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Tina Modotti, l’œil de la Révolution

Femme au drapeau (1)

Première rétrospective en France des photographies de Tina Modotti, produite par la Fundación Mapfre de Barcelone, en collaboration avec le Jeu de Paume – commissariat Isabel Tejeda Martín, assistée d’Eva M. Vives Jiménez – au musée du Jeu de Paume, Paris – Derniers jours.

C’est un parcours structuré en six étapes qui nous mène de l’Italie au Mexique. Tina Modotti est née à Udine en 1896, dans la région du Frioul-Vénétie-Julienne, elle meurt à Mexico en 1942. Son œuvre, partiellement oubliée jusque dans les années 1970, traverse les moments chargés, historique, politique et artistique, de la première moitié du XXème siècle.

Tina Modotti a un an quand son père, mécanicien, s’installe avec sa famille en Autriche où il a trouvé du travail et où elle est scolarisée en langue allemande. De retour en Italie en 1905, elle doit reprendre ses études primaires à zéro, en italien et elle ne s’y fait pas. Dès l’âge de douze ans elle travaille dans une usine textile, douze heures par jour, pour faire vivre la famille, d’autant que son père émigre aux États-Unis avec sa soeur aînée, en 1908, Quatre ans plus tard, en 1913, il réussit à faire venir Tina à San Francisco. Elle a dix-sept ans et trouve rapidement un emploi de couturière auprès de sa sœur dans le prestigieux magasin de mode I Magnin. Sa beauté est remarquée, on lui propose d’être mannequin.

Hommes lisant El Machete (2)

En 1915, San Francisco célèbre l’ouverture du Canal de Panama et la reconstruction de la ville après le séisme de 1906, en accueillant l’Exposition internationale Panama-Pacific. C’est là que Tina Modotti rencontre le peintre et poète Roubaix de l’Abrie Richey, dit Robo, qui deviendra son mari en 1917. Passionnée de théâtre depuis toujours, elle laisse tomber son métier de mannequin et se lance comme actrice. Elle joue dans des opérettes et dans un théâtre italien local, jusqu’à être remarquée par un agent d’Hollywood, chercheur de talents. Elle s’installe à Los Angeles avec Robo fin 1918 et, après quelques petits rôles, obtient le rôle principal dans deux films, I Can Explain et The Tiger’s Coat, film muet dont un extrait est présenté dans l’exposition. Avec son époux, elle fait partie d’un cercle d’avant-garde composé d’artistes, d’anarchistes et d’intellectuels, tous fascinés par l’art, le mysticisme oriental, l’amour libre et la révolution mexicaine. Elle y rencontre en 1921 Edward Weston, photographe célèbre, de dix ans son aîné et qui a quatre fils, elle en devient le modèle, puis l’amante. Robo part à Mexico dans le cadre d’un projet de l’Académie des Beaux-Arts, pendant que Tina termine le tournage d’un film avant de le rejoindre, il y contracte la variole et meurt.

Câbles télégraphiques (3)

L’un des virages de sa vie est là et le second est la disparition de son père, à San Francisco, à la même époque. Elle remet tout en jeu et entre en photographie aux côtés de Weston qui lui apprend la technique, prises de vue et travaux de laboratoire. Elle part avec lui et l’un de ses fils au Mexique où ils ouvrent un studio de portraits et devient officiellement son assistante, sillonne avec lui le pays et en rapporte de nombreuses images sur la vie sociale, le contexte de travail, les manifestations politiques. Leur maison devient l’un des lieux de réunion de l’effervescence artistique et post-révolutionnaire mexicaine où se rencontrent le muraliste Diego Rivera – dont la fresque L’Arsenal, qu’il réalise en 1928 pour le ministère de l’Éducation publique, est ici reconstituée – devient amie de Frida Kahlo sa femme. Participent aussi à ce cercle intellectuel et artistique Anita Brenner qui écrit sur l’art moderne mexicain, ses sources traditionnelles et précolombiennes, et qui demande à Tina Modotti de participer à sa revue Idols Behind Altars, ainsi que le plasticien français Jean Charlot, assistant de Rivera, personnalités dont on trouve traces dans l’œuvre photographique de Modotti. Le décalage entre les conceptions esthétiques et l’engagement politique et social de Tina Modotti et ceux de Weston conduisent à leur séparation. Weston repart en Californie tandis que Modotti reste au Mexique où elle poursuit son parcours photographique et son engagement politique. Elle côtoie les muralistes, dont Diego Rivera et José Clemente Orozco dont elle devient photographe officielle des fresques, tous deux membres du Parti communiste mexicain auquel elle-même adhérera en 1927.

