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Le Soulier de satin

ou Le pire n’est pas toujours sûr, de Paul Claudel – version scénique, mise en scène et scénographie Éric Ruf, costumes Christian Lacroix. Avec la troupe de la Comédie-Française, Salle Richelieu.

© Jean-Louis Fernandez

Quand le spectateur pénètre dans la Salle Richelieu, le plateau est brut et profond, les câbles visibles. Une passerelle, point d’entrée et de sortie tout au long du spectacle, enjambe la salle dans toute sa longueur au-dessus des fauteuils velours, et permet aux acteurs de venir au-devant des spectateurs pour les accueillir et échanger avec eux quelques mots. L’atmosphère est celle d’une ville méditerranéenne.

Côté cour, une poignée de musiciens qui, à certains moments se mêleront aux acteurs, (Vincent Leterme au piano et à la direction musicale, Aurélia Bonaque Ferrat au violon, Merel Junge au violon, euphonium et trompette, Ingrid Schoenlaub au violoncelle). La troupe se recentre autour d’un magnifique chant choral qui donne le coup d’envoi du spectacle, il y aura d’autres chants polyphoniques, tout aussi puissants, à certains moments. Nous entrons dans cette odyssée poétique, philosophique, épique et labyrinthique de Paul Claudel – diplomate, poète et Académicien – odyssée en quatre journées, quatre parties qui s’étirent sur une trentaine d’années pendant la Renaissance espagnole et la conquête du Nouveau Monde. Galions et caravelles nous mènent de la Cour d’Espagne à celle du vice-roi roi de Naples, passant par Mogador et la pleine mer au large des Baléares.

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Pour les représenter, Éric Ruf, metteur en scène et administrateur de la Comédie Française, signant avec ce Soulier de satin son dernier spectacle avant de passer le témoin, convoque une diversité de langages scéniques : de superbes toiles et tulles peints, montrant la multiplicité des géographies et la luxuriance des forêts, la narration, avec adresse et clins d’œil aux spectateurs permettant de les guider à travers les états d’âme des personnages, la farce et le mode burlesque, comme sur des tréteaux, dans la distance d’avec le lyrisme du texte. La place de la langue, la place du corps, les variations dans l’interprétation magique de la troupe, les extraordinaires costumes, tout concourt à la réussite de ce travail.

Après avoir croisé Don Rodrigue (Baptiste Chabauty) échoué sur la côte africaine, Doña Prouhèze (Marina Hands) lui voue un amour absolu à en perdre la raison, amour réciproque. Épouse de Don Pélage, juge de son métier et gouverneur général des Présides (Didier Sandre), Prouhèze se place dans les mains de la Vierge cherchant à détourner la tentation de l’infidélité. Une grande icône magnifiquement peinte descend des cintres, elle y accroche son soulier de satin rouge dans une prière : « Si je m’élance vers le mal, que ce soit du moins avec un pied boiteux… » La symbolique est forte si l’on se projette jusque dans la quatrième journée de la pièce, au cours de laquelle le vieux Don Rodrigue deviendra lui-même le boiteux, en même temps que le marchand d’icônes.

Convoitée par un cousin de Don Pélage partant en mission, Don Camille donne rendez-vous à Prouhèze à Mogador où il doit rejoindre son commandement (Christophe Montenez). Sous la bonne garde de Balthazar (Laurent Stocker) et de son ange gardien qu’elle n’écoute guère (Sefa Yeboah), la jeune femme qui n’a de cesse de penser à son amoureux, réussit à lui envoyer un message, lui donnant rendez-vous dans une auberge de Catalogne, au bord de la mer. Mais cette rencontre n’aura pas lieu car sur le chemin de Compostelle Rodrigue est blessé par de faux pèlerins – qu’on aperçoit à l’arrière-plan de la scène, s’éclairant aux flambeaux. Prouhèze réussit à s’enfuir au clair de lune, franchissant haies et fossés de ronces et d’épines pour se rendre au château de Doña Honoria où Rodrigue, mourant, est transporté. Autour de Balthazar entouré de paysans, les agapes vont bon train, mais au cours de son frugal repas, une balle le transperce.

