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Le reste vous le connaissez par le cinéma

© Mammar Benranou

Texte Martin Crimp, d’après Les Phéniciennes d’Euripide, traduit de l’anglais par Philippe Djian – Mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau – T2G / Théâtre de Gennevilliers.

Martin Crimp écrit la pièce en 2013, s’inspirant des Phéniciennes d’Euripide, auteur qui lui-même avait puisé dans les Sept contre Thèbes, d’Eschyle : les deux fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice se déchirent pour le pouvoir, à Thèbes. Étéocle, qui devait le céder, n’entend pas le partager, contrairement à l’accord scellé avec son frère. Jocaste, leur mère, essaie d’arbitrer le débat, qui devient vite combat, menaces de mort et meurtres. Claire Nancy, spécialiste d’Euripide, qui avait traduit la pièce montée par Michel Deutsch et Philippe Lacoue-Labarthe il y a une trentaine d’années, a participé à l’élaboration du spectacle.

Polynice parti (Jonathan Genet), Étéocle (Quentin Bouissou) convoque Créon (Philippe Smith) qui vient avec son fils, Ménécée. Il place Antigone (Solène Arbel), sous la responsabilité de son oncle : « Si je devais mourir Je veux que tu te portes garant d’Antigone et que tu t’assures que quoi qu’il arrive son mariage avec ton fils aîné se déroulera comme prévu… » De plus, si Polynice devait mourir Étéocle interdit sa mise en terre : « Laisse-le pourrir. Et si quiconque tente de l’enterrer, même un membre de la famille, mets-le à mort. » Puis il fait convoquer Tiresias (Axel Bogousslavsky) qui, accompagné de sa fille, redit l’Histoire – le parricide d’Œdipe puis l’inceste maternel – et la manière de sauver la ville, en sacrifiant Ménécée. La pièce se termine dans le sang, l’officier au doux parler, sorte de messager, (Stéphanie Beghain) fait le récit du massacre des deux frères, puis du suicide de leur mère. Revient alors le nom d’Œdipe son fils et époux (Yann Boudaud), père d’Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène – cette dernière ne paraissant pas dans la pièce – comme coupable idéal de la tragédie. L’homme s’est lui-même châtié, se crevant les yeux, et vit en reclus dans un coin du palais, ici une sorte de mobil-home placé en hauteur où l’on accède par un escalier rudimentaire et où Jocaste lui apporte de la nourriture. Créon, à la fin de la pièce l’en chasse. Il quitte le palais accompagné d’Antigone dans sa tentative infructueuse de mettre en terre Polynice : « Vous avez une heure tous les deux pour faire vos valises… »

Dans sa démarche d’écriture, Martin Crimp fait le grand écart entre la tragédie grecque et le monde d’aujourd’hui et place, dans le rôle principal, le Chœur des Phéniciennes, ces servantes d’Apollon ici parfaitement contemporaines, qu’il nomme Les Filles. Aux côtés d’une Jocaste digne, forte et calculatrice, vêtue d’une robe longue et noire (remarquable Dominique Reymond), les actrices s’inscrivent dans le quotidien en jeans teeshirt ou minijupe sweat, s’apostrophant et apostrophant le public, échangeant entre elles conversations et petits secrets, à différents moments de la pièce : « Si Caroline a trois pommes et Louise a trois pommes combien d’oranges a Sabine… ? » « Qu’est-ce qu’un Sphinx ? Pourquoi est-ce qu’il tue ?… »  « Qu’y-a-t-il dans mon poing ? Est-ce une pierre, est-ce une pièce ?… » « Où est le monde ? … » Ce grand écart est passionnant. En choisissant des jeunes filles de Gennevilliers et des villes alentour, qui prennent sur le plateau leur envol avec justesse et décontraction, Daniel Jeanneteau éclaire la pièce autrement, et la tire vers nous. Aux côtés d’acteurs expérimentés, ces jeunes actrices servent la tragédie avec une extraordinaire énergie et, dépassant la cité antique, dessinent le contour politique de la cité d’aujourd’hui. Au début du spectacle on se croirait dans la cour d’un lycée, d’autant que le mobilier évoque une salle de classe, désuète, avec son vieux plancher, ses chaises et tables de fer et de bois qui, plus tard, dans les mains des deux frères et dans celles d’Antigone à la colère intacte, voltigeront et transformeront le palais en champ de bataille, sorte de no man’s land. Elles posent ainsi un regard neuf sur le vieux monde, plein de haine et de fureur, et la langue poétique cohabite avec le langage d’aujourd’hui, dans sa crudité.

