Film de Shadi Abdessalam (Égypte) réalisé en 1969, en 35mm/couleurs (122’) – producteur délégué Salah Marei – programmé dans le cadre du colloque Cinéma et Archéologie du musée du Louvre/université Paris Nanterre, présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence, études cinématographiques – Version originale numériquement restaurée par World Cinema Foundation avec le soutien du Ministère égyptien de la Culture, à Cineteca di Bologna – Auditorium Jean-Claude Laclotte/musée du Louvre.
Toi qui pars, tu reviendras sont les premiers mots du film La Momie, qui frappe d’emblée par la beauté des images et le lyrisme de ses plans, autant que par le destin du film et celui de son réalisateur, Shadi Abdessalam. Après des années de travail, ce chef d’œuvre du cinéma égyptien est resté presque invisible – sa diffusion, confidentielle, n’ayant eu lieu qu’en 1975, six ans après sa réalisation. C’est le seul long-métrage réalisé par Shadi Abdessalam, mort en 1986, alors qu’il travaillait depuis plus d’une quinzaine d’années sur un second long-métrage, Akhenaton, qui ne verra pas le jour.
Né le 9 mars 1930 à Alexandrie d’une famille originaire de Haute Égypte, Shadi Abdessalam fait des études à Oxford, se forme au théâtre à Londres, Paris et Rome, puis en architecture à l’Institut des Beaux-Arts du Caire, avant de s’orienter vers le cinéma. Homme de grande culture il est d’abord décorateur et assistant auprès de Salah Abou Seif, père du cinéma réaliste égyptien et de Joseph Chahine, sur Saladin. Il est ensuite engagé par la Fox et travaille avec Joseph Mankiewicz sur Cléopâtre en 1963, Jerzy Kawalerowicz sur Pharaon en 1966, et Roberto Rossellini pour la série de La Lutte de l’homme pour la survie, en 1967. Il dirige le Centre expérimental du film, au Caire, à partir de 1968 et signe trois courts métrages tournés en 1970, Le Paysan éloquent/ Al Fallah al fassieh ; 1975, Juyush Ash-Shams ; 1982, La Chaise/ Tut’ Amnakh Amun adh-dhahabi, seules traces avec La Momie de ses travaux personnels.
Shadi Abdessalam se passionne pour l’Egypte Antique et remonte à la XXIè dynastie. Il part d’une histoire vraie, qui s’est déroulée en 1881 à Deir el Bahari dans le cadre du complexe funéraire situé sur la rive gauche du Nil face à Louxor et Karnak, au sud de la Vallée des Rois. Adossés à la paroi rocheuse de la montagne de Thèbes, temples et tombes recouvrent l’ensemble du territoire. Le réalisateur prend connaissance des écrits de l’égyptologue français Gaston Maspéro qui avait succédé au célèbre égyptologue Auguste Mariette comme conservateur du service des antiquités égyptiennes, au Caire. Maspéro lance une enquête pour tenter de percer le mystère des pilleurs de tombes, de la circulation et de la vente des objets volés et nomme Ahmad Kamal pour cette mission. Dans la montagne, depuis des siècles la tribu Hourabât assure ses revenus en pillant les tombes et garde secret leur emplacement et le passage qui y conduit. Même les papyrus de la Reine Ndjemet, fille de Ramsès X et de la Reine Tyti, ont disparu. Pour arriver à leurs fins et dérober les trésors, ils blessent profondément la montagne. Quand leur chef meurt et après l’avoir accompagné dans l’au-delà de la voix des pleureuses, la transmission du secret passe de l’oncle aux deux fils qui découvrent la manière dont vit la tribu. Face au dilemme ils se refusent à poursuivre le trafic. Le premier est rapidement éliminé et jeté dans les eaux, Wannis, le second, brave sa mère et déjoue le complot des anciens. « Les morts, c’est ça notre pain !» s’exclame-t-il.
Le film débute par la parole du Livre des morts, à l’époque de l’Égypte Antique qui a valeur de formule magique et religieuse mais qui est aussi en prise avec la réalité égyptienne de l’époque, la défaite de la Guerre des six jours qui s’est déroulée en 1967, deux ans avant le tournage. Le film pose la question de l’identité : « Perdre son nom c’est perdre son identité. » Il se déroule presque exclusivement la nuit, dans une ambiance lunaire et de réverbérations sur des décors naturels où temples, déserts, felouques et rives du Nil, murs des tombeaux éclairés par des torches ont une présence magnétique ; certaines scènes sont tournées dans les célèbres Studios Misr, au Caire (cf. notre article du 16 novembre 2020). La musique et le vent du désert guident l’action, l’échange des regards est d’une grande intensité, l’œil d’Horus – symbole de protection contre le mal, la maladie et les mauvais esprits, chargé du pouvoir de guérir et de protéger contre les forces du mal n’est jamais loin, de même que la main qui emprisonne le destin. Il y a des silences et des chuchotements, il y a des trahisons. On est en pleine tragédie grecque, avec la même puissance que le travail de Pasolini sur Sophocle à travers Œdipe-Roi, tourné en 1967 ou celui d’Euripide à travers Médée, en 1969. Les personnages se détachent, véritable statuaire, dans les anfractuosités de la pierre et l’obscurité presque complète.