Homme portant une poutre (4)

Elle rencontre Vladimir Maïakovski, poète et chef de file des futuristes russes, fréquente les amis d’Edward Weston et le studio de la grande photographe Dorothea Lange, s’investit dans le politique, tout en poursuivant son œuvre personnelle, les reportages de photo journalisme et les photographies alimentaires sous l’angle notamment des portraits en studio réalisés à la demande de la bourgeoisie mexicaine. En 1928, Tina Modotti vit avec un jeune révolutionnaire cubain en exil, Julio Antonio Mella qui est abattu en pleine rue à ses côtés un soir, en rentrant du cinéma, crime politique maquillé en crime passionnel dont le gouvernement se sert contre les communistes, de plus en plus réprimés. On pille sa vie privée et cela conduira en 1930 à son expulsion du Mexique après accusation arbitraire de sa responsabilité dans un attentat commis contre le président, Pascual Ortiz Rubio. Elle est traquée jusqu’en Europe où elle s’installe à Berlin, entre en contact avec le mouvement du Bauhaus et organise une exposition, mais ne s’habituant pas à ce nouveau cadre de vie, s’enfuit à Moscou retrouver Vittorio Vidali, agent secret, espion et homme politique communiste italien, rencontré au Mexique. Elle comprend vite que l’utopie soviétique des années 20 n’est plus et qu’elle ne correspond pas aux exigences du réalisme socialiste stalinien des années 30 et s’engage au Secours Rouge International.

Sans titre (Marche politique avec banderole) (5)

Tina Modotti abandonne alors complètement la photographie pour se consacrer essentiellement à son engagement et à la lutte contre le fascisme. Sous des pseudonymes elle est envoyée dans différents pays d’Europe, dont en Espagne en 1936 où elle reste pendant les trois années de guerre, pays qu’elle quitte pour la France en 1939 avec Vidali, Barcelone étant occupée par les franquistes. De là, elle embarque ensuite pour le rejoindre aux États-Unis, pays qui refuse de l’accueillir et qui la dirige vers le Mexique. Elle y reste en clandestinité et vit sous l’identité de Carmen Ruiz, en évitant ses anciens amis. Elle rencontre le photographe Manuel Álvarez Bravo à qui elle confie qu’elle a abandonné la photographie, puis voit l’ordre d’expulsion qui la frappe, annulé en 1940, ce qui lui permet de reprendre petit à petit contact avec ses anciens amis. Mais Vidali est arrêté, soupçonné d’avoir trempé dans le meurtre de Trotski, survenu en août 1940 à Mexico. A partir de là elle se terre chez elle jusqu’à sa mort d’une crise cardiaque, en 1942. Sur sa tombe, au Panthéon de Dolores, à Mexico, on trouve les mots du poète chilien Pablo Neruda : « Tina Modotti, ma sœur, tu ne dors pas, non ! »

Paysanne zapotèque portant une cruche (6)

Dans son destin singulier et chaotique, marqué par l’histoire du monde au cœur de la tourmente, c’est au Mexique que Tina Modotti s’enracine. C’est là, par son œuvre, qu’elle laisse trace et apporte une contribution majeure à la photographie des années 1920, exerçant une grande influence sur les photographes d’après, de Manuel Álvarez Bravo à Graciela Iturbide. Six années de recherches ont permis de reconstituer sa vie, sa carrière et son œuvre, disséminée entre l’Europe et l’Amérique. Cette première rétrospective d’envergure, en France, proposée par le Jeu de Paume, témoigne en ses six sections des étapes de sa biographie.

