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4.48 Psychose

Texte de Sarah Kane, mise en scène Florent Siaud, jeu Sophie Cadieux – texte français Guillaume Corbeil – compagnie Les Songes turbulents – au Théâtre Paris-Villette.

© Nicolas Descôteaux

C’est la dernière pièce que Sarah Kane écrit, en 1999, depuis le lieu où elle est hospitalisée, frappée par un puissant mal de vivre. Elle annonce le geste qu’elle prépare, au bout de sa nuit, donnant au texte un côté testamentaire : « A 4h48 quand le désespoir fera sa visite je me pendrai au son du souffle de mon amour. » Elle a vingt-huit ans et passera à l’acte. Rien ne l’arrêtera.

Sarah Kane laisse cinq pièces de théâtre, toutes expriment une même violence. Anéantis, la première, présentée au célèbre Royal Court de Londres, a profondément choqué et fait scandale, par sa barbarie. L’Amour de Phèdre, dont elle avait signé la mise en scène, au Gate Theatre, un petit théâtre situé au-dessus d’un pub, avait attiré un énorme public dont la moitié ne pouvait pas même entrer. Ont suivi Purifiés, puis Manque, sa quatrième pièce, un long poème inspiré de The Waste Land/La Terre Vaine, de son compatriote T.S. Eliot : «Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière…»

4.48 Psychose est présentée dans une nouvelle traduction de l’écrivain québécois, Guillaume Corbeil, qui met en exergue une sorte d’humour cynique de l’auteure, qui se regarde et qui parfois se distancie d’elle-même, se fragmente, comme le texte est fragmenté. « À quoi je ressemble ? à l’enfant de la négation » formule-t-elle. Cette pièce ultime de Sarah Kane est le monologue intense d‘une femme à l’extrême limite de sa vie, entre lucidité et clairvoyance détournée, délire et folie. Elle débute par quelques bribes d’un entretien avec le psy. « Mais vous avez des amis… Qu’offrez-vous à vos amis pour qu’ils soient un tel appui ? » Elle se moque des psys : « Dr Ci et Dr Ça et Dr C’estquoi qui fait juste un saut, et pensait qu’il pourrait aussi bien passer pour en sortir une bien bonne… » Pour elle tout est souffrance, son texte est un long cri. « J’étais capable de pleurer avant mais je suis maintenant au-delà des larmes… je fonce vers ma mort… »

Elle consigne sur des feuilles tout ce qu’elle ne peut ni ne veut plus faire, « Je ne peux pas manger, je ne peux pas dormir, je ne peux pas penser… » elle écrit ce qui pourrait s’assimiler au contenu de son dossier médical, les symptômes, le diagnostic, « chagrin pathologique », ses humeurs, ses affects, la liste des médicaments et leurs effets secondaires. Elle est son propre terrain d’expérimentation. « Patiente menaçante et peu coopérative, pensées paranoïdes… » Dans le texte certaines expressions reviennent en boucle, le vocabulaire se resserre, se répète : « brille scintille cingle brûle tord serre effleure cingle brille scintille… »

La comédienne québécoise, Sophie Cadieux, empoigne le rôle comme une guerrière, et épouse le geste de la lanceuse de javelot, au plus loin de ses forces. Elle déploie une belle énergie et dégage une force de persuasion et de conviction, jouant le combat de l’ange déchu, entre la vie et la mort attendue. Florent Siaud qui développe son travail entre l’Europe et le Canada a mis en scène la pièce en 2016 à Montréal, puis en 2018 dans ce même Théâtre Paris Villette avant de la reprendre cette année, avec la même actrice, Sophie Cadieux. Il met l’accent sur une certaine sensualité et tous les sentiments brouillonnés et mêlés, qui la dépassent, sur son combat face à ses démons. Des voix secrètes et intérieures l’assaillent, elle est dans la lutte avec l’autre, avec ELLE.

© Nicolas Descôteaux

Christian Benedetti a mis en scène 4.48 Psychose en 2001, deux ans après la disparition de l’écrivaine, dans l’interprétation d’Hélène Viviès, il l’a reprise, à différents moments. « Il faut une actrice capable d’arrêter le temps ou de changer l’espace avec un regard » disait-il. Claude Régy l’a montée en 2002 avec Isabelle Huppert, chacun proposant une vision de ce sujet diffracté. Dans le travail de Florent Siaud, même suspension du temps, quelques images de l’actrice en gros plans (de David B. Ricard) traversent une scénographie labyrinthe (signée Romain Fabre) qui se déplie dans la dernière partie du spectacle et serait comme les dédales de l’esprit ou les sinuosités du conscient et de l’inconscient. Des fils rouges font écran, le vermillon des lumières domine autour de l’actrice vêtue de blanc, qui nous interpelle avant son geste et son retour à la terre-mère.

Au fil de la pièce, les phrases se raréfient, les trous dans la page augmentent. Ne restent que quelques mots orphelins qui tombent comme flocons de neige. Les derniers mots de 4.48 Psychose, « s’il vous plaît levez le rideau » sont tout le contraire de ceux qui fermeraient un spectacle et demanderaient de baisser le rideau, comme un dernier coup de projecteur sur sa tragédie.

Brigitte Rémer, le 15 décembre 2024

Texte de Sarah Kane, mise en scène Florent Siaud, jeu Sophie Cadieux – texte français Guillaume Corbeil. Scénographie et costumes Romain Fabre – lumières Nicolas Descôteaux – vidéo David B. Ricard – conception sonore Julien Éclancher – assistanat à la mise en scène Valéry Drapeau.

Du 27 novembre au 7 décembre 2024, mardi, mercredi, jeudi et samedi à 20h, vendredi à 19h, dimanche à 15h30, au Théâtre Paris-Villette, 211, avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. 01 40 03 72 23 – site : www. theatre-paris-villette.fr – En tournée : 10 et 11 décembre 2024, Espace Jean Legendre, Compiègne – 28 et 29 janvier 2025, Théâtre de la Ville, Longueuil, Québec (Canada).