Le long titre de la pièce, Le reste vous le connaissez par le cinéma est une réplique du spectacle. Grande voix du théâtre anglais et de livrets d’opéra depuis les années 1980, Martin Crimp est imprégné de Pasolini auquel il fait référence : « Oh et pourquoi quand la caméra avance à travers les cimes vertes des arbres de Thèbes à la fin du film Œdipe-Roi datant de 1967 de Pier Paolo Pasolini avez-vous envie de pleurer ? Est-ce la musique ? Ou est-ce que vous êtes en colère ? Êtes-vous jaloux de la robe de Silvana Mangano ? Ou bien de la bouche ou des cheveux de Silvana Mangano… ? »  Quelques images nous sont présentées sur un drap tendu, tenu par deux Filles du Chœur. Les textes de Crimp ont été montés dans la banlieue londoniennes par l’Orange Tree Theatre, à partir des années 80. Après un séjour à New-York il collabore, dans les années 90, au Royal Court de Londres où il monte certaines de ses pièces. Il obtient en 1993 le John Whiting Award for Drama, écrit, en 2012, un livret d’opéra, Written on skin, dont la composition musicale est signée de George Benjamin. Crimp est connu dans le monde. Plusieurs de ses textes ont été présentés en France, dont Play House, Le Traitement, Claire en affaires, Probablement les Bahamas, La Ville.

Après avoir été essentiellement scénographe, Daniel Jeanneteau met en scène depuis une vingtaine d’années Racine, Strindberg, Maeterlinck, Tennessee Williams, Sarah Kane et bien d’autres, s’intéressant aussi bien aux modernes qu’aux classiques. Il dirige, depuis trois ans le théâtre T2G de Gennevilliers et travaille à l’insertion du théâtre dans le tissu local. Avec Le reste vous le connaissez par le cinéma, le metteur en scène s’empare de la violence du texte qu’il injecte dans le monde d’aujourd’hui, superpose le passé et le présent et, par son propos artistique, développe un art de la résistance.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2020

Avec : Solène Arbel, Stéphanie Béghain, Axel Bogousslavsky, Yann Boudaud, Quentin Bouissou, Jonathan Genet, Elsa Guedj, Dominique Reymond, Philippe Smith et Clément Decout, Victor Katzarov – Le Choeur : Delphine Antenor, Marie-Fleur Behlow, Diane Boucaï, Juliette Carnat, Imane El Herdmi, Chaïma El Mounadi, Clothilde Laporte, Zohra Omri (en alternance). Assistanat et dramaturgie Hugo Soubise – collaboration artistique / choeur Elsa Guedj – conseil dramaturgique Claire Nancy – assistanat scénographie Louise Digard – lumières Anne Vaglio – musique Olivier Pasquet – ingénierie sonore et informatique musicale Ircam Sylvain Cadars, Anaëlle Marsollier (en alternance) – costumes Olga Karpinsky – décors ateliers du TNS. Le texte est publié chez L’Arche Éditeur.

Du 9 janvier au 1er février 2020, lundi, jeudi et vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h – au T2G / Théâtre de Gennevilliers, Centre dramatique national, 41 avenue des Grésillons. 92230. Gennevilliers – Métro : ligne 13, station Gabriel Péri – tél. : 01 41 32 26 26 – site : www.theatre2gennevilliers.com – La pièce a été créée au Festival d’Avignon en juillet 2019 –  En tournée : 7 au 15 février, Théâtre National de Strasbourg – 10 au 14 mars, Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts de France – 20 et 21 mars Théâtre de Lorient, Centre dramatique national.