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Who is afraid of representation ?

Texte et direction Rabih Mroué – avec Lina Majdalanie et Rabih Mroué – En langue française et arabe surtitrée en français – au Théâtre de la Ville-Paris/La Coupole – en coréalisation avec le Festival d’Automne.

Côté cour, une table carrée, éclairée, sur laquelle est posée un gros livre. Rabih Mroué y prend place après avoir descendu du ciel un élégant écran, aidé de sa complice et actrice-performeuse, Lina Majdalanie.

Un jeu s’installe entre eux selon un protocole précis qui traverse tout le spectacle : l’actrice choisit une page du livre, au hasard. Le numéro de la page indique le temps qui lui est donné pour raconter les expériences de performeuses issues du Body Art européen d’une part, depuis l’arrière de l’écran où elle se place dans un jeu d’ombre et de lumière ; pour montrer, d’autre part, des photos rapportant les événements politiques libanais, commentés en version originale par Rabih Mroué qui, quittant la table se positionne devant l’écran.

Le corps comme sujet de représentation traverse le mouvement artistique du Body Art qui s’est développé à partir des années 50 et qui a profondément modifié notre regard sur l’art. Surtout porté par les femmes, il se situe aux frontières du spectacle vivant et des arts visuels et met l’artiste, son corps et ses actions, au centre de l’œuvre.

Reconnu comme l’un des chefs de file du Body Art, Joseph Beuys a développé performances, happenings, vidéo, installation et théories, de même que Marina Abramović, figure emblématique de l’art corporel. Dès le début des années 70, elle conçoit des performances dures et d’une certaine violence où elle met parfois sa propre intégrité physique ou mentale en danger. Il y eut aussi Orlan, connue internationalement pour ses performances corporelles, notamment en bloc chirurgical et Gina Pane, artiste plasticienne française disparue en 1990, qui a travaillé sur les blessures qu’elles s’auto-infligeait et leur symbolisme, explorant la relation à la douleur.  Ce sont leurs écrits, radicaux et obsessionnels, dans un langage cru – ceux-là et beaucoup d’autres puisés dans le grand livre – que Lina Majdalanie rapporte, témoignages sur les thèmes du sexe et de l’automutilation, des exhibitions et scarifications publiques pratiquées à cette période, comme en écho aux écrits d’Antonin Artaud sur le théâtre de la cruauté.

Rabih Mroué fait figure de chef d’orchestre ou de facilitateur pour libérer la parole, et se charge du minuteur qui peut aller de 7 secondes à 15 ou 20 secondes et jusqu’à une minute. Né à Beyrouth et vivant à Berlin, comme Lina Majdalanie, il intervient sur les thèmes de la violence et de la guerre au Liban, qui apparaissent de loin en loin dans le spectacle, à chaque fois que le grand livre se fixe sur une image. Alors il se lève, porteur d’un message plus politique à travers les fragments de l’Histoire et le récit, entre autres, d’un employé de bureau libanais confessant la tuerie dont il fut l’auteur sur son lieu de travail. Détaillant ses exploits il explique avoir tué six ou sept de ses collègues, des chrétiens qui auraient insulté le musulman qu’il était. On se replonge dans Charlie…

Entre la fiction et la réalité, les deux thèmes évoqués en vis à vis – la déflagration de la création d’une part, celle d’un pays en déshérence d’autre part – sont assez éloignés, même si le positionnement artistique est en soi une prise de position politique. L’oscillation entre une certaine légèreté provocatrice et transgressive d’une part, les crises politiques et conflits armés qui depuis des années règnent au Liban d’autre part, pose question, d’autant dans le contexte international du moment, où la réalité a l’ascendant sur la fiction. Ce va-et-vient des thèmes tirés du grand livre reste assez répétitif. Who is afraid of representation ? fut créé en 2005.

Le Festival d’Automne propose un Portrait en plusieurs spectacles du travail de Lina Majdalanie et Rabih Mroué, présenté dans différents théâtres, dont la création d’une nouvelle pièce à partir du procès de Bertolt Brecht sous le maccarthysme aux États-Unis et une création avec Anne Teresa de Keersmaeker. Je me souviens de Hartaqāt / Hérésies, présenté au Printemps des Comédiens en 2023, où ils signaient la troisième séquence du spectacle Mémoires non-fonctionnelles. Lina Majdalanie co-metteure en scène lisait avec intensité un texte de Bilal Khbeiz – poète, essayiste et journaliste libanais né avant la guerre et contraint à l’exil – comme une lettre, appuyée par des visuels de destruction (cf. Ubiquité-Cultures du 16 juin 2023). Multiformes, leurs spectacles détournent les codes et les déconstruisent. Ils interrogent le théâtre, à la recherche d’autres manières d’envisager la représentation.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2024

Scénographie Samar Maakaroun – direction technique Thomas Köppel – assistant Racha El Gharbieh – traduction de l’arabe Catherine Cattaruzza – surtitrage Halima Idrissi, Aurélien Foster/Panthea – production The Lebanese Association for Plastic Arts, (Ashkal Alwan) Beyrouth – Hebbel Theater, Berlin – Siemens Arts Program, Allemagne ; Centre national de la Danse, Paris – avec le soutien du Tanzquar-tier Wien GmdH, Vienne.

Du 23 au 28 septembre 2024, à 19h, le samedi à 16h, au TDV Sarah Bernhardt/La Coupole, place du Châtelet. 75001. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 et site du Festival d’Automne pour les différents spectacles de Lina Majdalanie et Rabih Mroué présentés entre octobre et décembre 2024 : www.festival-automne.com, tél. : 01 53 45 17 17.