Premières années, d’Udine à Los Angeles où l’on voit des photographies familiales et où on la découvre en tant que modèle et actrice – La section 2, Mexique, de l’autre côté de l’objectif, met sur le devant de la scène le dialogue esthétique et formel entre les œuvres de la même période d’Edward Weston dans son formalisme et celles de Tina Modotti dans sa recherche de photographie incarnée, comme avec la série « Rosas » ou « Chapiteau de cirque. » Elle s’attarde sur les « Câbles télégraphiques » montrant son approche de l’esthétique constructiviste et la modernisation des communications mexicaines. – Dans la section 3, La renaissance mexicaine, Tina Modotti amorce la photographie sociale et témoigne de la culture populaire architecturale et artistique du Mexique. Elle a acquis un appareil Graflex beaucoup plus léger que son ancien Corona, lui permettant de capter des scènes sur le vif, dans la rue. Elle passe un mois dans l’isthme de Tehuantepec, face au Golfe du Mexique, où elle photographie les femmes indigènes au travail, des scènes de marché, les fêtes populaires. On y voit les dessins préparatoires à la fresque « L’Arrière-garde » que réalisera José Clemente Orozco. – Dans la 4ème section, Photographie et engagement politique : le Mexique, c’est son peuple, elle montre « La marche des travailleurs » de 1926, prise d’une fenêtre en surplomb, manifestation d’ouvriers, un 1er mai. Elle montre aussi une foule faisant la queue, « Personnes attendant devant le mont-de-piété national pour aller mettre leurs biens en gage », une « Réunion d’agriculteurs avec le Présidium », une « Marche politique avec banderole » sur laquelle est inscrit le nom d’Emiliano Zapata, l’un des principaux acteurs de la révolution mexicaine de 1910, leader du mouvement pour la restitution des propriétés collectives des villages, resté dans le cœur des paysans – La 5ème section De la description au symbole : allégories politiques, met en avant, vers 1929, la « Femme au drapeau », variation sur « La Liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix, l’une des photos de Tina Modotti les plus célèbres, où la femme se drape littéralement dans le drapeau de la révolution. On y trouve aussi les marionnettes de Louis Bunin, qui a également travaillé comme peintre muraliste et fait des expérimentations avec des marionnettes, créant des personnages et des compositions à forte charge politique.  On y voit aussi « La machine à écrire de Julio Antonio Mella », l’ami cubain assassiné, une allégorie de la force politique du mot et de l’écrit. – La section 6, Après la photographie : l’action politique, 1930/1942, nous mène, à la suite de l’expulsion du Mexique de Tina Modotti, dans son engagement au Secours Rouge International.

Portrait de Diego Rivera  (7)

La rétrospective Tina Modotti, l’œil de la révolution rassemble près de deux cent quarante photographies, majoritairement de petits formats, sans problème pour les approcher car le Jeu de Paume gère avec intelligence le flux des visiteurs. Ce sont des tirages gélatino-argentiques, ceux d’une femme intranquille mais libre, engagée et clandestine, qui a dénoncé la situation des classes les plus défavorisées au Mexique et participé à la construction d’un nouvel imaginaire autour des femmes mexicaines. Marquée par l’utopie communiste, la photographe a changé la perception du médium, au Mexique. Dans son texte Sobre la fotografía, publié en 1929 dans « Mexican Folkways », elle donne sa définition de la photographie : « La photographie, précisément en vertu du fait qu’elle ne peut être produite que dans le présent et parce qu’elle repose sur ce qui existe objectivement devant l’appareil, représente le médium le plus satisfaisant pour enregistrer avec objectivité la vie dans tous ses aspects ; et c’est aussi de cela que dérive sa valeur documentaire. Si à ceci s’ajoute de la sensibilité, de l’intelligence et surtout, une idée claire quant au rôle de la photographie dans le domaine de l’évolution historique, je crois que le résultat est quelque chose qui mérite sa place dans la production sociale, une production à laquelle nous devrions tous apporter notre contribution. »

Brigitte Rémer, le 8 mai 2024

© Abel Plenn – Tina Modotti (8)

Visuels / Photographies de Tina Modotti  : (1)  Femme au drapeau, 1927 – The Museum of Modern Art, New York, Image digitale © 2024 Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence – (2) Hommes lisant El Machete, vers 1929 Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico –  (3) Câbles télégraphiques, vers 1924-1925, Museo Nacional de Arte / INBAL, Mexico – (4) Homme portant une poutre, 1928 Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico – (5) Sans titre (Marche politique avec banderole) vers 1928-1929, Avec l’aimable autorisation de la galerie Throckmorton Fine Art, New York – (6) Paysanne zapotèque portant une cruche sur son épaule, 1926. Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico – (7) Portrait de Diego Rivera réalisant une peinture murale, vers 1924-1925.  Collection Ricardo B. Salinas Pliego –  (8) © Abel Plenn, Tina Modotti vers 1927.  The Museum of Modern Art, New York, Image digitale © 2024 Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence.

Du 13 février au 12 mai 2024, musée du Jeu de Paume, 1 place de la Concorde. 75008. Paris – métro : Concorde – site : www.jeudepaume.org tél. :  01 47 03 12 50 – Le catalogue a été réalisé sous la direction de Isabel Tejeda Martín : édition française, coédition Jeu de Paume / Flammarion / Fundación Mapfre (352 pages, 45 euros) ; il existe aussi une édition espagnole et une édition anglaise du catalogue – Derniers jours de l’exposition.