Film documentaire de Franck Landron, production Les Films en Hiver présenté au Lavoir Numérique de Gentilly.
Le film documentaire tourné en 2019 et présenté par Franck Landron témoigne du travail de Chan Hong Men Pierrot, dit Pierrot Men, photographe, de son histoire, de son regard. Le réalisateur s’est rendu à plusieurs reprises à Madagascar où il vit et travaille. Franco-malgache par sa mère, chinois par son père – arrivé de Chine jusqu’à Madagascar à la nage – Pierrot Men s’est réellement lancé dans la photographie à partir de 1974, à l’âge de vingt ans, en ouvrant son premier laboratoire dans sa ville, Fianarantsoa. La photographie n’était au départ pour lui qu’un outil accompagnant sa passion première, la peinture, qu’il pratiquait depuis l’âge de douze-treize ans. Il copiait ses clichés en peinture, faisait des cartes postales et des illustrations pour les touristes. Il est aujourd’hui reconnu internationalement et reste la figure incontournable de sa ville où il dirige un grand laboratoire photographique, le Labo Men.
Passionné du noir et blanc et virtuose en la matière, il capte avec beaucoup d’humanité des instants de vie, des scènes de rue, des expressions d’enfants, des portraits, des paysages, tire et partage ses images sans les recadrer. Ses photos sont d’une grande beauté, le sujet au centre, on y lit l’immensité de l’espace, la solitude. Lauréat du concours Mother Jones à San Francisco en 1994, Pierrot Men est vite repéré et reçoit pour récompense un Leica qui dès lors ne le quitte plus. Il participe la même année à la première édition des Rencontres de Bamako initiées par les photographes Bernard Descamps et Françoise Huguier pour promouvoir la photographie africaine dans le champ international. Il y est sitôt remarqué pour son sens de la composition et ses jeux de lumières.
Les thèmes photographiques qu’il aborde, tels qu’évoqués dans le film documentaire, sont multiformes. On y voit les métiers traditionnels, comme celui du forgeron aux mains abîmées ou la fabrication des briques de terre rouge et les conditions de travail qui vont avec : une brique pèse deux kilos, chaque jeune ouvrier en porte seize donc supporte trente-deux kilos, à chaque passage. Des enfants travaillent pour monter ces pyramides de briques, dépassant leurs limites. La photo noir et blanc en reconstitue le mouvement entre les fumées, le four, les rythmes de travail, la vie rude. Parmi les photographies montrées dans le film, des paysages à couper le souffle ; l’évocation des croyances et l’église avec prières et processions, les communions, les rituels dont la fête de la circoncision, les vêtements de couleur blanche, les chapeaux que chacun porte ; un vieux couple appelle l’émotion. Il y a le dedans-dehors, vu par la fenêtre, entre sieste et cerf-volant ; les couleurs du matin et les lumières chaudes du soir ; les bistrots-guinguettes ; la sécheresse dans le sud ; la pêche ; un puits dans le village ; une petite fille sidérée ; le marché aux zébus, animal emblématique de l’Île ; la foule et les manifestations, portant les symboles du pays. Il y a la forêt, les arbres, la déforestation : on brûle les bois, il y a de grands sacs de feuilles et de branches, on voit aussi le charbon de bois vendu à des prix très bas, un euro, pour se chauffer et cuisiner pendant un mois. Il y a les textes autour de ses photos, comme dans le livre Des hommes et des arbres publié en 2015 qui appelle au respect du patrimoine humain et naturel de son pays, et de manière plus globale qui appelle l’homme, acteur de son environnement, à la prise de conscience.
Pierrot Men saisit la réalité à bout de bras, avec intensité. Il va vers les gens et parle de ce moment suspendu qu’il capte en appuyant sur le déclencheur, notamment pour les photos de rue : « J’anticipe, je la sens, je fais la photo, je réfléchis après. » Un de ses amis évoque sa profondeur de champ et sa rapidité dans la prise de vue : « Je suis à côté de lui mais je ne le vois pas faire. Il voit la photo avant de la faire et il sait comment il va la tirer, dans le prolongement de son bras, de son œil. » Pierrot Men n’annonce pas de thème au préalable, il le construit après-coup, et le complète selon ce qui lui semble manquer. Il y a une densité dans ses photos qui parlent des traces et de la mémoire.