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La seconde journée débute chez Doña Honoria, dans son château, situé au milieu de la Sierra (Danièle Lebrun), elle est au chevet de Rodrigue, son fils. Prouhèze s’interdit la chambre du malade qui comme elle, habite « les escaliers du délire. » Dans une grande salle du Palais de l’Escurial, reprenant la situation en mains Don Pelage décide d’envoyer son épouse prendre le commandement de Mogador où Don Camille est soupçonné de jouer double jeu. Parallèlement, une scène savoureuse nous mène au cœur de la forêt vierge sicilienne où Doña Musique, nièce de Don Pélage (Edith Proust en alternance) rescapée d’un naufrage et assez déjantée, passe la nuit auprès du vice-roi de Naples (Birane Ba, qui fut aussi le premier serviteur de Rodrigue, personnage digne de la Commedia dell’arte). À peine rétabli, Rodrigue prend la mer dans le sillage de Prouhèze, chargé de porter une lettre au nouveau commandeur de Mogador. « Où qu’elle soit, je sais qu’elle entend les mots que je lui dis… » Quand il arrive à bon port, Prouhèze ne le reçoit pas et n’ouvre pas même la lettre royale dont il est chargé. Elle se contente d’écrire au dos, en guise de réponse : « Je reste, partez ! »

Après des passes d’armes dignes de certains lazzis, qui font le lien dans un texte finement aménagé pour passer de onze heures à huit heures de spectacle tout en gardant la notion d’intégrale, on entre dans la troisième journée qui se situe dix ans plus tard. Doña Musique a épousé son vice-roi de Naples et part à Prague, enceinte du futur Jean d’Autriche, prêtant à une scène assez comique. Devenue veuve de Don Pélage Doña Prouhèze s’abandonne à Don Camille qu’elle n’aime pas, et l’épouse. Vice-roi des Indes occidentales, Don Rodrigue vit une vie austère et d’ennui, à Panama. Autour de lui, Doña Isabel, sa maîtresse (Florence Viala qui est aussi narratrice du spectacle), rêve de se venger et jure sa perte. À la folie amoureuse de Rodrigue répond celle de Prouhèze, qui perd pied, seule à la tête de la forteresse de Mogador. Elle lui envoie une lettre, lui demandant de la délivrer de Don Camille. Cette lettre mettra dix ans à lui parvenir après d’insensés allers-retours. Devenue mythique, elle sera comme une malédiction pour ceux qui la touchent.

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Faute d’en avoir eu connaissance, la réalité sera tout autre. Sur les remparts de Mogador, pourtant, c’est bien elle, Prouhèze qui enlace Rodrigue en une brève étreinte, leur ombre mêlée au clair de lune. Elle présente alors à Rodrigue Doña Sept-Épées, leur fille, (Suliane Brahim en alternance avec Edith Proust), née non de la rencontre des corps qui n’a pas réellement eu lieu, mais du mythe de l’Immaculée Conception, en se souvenant de la conversion de Claudel derrière un pilier de Notre-Dame, à l’âge de dix-huit ans : « En un instant mon coeur fut touché et je crus ! » écrivait le poète. Doña Sept-Épées, au cri déchirant à l’égard de sa mère : « Ne m’abandonne pas ! » et Rodrigue face à Prouhèze, n’y trouvent aucun écho : « Dis un seul mot et je reste avec toi » avait-il énoncé. Tenue par son ange gardien et malgré la corde qui la bride, Prouhèze exécute une danse de vie et de mort des plus extravagantes, hurlant le nom de Rodrigue. Sa délivrance viendra de son Ange Gardien lui annonçant une mort prochaine. « Adieu Rodrigue, laisse-moi devenir une étoile ! » dit-t-elle dans l’explosion de la citadelle qui emporte Don Camille avec elle.

