Deux créations présentées par le Ballet de Lorraine, centre chorégraphique national : Dancefloor, chorégraphie Michèle Murray, scénographie Koo Jeong A, création sonore Gerome Nox – Acid Gems, chorégraphie Adam Linder, création musicale Billy Bultheel – à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy.
Ces pièces composent le programme numéro deux, d’un triptyque dont le volet précédent a donné lieu à la création d’Air condition, une chorégraphie de Petter Jacobsson et Thomas Caley – sur une composition musicale signée d’Eliane Radigue-L’île Re-sonante. Elles viennent d’être présentées au public nancéien, au début du mois d’avril, avant que le Ballet de Lorraine ne parte en tournée, et célèbrent la virtuosité de ce grand Ensemble. La première partie de la soirée présente Dancefloor de la franco-américaine Michèle Murray, la seconde partie, Acid Gems de l’australien Adam Linder.
Dancefloor construit, avec les vingt-cinq danseurs et danseuses du corps de ballet, un langage où cohabitent formes et tempos, où chaque artiste apporte son expérience, sa présence et sa personnalité, modulant le temps et l’espace à son image. Au centre, un immense tapis blanc, le dancefloor, plancher en son sens premier et ici piste de danse devenue surface d’expérimentation, espace sacré de la danse et de la communauté des danseurs, en dehors duquel ils se posent par petits groupes, dans l’entre-deux de leurs interventions. Ils entrent dans la danse latéralement, souvent en solo, se rencontrent parfois en duo ou en trio. À certains moments tous emplissent l’espace dans leur créativité gestuelle, leurs bras sont comme des sémaphores. Un homme s’élance, chemise blanche en technique de lumière noire. Il tournoie avec rapidité, comme un félin, enchaînant les pirouettes, deux autres prennent le relais, pour un pas de deux ; d’autres se joignent à eux, certains s’immobilisent, quelques-uns tentent de s’approcher et de dialoguer, l’un propose l’autre esquisse une réponse, et chacun danse sa partition.
Un bourdonnement s’élève doucement, qui prendra dans l’installation sonore des allures de train et de voyage. Le tapis blanc se pare d’un cadre de dégradés subtils aux couleurs caméléon qui évoluent tout au long de la chorégraphie et délimitent le dedans-dehors – rose et pourpre de Tyr, bleu de l’aigue-marine ou couleur du lagon, blanc d’argent ou du glacier, vert presque transparent, jade ou émeraude, orangé. Une lumière crue tout à coup tombe comme une révélation. Un monde en mouvement se met en place dans un geste balancé, puis apparaît un solo sur une musique matière en fusion, lancinante, suivi d’un trio puis de quelques couples, mixtes ou non. Il y a comme une lame de fond ininterrompue dans ces entrées et sorties qui se fondent et s’enchaînent dans une belle énergie et fluidité. Les vocabulaires de la danse se mêlent, certaines séquences montrent des figures plus classiques, des sauts et des équilibres, les gestes s’arrondissent. Soudain une note se suspend, on entend le souffle du vent. Et tous se regroupent, certains portés sont exécutés tant par les femmes que par les hommes. Il y a de la délicatesse, de la lenteur, un travail de diagonale, des lignes droites.
L’un esquisse un geste qui fait contagion et s’étend. L’énergie épouse l’accentuation de la vitesse d’exécution et la montée de l’intensité sonore. Trois ou quatre danseurs tournent encore avant que tout s’arrête. Le son est à son maximum, comme un appel – des graves, quelques balancements, des sauts, des attitudes jusqu’à ce que le geste se suspende, soudainement, laissant au public le champ libre d’achever la phrase rythmique. Parallèlement aux variations des lumières, les costumes ont une palette de couleurs d’une grande douceur, les jeans déclinent les bleus à la lisière du gris, les tee-shirt sont de couleurs tendres beige, vieux rose, sienne. La scénographie, de l’artiste coréenne Koo Jeong – formée entre autres à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris – décline le spectre des couleurs. Cette artiste développe sa carrière de plasticienne et son travail a fait l’objet d’un grand nombre d’expositions dans le monde dont à la Biennale d’Architecture de Venise, en 2014, dans le Pavillon Suisse.
