Texte Gwendoline Soublin – mise en scène Guillaume Lecamus et Morbus Théâtre – au Théâtre municipal Berthelot de Montreuil.
C’est l’histoire de Zenash Gezmu, jeune femme marathonienne terriblement douée et passionnée de sport, femme de ménage pour la survie, née le 6 novembre 1990 en Éthiopie, morte le 27 novembre 2017 à Neuilly-sur-Marne. Un petit bout de femme de 1,50 m pour 38 kilos, décidée et volontaire, qui avait fui son pays en 2009 à l’âge de dix-neuf ans. Elle n’avait pas repris l’avion pour l’Éthiopie après le marathon de La Rochelle, comme Noureev avait quitté l’URSS en 1961, pour vivre pleinement sa vie de danseur. Elle, a voulu vivre pleinement son sport, l’athlétisme et la course de fond, en défiant le destin et déjouant les injustices sociales. « Je téléphone à ma mère, je fuis, je ne rentre pas. »
Le spectacle raconte la courte vie de Zenash, licenciée au Club Athlétique de Montreuil pendant plusieurs années avant d’intégrer le Stade Français. Une histoire de courage pour affronter l’inconnu, la société française en son meilleur et en son pire, faire face aux problèmes de langue et de papiers, dire ses espoirs, ses défis, ses limites. 2h48’05 au marathon de La Rochelle, 2h32 à celui d’Amsterdam en 2016. Par trois fois elle remporte le marathon de Sénart, avec 2h46mn51s en 2014, 2h46mn39s en 2015, 2h41mn10s en 2016. Ses performances sont éloquentes. Son entraîneur la décrit comme une femme discrète qui savait ce qu’elle voulait et s’entraînait dur pour réussir, se levant à 5h du matin pour rallier ensuite son travail de femme de ménage qu’elle exerçait dans deux lieux différents. De l’avis de tous elle était immensément courageuse et cherchait la performance.
Le Morbus théâtre piloté par Guillaume Lecamus, lui-même habitant de Montreuil et pratiquant la course, s’est emparé de l’histoire de Zenash Gezmu. Il a passé commande d’un texte à Gwendoline Soublin rencontrée au cours d’un atelier dramaturgique, auteure repérée et primée qui connaît bien le théâtre et dont de nombreuses pièces ont été montées. Deux comédiennes donnent vie à la coureuse de fond par le médium de la marionnette. La figurine, réalisée en plusieurs dimensions par Norbert Choquet, est conçue comme une sculpture en mouvement – une sorte d’écorchée, au sens où les plasticiens en donnaient représentation dès la Renaissance ou comme Giacometti représentait L’Homme qui marche et L’Homme qui chavire. Au centre du plateau, un podium est sa sphère de vie, comme l’est le podium des vainqueurs, dans les stades (scénographie Sévil Grégory, lumières de Vincent Tudoce).
« Pied-moquette, pied-moquette… 4h40, il n’est pas trop tôt pour toi… ! » La comédienne, Sabrina Manach, court longuement sur place, avec conviction, et s’adresse à Zenash qui parle aussi en son for intérieur : « Plus vite, plus vite… Petits pas, garder le cap… Garder le rythme malgré les imprévus…» Elle fait récit de son histoire en duo avec Candice Picaud. Toutes deux donnent vie à la sportive avec force et simplicité, entre séances d’entrainement, images qui l’assaillent quand elle court le marathon à la recherche de la victoire et au-delà de ses limites : « Tu poursuis ta course, toi, l’Éthiopienne… »
Séquences de ménage dans les deux hôtels où elle travaille à « frotter, corbeille vidée, dix-sept minutes par chambre, quinze chambres sans t’arrêter, 700 euros, tu es courageuse, tu continues de travailler… Tu renfiles ton jogging, tes baskets… Pieds, souffle, le corps au diapason du temps qu’on a… Je cours, je continue… » Prochaine étape, le marathon de Paris. Dans le récit, quelques flashback sur l’enfance et le pays : « J’ai neuf ans et cours avec les gazelles » et aussi l’inquiétude qui monte avec cet homme, l’Éthiopien, qui « se colle à tes baskets », la guette en permanence et qui un jour, en 2017, commettra l’irrémédiable, la tuera. La première partie de cette autobiographie-fiction écrite entre deux reprises de souffle se termine sur le féminicide. Tout au long du parcours et de sa violence, les actrices donnent ces notions d’endurance et de vitalité propres à cette sportive de haut niveau qui court physiquement et dans sa tête, transmettant beaucoup d’émotion.