Le film montre aussi la manière dont Pierrot Men fait le récit tragique, en photographies, de lieux et d’événements : un quartier de SDF la nuit, juste éclairé par les phares des voitures qui passent, avec ce que l’obscurité peut receler de danger ; un jeune garçon de 8 ans tué, comme son frère de 6 ans ; une femme assassinée derrière la moustiquaire. La brume opacifie et éloigne certains meurtres. Il parle de la mémoire collective à travers l’année 1947, marquée de noir, suite à une insurrection – qui préfigure l’indépendance de Madagascar, obtenue en 1960 – révolte violemment réprimée par l’armée française, et guérilla qui durera plus d’un an dans la forêt. Le film fait le parallèle avec le massacre de Tiroye en décembre 1944, face aux tirailleurs sénégalais qui demandaient leur dû. Le photographe, accompagné de Jean-Luc Raharimanana, a interrogé ceux qui s’étaient rebellés et pouvaient encore témoigner. Il a fixé leurs visages sur la pellicule, et si le nombre de morts prête à caution avec des variations allant de 11 000 à 100 000, pour lui « il n’était pas supportable que ces personnes meurent avec ces non-dits et le poids de l’oubli. 1947 fait partie de notre culture » dit-il. Et il ajoute : « Un pays qui ne réfléchit pas son histoire va dans le mur, il se renie lui-même, il lui est impossible de réellement tourner la page. » Il évoque la relation sacrée à la mort et aux ancêtres à travers le culte du retournement des morts, une façon d’honorer la mémoire des absents autour de grandes fêtes qui se célèbrent surtout sur les hauts-plateaux.
Au-delà de la mémoire collective, Pierrot Men évoque aussi ses tragédies personnelles, avec réserve et dignité. Son ombre se reflète sur la tombe de son fils avec qui il est en symbiose dans l’autoportrait composé pour lui. Quand il parle de l’évolution de ses travaux et qu’il y mêle aujourd’hui la couleur, il dit : « Je vois tout en couleurs. Avant, je voyais tout en noir et blanc » et il ajoute : « Une belle photo couleurs, elle s’impose. » Son studio photo est connu de tous les habitants de Fianarantsoa et les enfants du quartier peuvent y admirer leur ville. Il y capte les événements de la vie, les mariages et les morts, donne le négatif au client et quand il prend les enfants en photo notamment dans la rue, leur offre leur portrait et c’est l’enchantement. Il donne aussi quelques références sur des travaux qui le touchent : ceux de Jean-Marc Tingaud sur la chronologie et la mémoire, et sur les intérieurs ayant valeur de portraits intimes ; ceux de Seydou Keïta et ses portraits réalisés dans son studio de Bamako, installé au départ dans la cour de sa maison.
Dans son film, Pierrot Men, le poète, Franck Landron montre l’humanisme de l’homme et la profondeur de l’œuvre. De ses photographies se dégage une grande puissance. Le réalisateur met en relief son travail pour classifier, numéroter, répertorier, notamment les planches contact et les négatifs. Pierrot Men a participé en 2018/2019 à l’hommage rendu à son pays par le musée du Quai Branly : Madagascar. Arts de la Grande île, en partenariat avec l’association Zazakely Sambatra qui défend le droit à l’éducation des enfants. Il avait choisi une vingtaine de photos exposées dans la Galerie-Jardin « pour raconter le quotidien des Malgaches et les petites choses de la vie qu’on oublie. » Au fil du temps et de ses travaux il a reçu de nombreuses récompenses et été finaliste, en 2022, de l’Open Call Eyeshot.
Le voyage proposé à travers le film est intense et nous emmène de l’image fixe du photographe à l’image animée de la caméra, dans un univers de contrastes et de clair-obscur. Derrière le contexte documentaire et mémorial rapporté par son objectif, Pierrot Men pose le geste de l’artiste et de sa création avec détermination, et avec poésie.
Brigitte Rémer, le 11 mars 2023
Film vu au Lavoir Numérique de Gentilly, le 29 janvier 2023 – 4 Rue de Freiberg. 94250 Gentilly, présenté par le réalisateur, Franck Landron.
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