Exposition, à partir des collections du Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou, et de Marin Karmitz, producteur de cinéma et fondateur de la société MK2 – commissaire Julie Jones, avec Marin Karmitz – au Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou – Derniers jours.
Plus de cinq cents photographies signées par cent vingt artistes d’hier et d’aujourd’hui sont présentées au Centre Pompidou. Elles proposent un regard inédit sur les représentations de la figure humaine aux XXème et XXIème siècles à partir d’un dialogue entre l’histoire et le contemporain, sous l’objectif de photographes célèbres ou plus anonymes. La collection de Marin Karmitz, plus de mille cinq cents clichés dont une partie avait été présentée à la Maison Rouge il y a quelques années, et les quarante-mille tirages et soixante mille négatifs du Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou, l’une privée, l’autre publique, font œuvres de complémentarité. « Chacun cultive son jardin de son côté, mais pourquoi ne pas réfléchir ensemble à une synthèse ? » pose Marin Karmitz.
Le visiteur plonge d’emblée dans la diversité des regards et les manières de voir et d’attester d’un sujet, en confrontant la relation de chacun à l’image, le rapport entre le photographe et le sujet à partir de son inscription dans une société donnée, l’art de la composition. Ce tracé photographique permet de véritables découvertes, dans une scénographie à la fois simple et savante. Il est structuré en sept stations : Les premiers visages – Automatismes ? – Fulgurances – Fragments – En soi – Intérieurs – Spectres.
Au début du XXe le visage pris en plan rapproché devient un motif récurrent dans l’œuvre photographique des avant-gardes. Par ses jeux d’ombre et de lumière l’impression de présence du sujet s’intensifie. Le début de l’exposition, Les premiers visages, montrent, dans la pénombre, les saisissants portraits et autoportraits de Stanisław Ignacy Witkiewicz à Zakopane, écrivain, dramaturge et peintre polonais, provocateur dans sa recherche de la forme pure et sa passion pour le travestissement et le simulacre – un fonds offert par Marin Karmitz au Musée – Ces photographies datent de 1931 et dialoguent avec celles du sculpteur roumain Constantin Brancusi montrant une Étude pour la baronne R.F. en terre glaise. On y trouve des épreuves issues de la tradition documentaire comme celles de Lewis Hines qui s’est dédié à la protection de l’enfance au début du XXème siècle, témoigne du travail des enfants notamment dans les filatures et dénonce les abus, et celles de Paul Strand avec Blind Woman ou avec Tailor’s Apprentice, qui tirait ses photos sur un papier au platine importé d’Angleterre. On y voit des traces de ce qui s’est appelé « la plus grande exposition de photographies de tous les temps », The Family of Man, conçue par Edward Steichen pour le MoMa de New-York en 1955 sur l’universalité de l’expérience humaine, ainsi que l’extraordinaire capacité de la photographie à rendre compte de cette expérience. Dans l’espace du livre se trouvent des portraits montrés sur écran, comme celui de Francesca Masclet modelée et photographiée par son époux, Daniel Masclet ; le portrait de Nusch Eluard capté vers 1935 par Dora Maar ; on y croise l’œuvre de Gotthard Schulh, à l’avant-garde du photojournalisme suisse, et beaucoup d’autres oeuvres.
Dans la section Automatismes ? l’évolution technologique prête à la fantaisie notamment avec l’arrivée des cabines photos dès 1920 aux États-Unis, avant de les voir en France à partir de 1928 avant même la création de l’entreprise Photomaton. Cette boîte à images a notamment séduit les surréalistes. Elle ouvre sur des pratiques performatives et interroge l’identité comme cet Autoportrait avec perruque de Ulay datant de 1972. On trouve dans cette partie de l’exposition vingt-sept portraits d’enfants signés Boltanski, des grands formats de Mathieu Pernot, des autoportraits détournés du photographe néerlandais Hans Eijkelboom. Jo Spence, figure clé de la scène artistique londonienne dans les années 1970 et 1980, fait fi des stéréotypes imposés par la société avec ses autoportraits photographiques des années 1980 et combine la critique féministe avec la critique de l’usage de la photographie dans le domaine artistique.
