Entretien avec Serge Daney – un projet de Nicolas Bouchaud d’après Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils, entretiens filmés, réalisés par Régis Debray / film de Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin pour le magazine Océaniques sur FR3, en janvier 1992 – mise en scène Éric Didry – collaboration artistique Véronique Timsit – jeu Nicolas Bouchaud – au Théâtre de la Bastille.
Voir des films, c’était son métier. Le cinéma était sa vie, il en était un magnifique passeur : d’idées, de mots et d’images. Sa pensée est en soi un langage. Né le 4 juin 1944, Serge Daney est mort du sida le 12 juin 1992. Quelques mois avant sa mort il s’entretenait avec le philosophe et écrivain Régis Debray sur la vitalité du 7ème Art, à travers son Itinéraire d’un ciné-fils.
A mains nues, Nicolas Bouchaud à son tour passeur, nous transmet les effluves d’une époque foisonnante d’idées, et nous guide vers celui qui fut rédacteur en chef des Cahiers du cinéma fondés par André Bazin, journaliste à Libération et créateur de la revue Trafic publiée par les éditions P.O.L. jusqu’en 2021. Deux écrans formant un angle droit ressemblent à un livre ouvert posé au sol, l’aire de jeu quand l’action se resserre et que l’image ouvre ses horizons. Une chaise, une bouteille et un verre, un micro, un magnétophone qui se mettra en marche quelques instants à la fin du spectacle, en sont les accessoires.
Deux gestes de mise en scène construisent le spectacle : les images comme matière brute, non pas un envahissement d’images mais un film conducteur à travers Rio Bravo, western réalisé par Howard Hawks en 1959 où John Wayne tient le rôle du shérif, film sur lequel Serge Daney avait écrit sa première critique. « Voilà un film qui a regardé mon enfance » disait-il, un film fondateur. Second parti-pris de mise en scène, l’adresse au spectateur et la complicité avec le public que Nicolas Bouchaud regarde, provoque et qu’il interroge à certains moments, à la manière d’un instituteur. On entre dans l’environnement de Serge Daney avec ce qui a marqué son enfance.
Première émotion, l’Atlas. Serge Daney via Nicolas Bouchaud gamberge sur les couleurs, les noms propres, les fleuves. Capitale du Honduras ? Collé ! Changement de nom des capitales, et pour cause on décolonise l’Afrique de l’Ouest. Il se sentait marcheur dans le sens d’explorateur, comme quelqu’un qui vient de naître à chaque fois qu’il découvrait un nouveau pays. « Être un jour citoyen du monde » était son rêve. Puis on passe en revue les modes d’information et supports de l’époque – la juste après-guerre, la radio, les cinémas de quartier dans le XIème arrondissement de Paris qu’il habitait et où il allait avec sa tante et sa mère, voir les films de cape et d’épée, les classiques italiens, les mélos. Il mêle l’odeur de l’enfance – un temps où il était pauvre et aimé donc protégé, malgré l’absence du père – à l’époque, avec De Gaulle, la Nouvelle Vague du cinéma, les Yéyés etc.
Ses définitions du cinéma sont multiples et donnent du grain à moudre. « Le cinéma est un art réaliste sinon rien » déclarait-il, rappelant Rivette, Chabrol, Rohmer, Truffaut, Godard, les grands des Cahiers du cinéma où il officiait. Le cinéma « transmet une façon de vivre, le cinéma, ça fait témoignage » et il citait Nuit et Brouillard d’Alain Resnais, vu à l’école, à l’âge de dix ou douze ans, « ceci a eu lieu » ajoutait-il. Le cinéma c’est « l’invention du temps, c’est la durée, c’est une énergie liée à l’écriture, comme une topographie. Je vois l’espace vide » ajoutait-il.
Par l’acteur et le théâtre, on parcourt ensuite les films des années 44 et Daney dénonce une certaine veulerie française. Il nomme Gabin Fresnay et Fernandel comme « monstres de francité », Danièle Darrieux, qui n’est pas un exemple et qui les terrorisait, évoque la littérature réactionnaire. Il nomme les mythes, Gary Cooper, Gary Grant, Henry Fonda, appelle James Stewart. Pour Daney le cinéma américain était au zénith du bonheur, de la grâce. Il poursuit la litanie des grands acteurs et des grands titres : Douglas Sirk, Fred Astaire, Rio Bravo, Autopsie d’un meurtre, Le train en gare de La Ciotat. « À Hollywood on a été porté par nos certitudes » reconnaît-il.