Directrice artistique de la structure Play/Michèle Murray qu’elle a fondée en 2012, la chorégraphe s’est formée en danse classique à Düsseldorf, puis à New York auprès de Merce Cunningham ainsi qu’à Movement Research qui développe l’expérimentation. Elle a côtoyé de nombreux chorégraphes à Paris et collaboré à différents projets chorégraphiques en tant qu’interprète – notamment auprès de Bernardo Montet au CCN de Tours, de Didier Théron à Montpellier et de L’art not least à Berlin. À partir de l’année 2000, la chorégraphe développe son travail personnel au sein de la compagnie Michèle Murray, qui s’est appelée huit ans plus tard Murray/ Brosch Productions pour sceller sa collaboration artistique avec Maya Brosch. À partir de la création de sa compagnie Michèle Murray recentre son travail sur le corps et la danse en collaboration avec d’autres artistes – elle a entre autres créé en 2018 un atlas chorégraphique pour sept danseurs, Atlas/Études, composé de dix courtes pièces, pour le festival Montpellier Danse. Elle enchaîne la création de pièces : en 2020, Wilder shores, pour six danseurs, sur une composition live électronique de Gerome Nox et Empire of Flora, pièce pour quatre danseurs et une DJ. En 2022, elle travaille sur un projet pour un espace muséal qu’elle intitule Duos-Collisions et combustion, une collection chorégraphique pour le musée, et l’a présenté pour la première fois au Brandenburgisches Landesmuseum für Moderne Kunst dans le cadre du programme Dance in Residence Brandenburg en Allemagne.
La seconde chorégraphie de la soirée, Acid Gems, d’Adam Linder explore les styles et les influences. Le chorégraphe s’inspire ici de la pièce Les Joyaux, de Georges Balachine, créée en 1967 et entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 2000 dans des décors et costumes de Christian Lacroix. D’origine russe – la musique originale était d’Igor Stravinsky – Balanchine avait ensuite fondé le New-York City Ballet en 1948, haut lieu de l’expérimentation auquel Jerome Robbins avait été associé. Dans Les Joyaux, Balanchine faisait référence à la formation des pierres précieuses et à son lent processus de cristallisation, donnant naissance à un matériau aux multiples et éclatantes facettes. Il rendait aussi hommage aux trois grandes écoles de danse auxquelles il avait appartenu et dont il s’était imprégné, la russe son lieu d’origine, l’américaine et la française où il avait été maître de ballet quelques mois à l’Opéra de Paris en 1947 où il avait, entre autres, créé Le Palais de cristal. Adam Linder poursuit sa recherche sur l’hybridation des danses et leur évolution à travers les corps. Deux chaises hautes d’arbitre qu’on trouve sur les courts de tennis font partie de la scénographie, deux danseurs y sont installés, face à l’écran et de trois-quarts pour le public, un tissu devant les yeux opacifiant leur regard. Des couleurs vives tant dans les éclairages qui se succèdent que dans les costumes très élaborés qui semblent relever de l’Op Art, vert, jaune, rose relevant de l’illusion optique. Ici, tous les danseurs sont liés et comme flottant dans une bulle de verre, la composition des ensembles ressemble à des pistils. Il y a une grande sophistication, recherche et raffinement et tout est au cordeau créant imbrications et enchevêtrements des danseurs, comme éléments d’une sculpture et croisant les styles, qui allient aussi, dans l’esprit, le musical hollywoodien et le jazz en une construction savante de la chorégraphie.