Avec Fulgurances on aborde le chapitre des images volées comme celles qu’on attrape dans la rue sans le consentement du sujet, celles que Brassaï capture depuis sa fenêtre, celles que Walker Evans prend dans le métro de New-York pendant deux ans en cachant son appareil photo. On y découvre Dave Heath, et son très poétique Dialogue avec la solitude réalisé en 1965 et qui rapporte les désespoirs silencieux ; les images de William Eugene Smith photojournaliste engagé, correspondant de guerre dans le Pacifique qui après avoir été blessé prend des images de rue depuis sa fenêtre, à New York ; Lukas Hoffmann et son art du détail met en exergue la matérialité de l’objet dans les photographies de rue qu’il capte, ne recadre pas et assure lui-même les tirages. Cette section montre l’oeuvre de photographes visionnaires plutôt que voyeurs et rapporte des intimités et des atmosphères.
Le chapitre suivant, Fragments met en lumière la femme, motif récurrent malgré le peu de place qui lui est réservé dans la création, femme qui n’existe que par fragmentation. On y trouve les photographies d’Edward Weston connu pour ses nus, qui célèbre la forme et qui s’intéresse non pas au choix des sujets mais à la façon de les regarder ; celles de Man Ray qui avec L’Instant décisif célèbre la rencontre entre deux femmes ; Ilse Salberg qui montre en gros plan la texture de la peau ; J.D. ‘Okhai Ojeikere qui photographie, souvent de dos, les coiffures des femmes nigérianes dans la rue, au bureau, dans les fêtes. L’Inconnue de la Seine dont Louis Aragon s’est inspiré dans son roman Aurélien, est aussi un bel exemple du dialogue qui se construit entre les œuvres : cette inconnue, morte noyée à la fin du XIXe siècle, énigmatique, retrouvée dans le fleuve, son masque mortuaire, obsessionnel, réalisé et la photographie du masque, prise par Man Ray. On pénètre dans la maison d’Annette Messager où l’on rencontre les objets qu’elle affectionne et ses installations photographiques ; par les clichés de Tarrah Krajnak on réfléchit avec elle à l’identité féminine, particulièrement dans les pays d’Amérique Latine.
Dans la section intitulée En soi le photographe enregistre mais s’efface, montrant les solitudes et les jeux de clair-obscur. Ainsi les photographies de Bernard Plossu dans un flou qu’il affectionne et les ombres qu’il travaille dans Coimbra ; celles de Barbara Prost qui s’intéresse au côté scénographique de la prise de vue et à la notion de représentation ; celles de Michael Ackerman qui élabore une série sur New-York ainsi que dans d’autres lieux dont Cabbage town au Canada, Cracovie en Pologne et Bénarès en Inde.
Intérieurs montre les portraits florentins de l’aristocratie italienne réalisés par Patrick Faigenbaum, photographe d’origine polonaise vivant aux États-Unis ; les clichés de Raymond Depardon rapportées de l’asile psychiatrique de San Clemente, près de Venise ; Les Hétérotopies, ces espaces concrets qui hébergent l’imaginaire selon Michel Foucault ; Anders Petersen s’intéresse aux prostituées dans les cafés ; Antoine D’Agata à l’intime, avec Home town. Cette section expose les photographies issues de l’Agence Magnum, Protest look et les années 1973 au Chili, les Black Panters au Japon, montrées par Hiroji kubota ; les photographies documentaires publiées dans Life dans les années 50/60, sur les conditions de vie des Américains et leur lutte pour les droits civiques ; celles de Gilles Caron, reporter disparu au Cambodge en 1970 et son regard sur mai 1968.
Enfin la section Spectres qui clôture le parcours montre la façon dont les femmes s’évanouissent dans la mémoire des hommes. Ainsi Helga Paris qui, dans sa série Frauen im Bekleidungwerk, raconte avec une belle sensibilité le quotidien dans une usine de vêtements, usine d’état en Allemagne de l’Est, en 1984 ; Birgit Jurgënssen, importante figure de l’avant-garde féministe qui capte La Femme en ménagère contre la vitre ; on y trouve les œuvres de la photojournaliste Susan Meiselas qui a notamment regardé les Sandinistes face à la dictature du Nicaragua ; de Vivian Maier qui pendant très longtemps ne montrait ses photos à personne ; de Bérénice Abbott connue pour ses clichés de New York et ses épreuves traitant de thèmes scientifiques, photographe qui a contribué à faire connaître les œuvres d’Eugène Atget et de Lewis Hine ; Smith, qui photographie les personnes trans, queer, en transition dans leur identité fluide et l’entre-deux de ces identités ; On y trouve l’œuvre de proches des surréalistes dans les années 30, venant de Russie et des États-Unis ; Raul Haussmann, l’un des fondateurs du mouvement Dada à Berlin avec Femmes dans un hôpital psychiatrique ; Stéphanie Solinas, avec Déserteurs où elle collecte dans les allées du Père Lachaise les images effacées de certaines tombes, ou encore Impression de Chris Marker.