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Dix ans plus tard, sur la mer, au large des Baléares s’ouvre la quatrième journée du Soulier de satin. Ayant abandonné l’Afrique, entouré de pêcheurs et de matelots, de conquistadors épuisés et des courtisans habituels, la disgrâce est sur Rodrigue qui va payer son abandon de l’Amérique. Une jambe en moins, aussi misérable qu’un saint François d’Assise, il vit de la vente d’images de saints que le Japonais Daibutsu (Christian Gonon) puis Sept-Épées dessinent à ses côtés. La scène se remplit de ces icônes, le portrait de la Vierge au Soulier de satin rouge comme témoin au-dessus de leurs têtes. Le Roi d’Espagne et son Chancelier proposent à Rodrigue de régner en Angleterre, fief dont personne ne veut prendre la charge. Dans une joute verbale grandiose où le second Chancelier (remarquable Didier Sandre) par la langue de bois qu’il utilise, cherche à le convaincre, s’ouvre une séquence pleine d’humour où chaque ministre y va de son couplet. Rodrigue met de telles conditions à son potentiel départ en Angleterre – la sédition de l’Espagne dans la balance – qu’il est accusé de haute trahison et vendu comme esclave. Désenchantée par son père, Sept-Épées s’enfuit avec son amie la Bouchère (Coraly Zahonero) après lui avoir laissé une lettre indiquant qu’elle rejoignait à la nage Jean d’Autriche, son amoureux, fils de Doña Musique, et qu’un signal de bonne arrivée lui serait envoyé par un coup de canon. Mais rien ne vient, une vieille religieuse achète Rodrigue ce céleste clochard en haillons, quand soudain, les trompettes et le coup de canon tant attendu, résonnent.

La dernière image proposée par Éric Ruf est ce retour à la scène première, celle du jésuite, frère de Rodrigue, attaché au mât d’un navire sur le point de sombrer dans l’Atlantique. Cette intégrale du Soulier de satin met en action avec brio le collectif de la Comédie-Française, tant sur le plateau avec les musiciens et la troupe – dont les acteurs et actrices tiennent tous plusieurs rôles – qu’autour, à partir de tous les actes artisans et de création qui font que le spectacle existe : réalisation de la scénographie et des toiles peintes, des lumières, des costumes. Une mention spéciale aux costumes de Christian Lacroix, véritables œuvres d’art avec leurs bandes de tissus délicatement juxtaposées, leurs velours dégradés brun, rouge et ocre, les plis, les fronces, les appliqués et broderies, les collections de petits boutons soigneusement alignés, les rubans entrelacés, les savants imprimés, les plumes et chapeaux. Tout est raffinement et sert cette Renaissance espagnole aux larges fraises, partagées avec les spectateurs à qui on a distribué de petites pochettes qu’on les invitera à ouvrir, et qui, comme les acteurs, porteront autour du cou leur fraise comme signe d’appartenance à la cour du Roi d’Espagne.

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On ne monte pas souvent le Soulier de satin, pièce écrite entre 1921 et 1925, éditée en 1929 et mise en scène partiellement et pour la première fois par Jean-Louis Barrault en 1943, qu’il a reprise de nombreuses fois en version intégrale, dont en 1980 au théâtre d’Orsay et plus tard à l’Odéon, qu’il dirigeait. Antoine Vitez en a présenté en 1987 une version intégrale qui a fait date, avec ses douze heures de spectacle sans interruption dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, suivie d’une reprise au Théâtre national de Chaillot dont il était directeur. Cette version scénique, quoique de lecture bien différente, garde une parenté avec celle d’Éric Ruf, notamment par deux acteurs : Didier Sandre, ici Don Pélage, était alors Don Rodrigue et Ludmila Mickaël était Doña Prouhèze. Aujourd’hui sa fille, Marina Hands, se glisse dans le rôle avec une grande frénésie, pour servir une histoire d’amour et de rencontre ratée avec Don Rodrigue, qu’interprète Baptiste Chabaut, contraint à un certain renoncement. Dans ce monde de la passion et de l’interdit, proche de la biographie-même de Claudel, le metteur en scène prend une position guerrière, éloignant le pathétique et la douceur.

