Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, (Illinois) en 1923 – avec la troupe du Théâtre du Soleil, texte et mise en scène Richard Nelson, traduction Ariane Mnouchkine – au Théâtre du Soleil / Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.
Notre vie dans l’Art fait référence au livre de Constantin Stanislavski, comédien, metteur en scène et pédagogue russe puis soviétique qui écrivit Ma Vie dans l’Art, sorte d’autobiographie, bilan de ses recherches et innovations sur le théâtre et la formation de l’acteur, au début du XXème siècle. Créateur du mythique Théâtre d’Art de Moscou avec Vladimir Dantchenko, il est à la source de l’avant-garde théâtrale russe représentée plus tard notamment par Meyerhold et à l’origine de la méthode développée par Elia Kazan et Lee Strasberg, à l’Actor’s Studio de New-York.
Notre vie dans l’Art se passe à Chicago en 1923, lors d’un dîner avec la troupe du théâtre d’Art de Moscou, en tournée, sous la haute surveillance du KGB. Dans la nouvelle Union Soviétique créée en 1922 par Lénine « nous sommes des ambassadeurs ici » dit une actrice. On fête vingt-cinq ans du Théâtre d’art, « en route vers vingt-cinq ans de plus, si Dieu le veut ! » réplique un autre, en trinquant. Les spectateurs prennent place sur des gradins escarpés, décor issu d’un précédent spectacle d’Ariane Mnouchkine, Les Éphémères, créé en 2006 et qu’elle affectionne particulièrement. Face à face ils se trouvent au cœur des conversations entre acteurs. Rien de théorique, seulement des échanges en apparence anodins et légers, du papotage, mais qui brosse le tableau d’une époque et montre la difficulté d’être artiste dans un pays sous liberté surveillée. « Je trouve cette pièce, comment dire, d’une redoutable simplicité. Elle est tellement simple, tellement pure dans sa langue, tellement apparemment non remarquable que, du coup, toute sa profondeur vous attrape, au fond, par surprise » dit Ariane Mnouchkine qui l’a traduite.
L’ambiance est conviviale mais elle ne cache pas les difficultés ni le désarroi de l’équipe, apprenant du producteur qu’il est au bord de la faillite alors qu’il pensait engranger des bénéfices. « Tout s’écroule, nous devons de l’argent. Nous sommes très chers… » Il va jusqu’à proposer de ne plus payer les sociétaires et de faire un maximum de retenues sur salaire, pour les autres. « On paye les propriétaires des spectacles mais nous, nous jouons gratuitement ! » dit un acteur qui pleure, évoquant les traites de sa maison. La tournée qui devait les amener au Canada, est annulée, le pays leur refusant l’entrée. Un jeune couple de comédiens décide de ne pas rentrer à Moscou, ils auraient déjà trouvé un contrat aux États-Unis. Macha fait la cuisine, épaulée par une collègue. Une icône circule, très ancienne, à négocier au prix fort. « Pourquoi sommes-nous venus ici ? » dit l’un « Pour notre art » répond l’autre. On propose à Stanislavski quelques solutions dont celle de jouer six mois à Moscou et six mois à New-York.
Mille et une informations circulent au cours de ce dîner informel. Les officiers des Russes blancs, ces opposants monarchistes à la Russie soviétique, seraient venus en coulisse. Rudolf Valentino voudrait rencontrer Stanislavski et apprendre avec lui. On compare les méthodes de jeu chez les acteurs soviétiques et les acteurs américains. La perte de compréhension, quand un spectacle est joué dans une autre langue, est évoquée. « Nous perdons le mystère de l’illusion » dit Stanislavski. Il y a des discordances entre les acteurs du Théâtre d’Art, quelques conflits, des susceptibilités blessées, des psychodrames. D’autant que les Américains sont relativement critiques et ne leur facilitent pas la tâche. Des coupures de journaux dénigrent la troupe, des rumeurs font entendre qu’ils ne rentreraient pas. On est dans la lutte des systèmes. Retenue et calme leur sont demandés. « Ne les laissez pas pénétrer notre âme… »
La table débarrassée on sort les guitares et la guimbarde, on joue de petits sketchs amusants en se moquant gentiment les uns des autres. On convoque Tchekhov qui invite à traverser La Cerisaie avec Lopakhine, puis Les Trois sœurs avec pluie et neige au rendez-vous. On lit quelques textes, notamment autour de sa mort. Onéguine, de Pouchkine, est également au générique. « Pourquoi toujours des rôles vers le passé ? » demande l’un, d’un ton provocateur, « Qu’y-a-t-il à regarder vers l’avenir ? » répond un autre avec philosophie.
La rencontre entre Ariane Mnouchkine et onze acteurs du Théâtre du Soleil avec le metteur en scène et dramaturge américain, Richard Nelson, très célèbre outre-Atlantique et pour la première fois invité en France, est un événement. D’autant que la forme du spectacle est plutôt éloignée des mises en scène réalisées traditionnellement au Soleil. Pourtant les acteurs y excellent, et on se croirait au Théâtre d’Art. L’esprit de troupe qu’Ariane Mnouchkine met toujours en avant se superpose à celui du Théâtre d’Art de Moscou. Avec Richard Nelson – qui a mené toute sa carrière à New-York et travaille depuis plusieurs années avec la Royal Shakespeare Company où il est artiste associé honoraire – elle a réussi son pari. Son texte et la mise en scène sont clairs et dépouillés, finement ciselés. Le metteur en scène s’efface au profit de l’histoire de cette tournée à Chicago, avec tous ses aléas et dans un contexte particulier de l’Histoire soviétique. Il parle de théâtre, sur un grand moment de mutation, au début du XXème. « Nous, acteurs, nous nous cherchons nous-mêmes en les autres et les autres en nous. » Du grain à moudre…
Brigitte Rémer, le 21 janvier 2024
Avec les comédiens du Théâtre du Soleil, Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancsó, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan. Assistanat à la mise en scène et interprétariat, Ariane Bégoin, Alexandre Zloto – Production Théâtre du Soleil (Paris) – coproduction Théâtre du Soleil, Festival d’Automne à Paris.
Du mercredi 6 décembre 2023 au dimanche 3 mars 2024, le vendredi à 19h30 le samedi à 15h, le dimanche à 13h30. (Samedi 24 février la représentation sera exceptionnellement à 19h30) – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de manœuvre – 75012. Paris – métro : ligne 1 station Château de Vincennes, sortie 4 en tête de train, puis navette gratuite Cartoucherie, stationnée dans la gare routière ; ou autobus 112, arrêt Cartoucherie – Notre vie dans l’art de Richard Nelson, traduit par Ariane Mnouchkine, est publié à l’Avant-scène théâtre. Ma vie dans l’art de Constantin Stanislavski ,traduit du russe par Denise Yoccoz, est publié à l’Âge d’homme.
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