s’installe. Nouvelle parabole : sous un figuier, un garçon assis, qui avale le conteur. « J’ai vu des planètes, des galaxies… J’ai marché dans son ventre… Suis entré par la bouche puis en fus expulsé… Et tous deux devisent : « J’espère que tu t’es bien reposé. »

Le geste théâtral est ici épuré et permet d’aller à l’essentiel, la recherche de vérité, porté par des acteurs conteurs dirigés avec le talent Peter Brook et sa signature, semblable à nulle autre. Et cette guerre fratricide n’est pas d’un autre temps, elle nous place au cœur de l’actualité dans notre aujourd’hui tourmenté.

Brigitte Rémer

D’après Le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière – Adaptation et mise en scène Peter Brook et Ma­rie-Hé­lène Es­tienne – Musique Toshi Tsu­chi­tori – Costumes Oria Puppo – Lumières Phi­lippe Via­latte – Avec Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan.

Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010. Paris – Tél. : 01 46 07 34 50 – www.bouffesdunord.com – Jusqu’au 17 octobre 2015