Autant dire la richesse de cette exposition, flamboyante en son contenu dans ce croisement des regards et le foisonnement des propositions, celles de Marin Karmitz, maître es-Images et de Julie Jones, docteure en histoire de l’art et conservatrice au Cabinet de la Photographie – musée national d’Art moderne, au centre Pompidou. Ensemble, dans ce Corps à corps – Histoire(s) de la photographie, ils ouvrent une multiplicité d’horizons à la réflexion esthétique et philosophique, politique et sociétale, partant de l’espace ouvert et lumineux des Portraits et menant aux pays des ombres, avec Spectres. Leur dialogue est fécond, il permet de dessiner des correspondances entre les sensibilités et univers artistiques, dans la technicité des clichés et la subjectivité des contenus.
Brigitte Rémer, le 15 mars 2024
Visuels : (1) – Stanisław Ignacy Witkiewicz (dit Witkacy), Sans titre [Autoportrait, Zakopane] 1912- 1914, épreuve gélatino-argentique 17,8 × 12,8 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris Donation de Marin Karmitz, 2022. Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/ Janeth Rodriguez-Garcia/Dist. RMN-GP. (2) – Dora Maar, Nusch Eluard, vers 1935, épreuve gélatino-argentique 24,5 × 18 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris Achat, 1987, © Adagp, Paris 2023 Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/ Jean-Claude Planchet/ Dist. RMN-GP. (3) – Ulay S’He (Self-portrait with wig) [(Autoportrait avec perruque)], 1972, épreuve à développement instantané (Polaroïd), 8,6 × 10,8 cm, Collection Marin Karmitz © Adagp, Paris 2023, Collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (4) – Walker Evans, Sans titre [Passagers dans le métro], New York 1938-1941, épreuve gélatino-argentique 20,2 × 25,3 cm, collection Marin Karmitz © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art, collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (5) – Gordon Parks, Ethel Sharrieff in Chicago [Ethel Sharrieff à Chicago], de la série « Black Muslims » [Musulmans noirs], 1963, épreuve gélatino-argentique, 35,5 × 28 cm, collection Marin Karmitz © The Gordon Parks Foundation, collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (6) – Val Telberg, Rebellion Call [Appel à la rébellion], 1953, épreuve gélatino-argentique, 30 × 24 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris, Don des amis du Centre Pompidou, Groupe d’Acquisition pour la Photographie, 2022 © Estate Val Telberg/Courtesy les Douches la Galerie, Paris, reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam Cci/Hélène Mauri/Dist. RMN-GP.
Corps à corps – Histoire(s) de la photographie. Commissaire d’exposition Julie Jones, conservatrice, Centre Pompidou- Musée national d’Art Moderne, avec Marin Karmitz, assistés de Paul Bernard-Jabel et de Laëtitia Jardin – chargée de production Élise Blin – Architecte-scénographe Camille Exco. Catalogue de l’exposition, sous la direction de Julie Jones Format : 24 × 30 cm, 312 pages, prix : 49 € – Album de l’exposition, sous la direction de Paul Bernard-Jabel et Marion Diez, bilingue français – anglais, format : 27 × 27 cm, 60 pages, prix : 10,50 €.
Du 6 septembre 2023 au 25 mars 2024, tous les jours de 11h à 21h, sauf le mardi – Galerie 2, niveau 6. Le Centre Georges Pompidou. 75191 Paris cedex 04 – Métro : Hôtel de Ville, Rambuteau RER Châtelet-Les-Halles – Tél. : + 33 (0)1 44 78 12 33 – Derniers jours.
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