Claudel déclarait que « le désordre est le délice de l’imagination. » Éric Ruf sait ordonnancer ce désordre avec subtilité et dans la complicité du public, comme jamais à la Comédie-Française. Par la passerelle qui traverse la salle, pièce maîtresse de sa scénographie, il évoque aussi le Japon où Claudel écrivit une partie de ce Soulier de satin, et sur laquelle, comme dans le Nô,  apparaissent les personnages, glissant sous les projecteurs. Alors laissons-nous voguer dans la cosmogonie claudélienne annoncée en début de spectacle : « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouvez pas amusant qui est le plus drôle. »

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2024

Avec : Alain Lenglet le Père jésuite, Don Fernand, l’Alférès, Don Ramire et le Frère Léon – Florence Viala Doña Isabel, l’Annoncière et l’Actrice – Coraly Zahonero Jobarbara et la Bouchère – Laurent Stocker Don Balthazar, l’Archéologue, Almagro et le second Roi d’Espagne – Christian Gonon Sergent napolitain, le Capitaine, Don Léopold Auguste et le Japonais Daibutsu – Serge Bagdassarian l’Annoncier, le Roi d’Espagne, Don Rodilard et Don Mendez Leal – Suliane Brahim* Doña Sept-Épées – Didier Sandre Don Pélage et le second Chancelier – Christophe Montenez Don Camille – Marina Hands Doña Prouhèze (Doña Merveille) – Danièle Lebrun le Chancelier, Doña Honoria, le Chambellan et la Religieuse – Birane Ba le Chinois, le Vice-Roi de Naples et un soldat – Sefa Yeboah l’Ange gardien et un soldat – Baptiste Chabauty Don Rodrigue – Edith Proust*  Doña Musique (Doña Délices) et Doña Sept-Épées (* en alternance) – les comédiennes et le comédien de l’académie de la Comédie-Française : Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper/soldats, officiers, serviteurs, seigneurs, courtisans, ministres – les musiciens : Vincent Leterme, piano et direction musicale – Aurélia Bonaque Ferrat, violon – Merel Junge, violon, euphonium et trompette – Ingrid Schoenlaub, violoncelle – Lumière Bertrand Couderc – son Samuel Robineau de l’académie de la Comédie-Française – travail chorégraphique Glysleïn Lefever – collaboration artistique Léonidas Strapatsakis – assistanat à la mise en scène Alison Hornus et Ruth Orthmann – assistanat aux costumes Jean Philippe Pons et Jennifer Morangier de l’académie de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Aristeo Tordesillas – assistanat à la scénographie Anaïs Levieil – assistanat aux costumes Aurélia Bonaque Ferrat – Visuels © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française : 1. Doña Prouhèze (Marina Hands) et Don Camille (Christophe Montenez) – 2. Don Rodrigue (Baptiste Chabauty) – 3. Doña Prouhèze et Balthazar (Laurent Stocker) – 4. Le Roi d’Espagne (Serge Bagdassarian) – 5. Doña Isabel (Florence Viala) – 6. Don Pélage (Didier Sandre) et Doña Honoria  (Danièle Lebrun) – 7. Le Chinois, serviteur de Don Rodrigue (Birane Ba).

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Du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025 à la Comédie-Française, Place Colette. 75001. Paris – métro Palais Royal – La pièce est montée en intégrale, horaire exceptionnel de 15h à 23h30, avec deux entractes et une pause de 18h30 à 20h – site : www.comedie-francaise.fr – tél. : 01 44 58 15 15.

Pour chaque représentation de la Salle Richelieu, entre 65 et 85 places à 5 euros (visibilité réduite) sont disponibles une heure avant le début de la représentation sans réservation, auprès du Petit Bureau (guichet extérieur rue de Richelieu) – Tous les lundis, Salle Richelieu, 85 places sont offertes aux moins de 28 ans, une heure avant le début de la représentation, sans réservation (1 place à visibilité réduite par personne, sur justificatif, dans la limite des places disponibles) auprès du Petit Bureau (guichet extérieur rue de Richelieu) – Avec le mécénat de la Caisse d’Épargne Ile-de-France.