Hartaqāt / Hérésies

© Nora Rupp

Conception et mise en scène Lina Majdalanie, Rabih Mroué – textes de Rana Issa, Souhaib Ayoub, Bilal Khbeiz – spectacle en arabe et français, surtitré en français – au Hangar Théâtre, dans le cadre du Printemps des Comédiens / Domaine d’O-Montpellier.

Un triptyque compose le spectacle avec trois seul(e)s en scène qui portent des textes de nature différente, écrits par des auteurs libanais qui ont quitté leur pays. Ils sont de trois générations, leur point commun est le Liban, l’exil et l’écriture.

La première séquence, Incontinence, est signée de Rana Issa, née au début de la guerre qui a débuté en 1975. Elle est racontée par un homme-orchestre qui invente un univers sonore autour de sa contrebasse et de pupitres à musique placés aux quatre coins du plateau. Il parle de la honte, de l’humiliation et de l’humilité à travers l’histoire de sa grand-mère, Izdihar, réfugiée Palestinienne dans un camp au Liban, après la Nakba et tentant d’y survivre malgré la mort en Irak de son fils aîné, Nizar. Prostitution, viol, divorce et remariage, meurtre, y sont le pain quotidien. L’une des références, évoquée dans le texte, est Georges Bataille, auteur de La Part maudite et de La Littérature et le Mal. L’autre, vient du Balcon de Genêt et parle d’Irma, personnage singulier, entre l’érotisme et la gloire. L’homme – l’artiste et musicien Raed Yassin, remarquable – parle à son violoncelle et dessine un paysage musical exceptionnel avec ses archets, son qanûn et le daff, ainsi que tout ce qui l’entoure comme prétexte à créer des sons et de la musique. Dans ce récit de vie, le jeu de la langue se décline et se déconstruit entre différentes notions et racines des mots oum/mère/ أم – oumma/nation, communauté/ أمّة – oummiyya/analphabétisme/ أمية

Dans la seconde séquence intitulée L’Imperceptible suintement de la vie, Souhaib Ayoub, journaliste et écrivain né à Tripoli à la fin de la guerre et militant pour les droits de l’homme, se met en scène pour parler des quartiers populaires de sa ville où le rejet de la différence, ici l’homosexualité, l’a obligé à fuir. Il est exilé en France depuis 2015 et s’attache à diffuser la notion d’identité de genre.  Il interprète son texte. Dans une première image il porte une planche comme on porte une croix, planche qui devient le support des sur-titrages et l’accompagne d’un endroit de la scène à l’autre, selon ses déambulations. « Ma maison est ma tête » dit-il et « tout me ramène là-bas. » Mémoire, douleur, ville, cimetière, mélancolie. Il prend la plume et s’exprime pour tous ceux qui renoncent à le faire, contraints de cacher leur histoire, par peur, car de la peur on hérite. Se cacher, tel fut son destin, y compris en dissimulant son identité sexuelle à sa mère, Syrienne, à son père, Villageois, car la vie là-bas, était toute tracée. Il a connu la respiration de l’angoisse et sait ce que parler veut dire reprenant le titre de Pierre Bourdieu. Il se sent exilé dans les villes, les histoires, les noms et les prénoms, les papiers et les langues. Dans le spectacle c’est par la gestuelle qu’il exprime son désarroi, décrivant « le suicide comme un canapé lisse dans lequel mon corps pourrait se reposer » et il joue avec le texte qui lui colle à la peau.

La troisième séquence, Mémoires non-fonctionnelles, fédère les deux autres. Le texte est de Bilal Khbeiz, né avant la guerre, poète, essayiste et journaliste qui a fortement influencé le milieu culturel du Beyrouth des années 90. Il fut contraint à l’exil sous la menace d’un assassinat, en 2008, et vit aux États-Unis. Il raconte ses déceptions et sa défaite. Lina Majdalanie co-metteure en scène le lit comme on lit une lettre et porte sa parole, appuyée par des visuels de destruction. « Tu es obligé de garder le silence… Tu ne réussis pas à construire avec les autres » dit le texte qui parle de solitude et d’émigration comme d’une « mise à mort de la moitié de la vie » obligeant à « rester réfugiés et ne pas être citoyens. » Le texte cite Hannah Arendt naturalisée américaine, spécialiste de travaux sur l’activité politique et la philosophie de l’histoire.

Ces trois récits issus d’histoires de vie dans le contexte d’un pays incertain depuis des décennies, le Liban, donnent matière à réflexion sur l’intolérance, la discrimination et ce que porte le mot exil. L’inventivité scénique en permet le partage et renvoie au titre Hartaqāt qui signifie Hérésies, c’est-à-dire « idée, théorie, pratique qui heurte les opinions communément admises » ou encore « sacrilège et schisme ». Car c’est bien d’un schisme dont il s’agit quand il faut s’exiler, c’est-à- dire quitter son propre pays, qui vous agresse et vous menace.

Brigitte Rémer, le 16 juin 2023

Avec Souhaib Ayoub, Lina Majdalanie, Raed Yassin – musique Raed Yassin – chorégraphie pour L’Imperceptible Suintement de la vie Ty Boomershine – vidéo Rabih Mroué – lumières Pierre-Nicolas Moulin – animation Sarmad Louis – costumes Machteld Vis – traductions : Lina Majdalanie, Tarek Abi Samra, Tristan Pannatier.

Les jeudi 8 juin à 21h, vendredi 9 juin à 19h, samedi 10 juin 2023 à 18h, au Hangar Théâtre, Printemps des Comédiens, Domaine d’O-Montpellier. En tournée : Théâtre du Rond-Point / Paris, du 19 au 30 septembre 2023, dans le cadre du Festival d’Automne.