Né à Sydney Adam Linder débute sa carrière de danseur au Royal Ballet School de Londres puis collabore avec la Michael Clark Company et la compagnie Damaged Goods de Meg Stuart où il expérimente le domaine des arts visuels. Il a présenté en Europe et aux États-Unis différentes pièces dont Parade en 2013, Auto Ficto Reflexo en 2015, The Want en 2018 et Loyalty en 2021, toujours saluées par la critique. Le chorégraphe est aussi artiste plasticien et présente ses œuvres visuelles dans des galeries et musées. Il vit et travaille à Berlin et prépare actuellement un solo pour le Museum of Contemporary Art Australia de Sydney. Adam Linder construit une poétique du plateau en mêlant les styles et en lançant des harmonies de couleurs affirmées. On retrouve dans sa proposition chorégraphique les émeraudes, rubis et diamants et les vitrines flamboyantes des bijouteries de la Cinquième Avenue qu’évoquait Balanchine. Le dépouillement de la scénographie met d’autant en relief l’espace et le tracé de la chorégraphie qui devient comme une œuvre d’art totale, c’est techniquement virtuose.
Les deux chorégraphies présentées à l’Opéra de Nancy par le Centre Chorégraphique National-Ballet de Lorraine, quoique de nature très différentes, mettent en valeur la virtuosité des danseurs, leur liberté et énergie pour la première, Dancefloor, signée de Michèle Murray ; la construction de la complexité d’un ballet pour la seconde, Acid Gems, signée de Adam Linder, et la célébration des trois grandes écoles de danse – Saint-Pétersbourg, New-York et Paris. Les motifs dansés, dans un cas comme dans l’autre, célèbrent le corps et mettent en mouvement le grand ensemble des danseurs qu’il faudrait tous citer, pour leur virtuosité..
Depuis plus d’une dizaine d’années Petter Jacobsson poursuit sa mission de création et d’expérimentation en invitant les plus grands chorégraphes. Il inscrit aussi au répertoire du Ballet de Lorraine de nombreuses reprises permettant de les présenter au public en France, en Europe et partout dans le monde, Twyla Tharp, Trisha Brown, Ester Szalamon et Merce Cunningham, entre autres. Chaque chorégraphie apporte sa réponse, dans le temps de la création qui lui est imparti, à la question philosophique du pourquoi on danse, comment évolue le geste, comment penser et décoder le monde par le mouvement.
Brigitte Rémer, le 9 avril 2023
Dancefloor – chorégraphie Michèle Murray – scénographie Koo Jeong A, invitée dans le cadre du dispositif Artiste associé avec le Centre Pompidou-Metz – musique Gerome Nox – collaboration artistique Alexandre Bachelard, Maya Brosch, Marie Leca – pièce pour 25 artistes chorégraphiques. – Acid Gems – chorégraphie Adam Linder – création musicale Billy Bultheel – lumières Shahryar Nashat – costumes Antonin Tron – pièce pour 16 artistes chorégraphiques
Les 1eravril à 20h, 5, 6 et 7 avril, à 20h. Ballet de Lorraine-Centre chorégraphique national, 3 rue Henri Bazin 54000 Nancy – site : www.ballet-de-lorraine.eu – tél. : 03 83 85 69 00 – En tournée : Vendredi 21 et samedi 22 avril 2023, New York/Etats-Unis – NYU Skirball Center for the Performing Arts, For Four Walls, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Cela nous concerne tous (This concerns all of us), chorégraphie Miguel Gutierrez – Jeudi 4 mai 2023, Valenciennes, Le Phénix Scène nationale Static Shot, chorégraphie Maud Le Pladec – Decay, chorégraphie Tatiana Julien – For Four Walls, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley. Lundi 22 mai 2023, Paris – Musée de l’Orangerie, Danse dans les Nymphéas Twelve Ton Rose, chorégraphie Trisha Brown – Access to pleasure, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Mercredi 28 juin 2023, Paris, Le Carreau du Temple, Discofoot, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Samedi 1er juillet 2023, Nantes/Cours Franklin Roosevelt, « Nuit du Voyage à Nantes » Discofoot, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Lundi 10 et mardi 11 juillet 2023, Paris, Musée du Louvre, Festival Paris l’été, Static Shot, chorégraphie Maud Le Pladec.
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