Avec Shadi Abdessalam on part à la recherche des tombes manquantes dans les roches du désert, on rencontre Murad le cousin équivoque et Ayoub le marchand-entremetteur, chargé d’écouler la marchandise et qui fait régner la loi du talion. La femme sert d’appât, de niches en cachettes dans des jeux de chassés-croisés. « Vous n’êtes que grain de sable au cœur de cette montagne… » Autre moment fort celui de la rencontre entre l’équipe Maspéro-Kamal, et Wannis, prêt à collaborer pour sauver ce précieux patrimoine. « Que font les gens de la ville au pied de la montagne ? Ils en appellent aux ancêtres. » « Es-tu le chef des gens de la ville ? » lui demande-t-on avant de l’accueillir sur le bateau. Pour une dernière fois, Wannis regarde ses montagnes. « Sois le bienvenu… » Puis il conduit l’équipe d’archéologues jusqu’aux tombeaux, véritable éblouissement à la lueur des torches et émotion, sur une pellicule qui pâlit et se décline du gris au blanc. Les yeux du Pharaon brillent, et apparaissent Seti Ier, Amenhotep, Ramsès II… L’inventaire est stupéfiant. « Te voilà dans ta beauté. A nouveau, tu ressuscites tous les matins…»
La Momie/Al-Mummia est un film métaphorique et visionnaire qui transmet des pans de la culture égyptienne antique et décale la notion de temps. On est à la fois dans l’immobilité et le mouvement, le hiératisme et la gestuelle, la XXIè Dynastie et la fin du XIXè. Le traitement de la tribu se déplaçant dans la montagne et s’éclairant aux flambeaux, prête à une chorégraphie de toute beauté, sophistiquée et en majesté ; ainsi dans la dernière partie du film quand la tribu drapée de noir se fond dans le paysage et assiste, de loin, au défilé des quarante sarcophages que l’on monte, de nuit, à bord, puis à l’éloignement du bateau quand retentit la sirène et que la cheminée fume. On aperçoit au loin le Temple de Thèbes. « Réveille-toi. Tu ne périras pas… dit la voix de la conscience, ils ont atteint la Vallée. » Le film parle d’immortalité.
La musique de Mario Nascimbene – qui avait composé pour la série de Rossellini évoquée ci-dessus – les drapés, les éléments de la nature, le vent du désert blanc, les regards et les visages, les silences, tout, sous la caméra du réalisateur, Shadi Abdessalam, est architecture, composition, ardeur, souffle, élégie et poésie. Beaucoup de non-professionnels figurent dans le film qui n’affiche pas de star au générique mais qui montre une écriture cinématographique flamboyante et théâtrale, et des échanges d’une grande intensité dramatique. Le rôle de Maspéro est tenu par un acteur égyptien et Shadi Abdessalam utilise le motif de l’œil pour poser son regard sur la connaissance du passé et se ré-approprier l’Histoire de l’Égypte et son héritage. « On t’a appelé par ton nom et tu as ressuscité. »
De l’homme comme du film, Serge Daney journaliste et critique de cinéma avait en 1986 écrit dans Libération : « Car appliqué à Abdessalam, le mot esthète est mince, presque vulgaire. Le goût de la beauté a accompagné l’homme toute sa vie (drapé dans sa cape, il avait fière allure). Pas une beauté surajoutée, en plus, mais ce qui était beau, depuis toujours, en Égypte… La beauté de La Momie vient, pour nous, de ce sentiment que tout a été choisi, pesé et aimé – puis filmé, inéluctablement » ; belle synthèse de la singularité du réalisateur et de son unique long métrage, un véritable chef-d’œuvre.
Brigitte Rémer, le 7 août 2023
Titre original Al mummia – titre français La momie – titre international The Night of the counting years. Réalisation Shadi Abdessalam – production General Egyptian Cinema Organisation Merchant Ivory Productions – producteur délégué Salah Marei – scénario Shadi Abd al-Salam – image Abdel Aziz Fahmy – montage Kamal Abou El Ella – musique Mario Nascimbene – Avec : Ahmed Marei/Wannis – Ahmed Hegazi/le frère – Zouzou Hamdy El-Hakim/la mère – Gaby Karraz/Maspero – Mohamed Khairi/Kamal – Mohamed Nabih/Murad – Nadia Lofti/Zeena – Shafik Nourredin/Ayoub – Ahmad Anan/Badawi – Abdelazim Abdelhack/un oncle – Abdelmomen Aboulfoutouh/un oncle – Ahmed Khalil/le premier cousin – Helmi Halali/le second cousin – Mohamed Abdel Rahman/le troisième cousin – Mohamed Morshed/l’étranger.
Le colloque Cinéma et Archéologie organisé par le musée du Louvre et l’université Paris-Nanterre s’est tenu du 11 au 13 mai 2023 dans l’auditorium Jean-Claude Laclotte du musée du Louvre. Le film a été présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence en esthétique, histoire et théorie du cinéma et de l’audiovisuel à l’université Paris-Nanterre.
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