Une seconde partie s’enchaîne et nous éloigne du réel, dans une pure fiction car le quartier se rebelle à l’annonce de sa mort et se met en mouvement, par solidarité. Le texte passe alors du réel à l’imaginaire, avec habileté. Tout le monde court. Au début, deux ou trois personnes, puis un groupe qui enfle jusqu’à l’immense foule qui envahit le quartier, étudiants, policiers, concierges, tous découvrent la course et l’endurance nécessaire, et sont satellisés. Rien ne les arrête, c’est « une épidémie de course », tous, spontanément, marathonnent à la folie. Des groupes de figurines, très bien faites toujours, accompagnent le texte qui prend une direction autre, du côté du loufoque et de l’absurde. Mais la partie est assez longue et nous éloigne de la coureuse de fond à laquelle il n’est plus fait référence, laissant le spectateur sur la dernière image de son assassinat auquel il assiste, conclusion d’une vie bien rude et courte. Une bande-son accompagne le parcours (Thomas Carpentier), avec de remarquables plages musicales qui côtoient des entre-deux grinçants un peu trop prononcés.
Créée il y a un an au Théâtre Mouffetard, lieu de la marionnette à Paris, 2h32, le record de Zenash Gezmu au marathon le fut en même temps qu’un autre spectacle de la compagnie traitant aussi du sport, 54×13, l’histoire d’un jeune coureur dunkerquois qui fait une belle échappée au cours de la dix-septième étape du Tour de France. Guillaume Lecamus, fondateur du Morbus Théâtre en 2001 et directeur artistique en signait les mises en scène. Il travaille particulièrement sur le sport, la course, l’effort et ne connaissait pas Zenash Gezmu avant de rencontrer son destin à travers la lecture du journal local annonçant sa disparition. Formé notamment auprès de François Lazaro au Clastic Théâtre, Guillaume Lecamus construit, dans son théâtre-récit une relation intime et originale entre l’objet animé, la langue et les acteurs-actrices. Il s’intéresse particulièrement aux auteurs contemporains et travaille sur un Grand cycle de l’Endurance ; à la veille des Jeux Olympiques de Paris, c’est plutôt bien vu. « Être endurant c’est ne pas avoir peur de vivre. C’est un rapport au temps différent. C’est donc un état d’être poétique. Parler de l’endurance c’est parler de notre rapport au monde et au temps. C’est retrouver le souffle de vie qui nous fait suer et sourire en même temps » écrit-il dans sa note d’intention.
Le Théâtre Marcelin Berthelot de Montreuil a eu une belle initiative d’inviter le spectacle en ce 8 mars, Journée internationale des femmes et d’ouvrir les portes à toutes et tous, en entrée libre. Le destin de la courageuse Zenash Gezmu en valait bien le détour, bel hommage rendu à la discrète et talentueuse sportive qui, au-delà de la douleur, puisait au plus profond de ses forces : « tant de vie dans un si petit corps. » Le marathon fut sa raison de vivre.
Brigitte Rémer, le 14 mars 2023
Avec Sabrina Manach et Candice Picaud – création plastique Norbert Choquet – scénographie Sévil Grégory – création sonore Thomas Carpentier – création lumières Vincent Tudoce – chargée de production/diffusion Anne- Charlotte Lesquibe – assistante mise en scène Florine Milite
Vu le mercredi 8 mars 2023 à 20 h 30, dans le cadre de la Journée internationale des droits des Femmes, au Théâtre municipal Berthelot de Montreuil, 6 rue Marcelin Berthelot. 93100. Montreuil, métro : Croix-de-Chavaux – tél. : 01 71 89 26 70 – site : www.tmb-jeanguerrin.fr et e-mail Morbus Théâtre : morbustheatre@yahoo.fr – En tournée 2023/2024 – 25 novembre 2023, Villiers le Bel, festival théâtre du Val d’Oise – 6 février 2024, Théâtre Le Passage, Fécamp – 8 février 2024 (en attente de confirmation, report), Le Sablier, Ifs – 20 mars 2024, Le Périscope, Nîmes – 27 et 28 mars 2024 (en attente de confirmation, report), Théâtre à la Coque, Hennebont – 14 juin 2024, Le Familistère de Guise, en partenariat avec la Chambre d’eau.
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