Archives par étiquette : Mihail Sebastian

L’Île

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

Pièce de Mihail Sebastian, mise en scène Daria Konstantinova, compagnie Étoile sans nom, au Théâtre de Nesle.

Peu traduit en France, l’auteur, dramaturge et essayiste roumain d’origine juive, Mihail Sebastian (1907-1945) y est de ce fait injustement méconnu. Il est pourtant un des écrivains majeurs du début du XXème. Il fait des études de droit mais se trouve très vite attiré par la littérature. À l’âge de vingt-sept ans il signe un roman quasi autobiographique, intitulé Depuis deux mille Ans et fait partie à Bucarest d’un groupe d’intellectuels qui se rassemble dans les cafés et salons littéraires autour de philosophes comme Nae Ionescu et Constantin Noica, où l’on retrouve les célèbres Mircea Eliade et Emil Cioran. Son Journal 1935-1944 relate les événements sociaux et politiques de son époque et l’antisémitisme de l’État roumain dans ces années-là.

La compagnie Étoile sans nom fondée par Daria Konstantinova, comédienne d’origine russe, porte justement le nom d’une pièce de Mihail Sebastian qu’elle a créée en 2019, lui rendant ainsi hommage. Elle présente aujourd’hui L’Île, qui résonne avec notre époque. Dans un contexte de guerre, trois personnages que tout oppose vont se retrouver comme sur une île déserte, essayant de s’apprivoiser pour subsister. Parabole de la survie, la pièce débute dans une agence de voyage mais tous les moyens de communication, trains, avions, bateaux, ont été suspendus et les bombes pleuvent.

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

L’agence devient un premier refuge où les ego des trois personnages qui s’y croisent et espéraient partir vont bon train, ils s’y terrent et le directeur de l’agence (Yann Samuel Karsenti) déserte. « Que puis-je pour vous ? –  L’impossible. » L’un d’eux promet monts et merveilles pour faire affréter un avion, tentative de corruption, peine perdue, il n’y a plus ni chèque ni banque.

On flotte dans l’absurde à la manière d’un Eugène Ionesco dans cette première partie. Changement de décor pour une seconde partie où les trois voyageurs se retrouvent dans une maison précaire au milieu de nulle part à improviser un bivouac et l’organisation de leur survie. Les tâches restent distribuées comme traditionnellement, Nadia, (Daria Konstantinova) la femme, aux lessives et à la tenue de la maison, pourtant artiste-peintre qui tente de dessiner, les deux hommes à la recherche de subsistance. L’un, Bobby, (Pierre Gaillourdet) footballeur de métier arrivé la jambe dans le plâtre, essaie de se convaincre de vendre des cravates, mais les acheteurs sont absents. L’autre, Manuel, (Thomas Amiard) l’homme au gros cigare, banquier, un peu mytho, cherche quelques mauvais coups à faire pour ramener de la nourriture. Il nourrit l’absurde d’une patate qu’il a trouvée, à éplucher délicatement et à partager, un trésor dans le contexte. « Je hais la pauvreté » clame-t-il.

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

On continue dans l’irrationnel et le loufoque. Un triangle amoureux se dessine et Nadia secoue avec énergie ses deux compagnons d’infortune quand le moral baisse. La faim les taraude, le loyer est impayé. Ils ont la proprio sur les bras (Héléna Biancheri, qui est aussi la secrétaire de l’agence, au début) elle a convoqué un policier. Comment faire : mendier ou voler ? Comment garder sa dignité ? L’énigme ne se résout pas. La pièce est inachevée, Mihail Sebastian meurt écrasé par un camion à Bucarest en 1945, une mort suspecte et non élucidée. La sirène d’un bateau retentit et signe la fin de la partie.

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

On sort du théâtre avec ce sentiment d’étrangeté où l’absurde a mené la danse, bien maitrisé par les acteurs et dans une mise en scène qui nous place hors du temps et jouant sa partition entre le rêve et la réalité. Daria Konstantinova et la troupe ont su inventer avec peu d’effets et de moyens, un univers qui nous parle. Les acteurs portent avec intelligence et humanité le poids de ce monde qu’ils habitent et dans lequel ils ne maitrisent pas les événements, faisant face à une question de survie, au quotidien, survie d’un monde, du pire et dans l’espoir du meilleur. Avec L’Île, il nous font découvrir un auteur, Mihail Sebastian, qui partant de l’anecdotique, nous mène au cœur et dans le contexte lourd de la première partie du XXème siècle, dans un humour grinçant dont la troupe se tire avec profondeur et légèreté. Une compagnie à suivre.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Avec : Thomas Amiard, Héléna Biancheri, Pierre Gaillourdet, Yann Samuel Karsenti, Daria Konstantinova – en association avec Denan Productions.

Théâtre de Nesle, tous les mercredis à 21h, jusqu’au 26 mars 2025 inclus, 8 rue de Nesle, 75006 Paris – métro : Odéon – tél. : 01 46 34 61 04 – mail : ad.etoilesansnom@gmail.com