Avec Nicolas Bouchaud on entre dans l’image quand il pénètre dans l’écran, devenant acteur de Rio Bravo et donnant la réplique en anglais à l’actrice, la bande-son comme point d’appui dans laquelle il se cale. Rio Bravo… le film-fondateur où Hawks transforme, comme le plomb en or, les scènes de comédie en drames et le drame en comédie. C’est l’époque de Buster Keaton, pionnier de l’extrême, qu’il rencontre, Léo McCarey, réalisateur et producteur. « Daney se rappelait de tout », dit Bouchaud qui évoque aussi Le Pont du Nord, film de Rivette, un pur cinéphile et commente à travers la publicité l’image pure et impure, dont parlait le critique.
Quand Serge Daney parle de lui, le cinéma le recouvre. « Un critique de cinéma c’est un prêtre raté » dit-il en parlant du métier. « Ce que je représente ? Une valeur morale, éthique ; l’espace public a été occupé par les films, je suis l’avocat du cinéma » et il cite au Panthéon des films-cultes 2001 Odyssée de l’espace, dernier film-phare de Kubrick, constate que les choses naissent et déclinent. Il compare le cinéma au tennis, dans l’acte de servir, de transmettre, « l’essence du cinéma étant celui à qui l’on montre. » Il évoque Mizoguchi, parle de story-board, d’esthétique et de recadrage à partir de Kapò de Gillo Pontecorvo, réalisateur qui se permet de recadrer Emmanuelle Riva dans SA « scène primitive » ce qui le met en colère. Il parle avec pudeur de ses utopies : « J’ai espéré le collectif » reconnaît-il.
Brusquement des coups de feu claquent, Nicolas Bouchaud passe à travers l’écran puis derrière le paravent, en fond de scène. La discussion cerne l’image à la télévision, médium avec lequel on passe d’une pratique de la projection à une pratique de la diffusion. Il regarde les différentes façons de faire exister le corps à l’écran, les reality show où l’on vend son expérience, le comportement télévisuel, comme un par cœur appris, ou comme un catéchisme. Mangé par l’image, Bouchaud quitte sa chemise et passe un manteau, comme s’il sonnait la fin du match. Il n’y a plus d’odyssée sur notre sœur la terre, plus de mythe, il n’y a que de l’humain et de l’inhumain. Et seule demeure la silhouette de Daney sur l’écran.
La Loi du marcheur est un remarquable spectacle porté par la présence d’un acteur, Nicolas Bouchaud, qui à la fois accompagne et à la fois se retire pour laisser perler la parole de Serge Daney, et à l’écran l’image d’Howard Hawks. Les mots de Daney pétillent d’intelligence et sont pur plaisir à distiller. Le spectacle a été créé en 2010, vingt ans après la mort du critique et poursuit sa route, pour partager la passion du cinéma. Il parle du pouvoir des images et de la magie des écrans avec ses limites, qu’il dessinait déjà via la télévision et toutes sortes d’écrans qui commençaient à envahir le paysage. Il évoque la forme et la pensée cinématographiques et le vocabulaire du cinéma, de la tradition critique qui, en France, vient de loin. Il contextualise l’histoire politique du pays et parle de l’art, partie prenante des conflits qui traversent la société. C’est à travers ce va-et-vient entre film et plateau que se joue la parole du critique et se met en scène le cinéma. Pour Serge Daney le cinéma était un langage qui permettait d’« habiter le monde » dans lequel il vivait. La Loi du marcheur en témoigne.
Brigitte Rémer le 12 mai 2024
Lumière Philippe Berthomé – scénographie et costumes Elise Capdenat – son Manuel Coursin – vidéo, Romain Tanguy et Quentin Vigier – régie générale Ronan Cahoreau-Gallier – régie lumière Jean-Jacques Beaudouin – régisseur Bastille Matthieu Bouillon. Produit par OTTO productions et Théâtre Garonne/Scène européenne – coproduit par Théâtre du Rond-Point – le Rond-Point des tournées, Théâtre de la Cité – Centre dramatique national Toulouse Occitanie, Cie Italienne avec Orchestre, Festival d’Automne à Paris.
Du 3 au 29 mai 2024, (3 au 11 mai à 20h30, 14 au 28 mai à 20h, 29 mai à 21h, les samedis et le dimanche 5 mai à 18h30. Relâche les 8, 9, 12, 13 et 20 mai) – au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011 – métro : Bastille, Voltaire – téléphone : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com
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