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Nora, Nora, Nora !

De l’influence des épouses sur les chefs-d’œuvre, d’après Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen – texte et mise en scène Elsa Granat – dramaturgie Laure Grisinger – Théâtre de la Tempête.

© Christophe Raynaud-de-Lage

On entre dans l’histoire d’un secret de famille prenant pour point de départ Maison de Poupée, de l’auteur norvégien Henrik Ibsen, pièce écrite en 1879 à partir d’un fait réel. On y entre par la dérision et la subversion. Perché sur un piédestal et statufié, l’auteur, Ibsen, est recouvert d’une épaisse couche de peinture blanche, par l’assemblée des femmes, sortes d’Érinyes vêtues de combinaisons de protection nucléaire tout aussi blanches, rouleau et peinture à l’œuvre. Tout y passe vêtements, barbe, cheveux et lunettes. Et voilà Ibsen littéralement pétrifié, dans tous les sens du terme. Les ouvrières sortent après avoir annoncé la couleur. Les femmes se rebellent.

On pénètre ensuite au cœur de ce qui pourrait ressembler à un Ehpad où chaque personnage se présente de manière satirique : celle qui veille sur les autres, dans la préface ; Camille, dans le dossier pédagogique ; Suzanna, sage-femme désignant les enfants, pourtant bien adultes, comme son chef-d’œuvre. Deux infirmières entourent deux vieilles femmes à la mémoire brouillée. Au sol, non loin d’elles, deux pigeons figés, comme repus des graines lancées. Il pleut, on les incite à rentrer…  « Je ne bougerai pas » dit Nora qui laisse déborder son caractère et qui se souvient d’une soirée à l’opéra avec ses parents. Ingmar – Bergman il va de soi – arrive avec un tapis blanc plié… Le tapis vert qui faisait office de gazon, est nettoyé.

© Christophe Raynaud-de-Lage

Nora fait face à ses enfants qui à la mort du père découvrent que leur mère, cette inconnue disparue depuis leur enfance, est toujours en vie. Ils viennent lui demander des comptes : « Maman, on peut savoir pourquoi tu nous as abandonnés… » Passe une vieille chanson de ce temps-là. Du fond de son fauteuil, Nora sort un porte-document qui contient les traces et preuves du passé et qui livre son secret de famille. Une vieille dame aimée de tous en est le témoin. Les enfants feuillettent leur petite enfance, avant que leur mère quitte la maison, essayant de recoller les morceaux de la réalité. Ils scrutent photos et papiers administratifs avec impatience et exaltation, cherchent les traces de leur propre existence. « Ici, ma grande sœur, là… » Ils peinent à se reconnaître.

Avec eux Nora remonte le fil du temps : elle épouse Torvald Helmer, directeur de banque et met au monde trois enfants. Pour soigner son mari, elle contracte à son insu mais pour son bien, un emprunt, auprès d’un certain Krogstad. Elle qui, dans son foyer, est devenue parfaitement invisible – car « Une femme n’a pas le droit de… » – puise dans ses forces et sa créativité et signe un faux en écriture qui permet au mari de partir en Italie faire la cure prescrite par le médecin. Pour contrer ce Krogstad menaçant de tout révéler, elle se bat, voulant à toute force éviter que Torvald ne sache. Pourtant, par une lettre du maître-chanteur envoyée, le voilà informé. Haro sur sa réputation ! À ses accusations pleines d’injustice, Nora s’effondre.

© Christophe Raynaud-de-Lage

Cependant et alors que les choses semblent s’arranger, la jeune femme décide de larguer les amarres et part, en quête de sa vie, à la recherche d’elle-même. « Je ne t’aime plus. Je te rends mon alliance, les clés. » Pour les enfants c’est un abandon. Qu’ils soient aujourd’hui là pour elle, est un acte fort. Elle leur doit la justification de son absence. Tout se passe dans une joyeuse anomie, où on s’arrache un meuble, où l’horloge sonne et appelle le temps, où l’heure de vérité est proche. On m’a fait internée, on m’a enlevé les enfants. Une permission de week-end la ramène dans sa maison. Une question taraude les enfants : « Est-ce que tu nous as aimés ? » Dans cette remontée du temps apparaît le jeune Thorval, Nora et trois petits. « J’ai rêvé… » Sur un air d’opéra, elle commente le chant et deux Nora se font face à quelques trente années d’écart.

© Christophe Raynaud-de-Lage

L’héroïne de la pièce dialogue avec Henrik (Ibsen) qui lui souffle : « Il faudrait que tu me relises. » Interférences des voix intérieures, du jeu dans le jeu, on ne sait plus qui est qui. Thorval prend la place d’Ibsen sur le socle de pierre, une leçon de féminisme lui est infligée. Les étourneaux passent. Un chant enfle. Revient l’auteur dans une leçon de poésie et de philosophie. Montent la danse – une tarentelle, le rythme, Nora et son double, Madame Linde, sont au centre. Son effigie à son tour statufiée, comme héroïne ou comme Christe recrucifiée.

Passent les grands mythes à la moulinette au gré de l’énergie des quatorze jeunes acteurs, tout droit sortis de l’École Supérieure d’Art Dramatique qui déploient leur chant choral et enthousiasme dans la disparité des rôles. Ils sont accompagnés des deux actrices amatrices, Gisèle Antheaume et Victoria Chabran incarnant Nora Helmer et Madame Linde, dans le charme désuet des aînés. L’équipe est guidée par Elsa Granat qui signe écriture et mise en scène, secondée par Laure Grisinger à la dramaturgie et qui a inventé cette suite de Maison de poupée, devenue maison de retraite, droits à succession et droit à vivre dans la dignité. Le spectacle interroge avec ironie et distanciation, la place des femmes dans la société.

Elsa Granat avait monté en 2020 V.I.T.R.I.O.L sur le thème de la folie, spectacle dont les représentations avaient été suspendues en raison du covid. Elle a présenté au TGP de Saint-Denis King Lear Syndrome ou les mal élevés où à partir de Shakespeare elle questionne l’héritage, la maladie et la fin de vie. Elle met aujourd’hui en scène Nora, Nora, Nora ! Trois Nora pour trois enfants qu’elle n’a pas élevés et qui cherchent à comprendre pourquoi et comment une mère peut déserter ses enfants. Le patriarcat du temps jadis n’est pas si loin, qui draine ce violent désir de vie, désir de mort.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2024

© Christophe Raynaud-de-Lage

Avec, en alternance : Maëlys Certenais, Antoine Chicaud, Hélène Clech, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Niels Herzhaft, Chloé Hollandre, Juliette Launay, Anna Longvixay, Clémence Pillaud, Luc Roca, Lucile Roche, Clément-Amadou Sall, Juliette Smadja et deux actrices amatrices : Gisèle Antheaume, Victoria Chabran – Assistanat à la mise en scène Zelda Bourquin – scénographie Suzanne Barbaud – lumières Véra Martins – son Mathieu Barché – régie générale et plateau Quentin Maudet – régie plateau et habillage Sabrina Durbano – approche chorégraphique de la tarentelle : Tulia Conte, Mattia Doto.

Jusqu’au 31 mars 2024, du mardi au samedi 20h30 dimanche 16h30 – Théâtre de La Tempête – Cartoucherie de Vincennes, route du champ de manœuvre 75012. Site : www.la-tempete.fr