D’après La Conférence des oiseaux/Manteq al-tayr, de Farîd al-Dîn Attâr – mise en scène Petr Forman – scénario Ivan Arsenjev, Petr Forman, Jean Claude Carrière – compagnie Frères Forman, une programmation du théâtre Les Gémeaux de Sceaux hors les murs, en partenariat avec L’Azimut/Pôle national Cirque, dans le cadre du Festival Marto.
Ils volent avant même que le spectateur n’ait pris place dans l’immense chapiteau et montrent le chemin. Un narrateur engage l’histoire. Un vendeur d’oiseau passe avec sa cage. On entre dans l’univers mystique du XIIème siècle époque importante du soufisme, avec le poète persan Farîd al-Dîn Attâr qui a vécu de 1142 à 1220 et signé La Conférence des oiseaux.
Le livre est publié dans une adaptation d’Henri Gougaud avec de magnifiques illustrations émanant entre autres de la BNF et du musée national des arts asiatiques Guimet, « pour que l’hirondelle prenne son envol de plus en plus haut. » Avec la huppe et une trentaine de ses compagnons nous partons à la recherche de Simorgh, l’oiseau roi de la perfection, porteur de paix. Le spectacle est basé sur la ré-écriture d’Ivan Arsenjev et Petr Forman, avec le conseil littéraire de Nora Sequardtová pour Farîd al-Dîn Attâr, à partir du scénario que Jean Claude Carrière avait écrit pour Peter Brook. Le metteur en scène en avait présenté sa lecture au Festival d’Avignon en 1979, dans une mise en scène basée sur l’idée du conte, dans une grande simplicité artisanale.
Dans le regard de Petr Forman, le chemin initiatique fait figure de cérémonie secrète, tout y est image et son, déplacement et chorégraphie. Une scénographie de type moucharabieh (signée Josef Lepša et Petr Forman) ferme un vaste espace incurvé qui pourrait rappeler la mosquée ou le marché traditionnel chez les marchands d’encens et de plantes médicinales, métier d’apothicaire qu’avait exercé Attar. Déplacés, ces panneaux mobiles agrandissent l’espace. Au plafond des toiles s’entrecroisent comme sous une tente bédouine, formant une sculpture vivante qui peu après le début du spectacle se retire avec élégance, découvrant dans un vaste espace, un écran incurvé à 180 degrés. Au sol, des tapis d’Orient renforcent une ambiance intime et feutrée, dans ce chapiteau surdimensionné. Tout autour et dissimulé derrière l’écran de fil une plateforme permet les entrées et sorties des acteurs et autres envolées d’oiseaux. Les projections de forêt tropicale et jeux de lumières cernent le parcours, de même qu’une bande-son qui transmet des musiques hétérogènes, des bruits de la nature en continu, battements d’ailes, cris, bruissements et pépiements (musiqueSimon Thierrée). Un paon fait la roue, plein d’orgueil, les oiseaux se chicanent. « Vous ne savez pas faire autre chose que vous battre ? » interpelle le chef de la bande, « Eh ! Toi ! Moineau ! – Eh ! Toi ! La chouette ! Le Rossignol ! »
« Ce fut au royaume de Chine, un soir vers l’heure de minuit. Il envahit soudain le ciel. Nul ne l’avait encore vu. De son corps tomba une plume. » Les plumes de Simorgh, une à une, montrent le chemin aux oiseaux partis à sa recherche pour trouver la paix. Ils prennent leur envol en collectif et dans la synchronisation, leur murmuration est une splendide démonstration chorégraphiée. Les acteurs sont masqués, gantés, vêtus de collants et justaucorps aux mille couleurs fermés d’une ceinture noire, la queue en éventail (costumes et masques : Josef Lepša, Lenka Polášková, Michaela Mayrová, Vjačeslav Zubhov). Leur vol s’inscrit au-dessus de la forêt dans ce jeu du dedans-dehors renforcé par des miroirs qui donnent l’illusion dans la démultiplication. Simorgh lui-même a créé un miroir dans lequel il se reflète et irradie. Les acteurs-danseurs-circassiens glissent dans l’air en un mouvement d’ensemble digne de la plus belle passée d’oiseaux prêts à la migration.
Le récit se poursuit, les plis de rochers charbonnés s’incrustent sur écran. Une cascade de lasers leur coupe la route. On vole avec eux vers Simorgh. La fatigue aidant leur inquiétude grandit. La nuit tombe et le noir s’abat laissant place au doute. « Nous cherchons le soleil. Nous avons perdu nos plumes. » La huppe se lamente : « Je suis seule… N’y a-t-il personne qui cherche la Voie ? » La nature se déchaine : orage, pluie, tonnerre. Les oiseaux survolent les montagnes sacrées, les volcans et traversent le désert blanc. Une toile au sol a la couleur du sable fin jusqu’à ce qu’une tempête le fasse voler.
Tout à coup un masque monumental aux yeux de lumière les effraie et nous regarde fixement. En hauteur, sur des plans inclinés, les oiseaux patinent comme s’ils n’atteindraient jamais le sommet. « Ce que vous cherchez ? La vérité elle-même et non son parfum… Repartez d’où vous venez ! » Une voix grave (celle de Denis Lavant) accompagne les images, puissantes, qui nous font traverser les sept vallées que les oiseaux doivent franchir : la vallée de la quête où l’on doit jeter tout ce qu’on a de trop et qui oblige au dénuement ; la vallée de l’amour où les amants jouent leur vie sur ce chemin brûlant ; celle de la connaissance où de nombreuses portes mènent au labyrinthe ; la vallée du détachement où ce labyrinthe n’est plus qu’un vague souvenir ; dans la vallée de l’unité on est seul dans un monde souterrain où le corps et l’espace ne font qu’un ; dans la vallée de l’effroi se perdent les références et la notion du temps, il y fait noir ; dans la vallée de la dissolution on frôle le vide absolu et le rien tout en ressentant une sensation proche de l’éveil. Les oiseaux finirent par rencontrer Simorgh, pour comprendre qu’en fait ils le portaient en eux. « L’ombre se confondit avec le soleil et ce fut tout. »
Le spectacle se ferme quand les acteurs déposent leurs plumes et apparats, apparaissant en collant noir. Une dernière histoire prend le dessus, la parabole des papillons qui se rassemblent pour ne faire qu’un avec la flamme. « Si tu ne contemples que toi, comment peux-tu voir ton ami ? Au travail, amis ! La paix soit à jamais sur vous ! »
Depuis vingt-cinq ans Matěj et Petr Forman, fils du grand réalisateur Miloš Forman travaillent en Tchéquie et sillonnent les routes sous la signature de la compagnie Frères Forman. Ils ont été formés à l’art de la marionnette et utilisent tous les styles et objets du théâtre forain, cabanes de bois et petits chapiteaux à la clé. L’animation visuelle est ici au cœur du sujet et prend une grande place notamment dans la seconde partie du spectacle avec le franchissement des vallées. Les acteurs, venant de Tchéquie, Slovaquie, France, Italie et États-Unis, apportent de la magie au conte initiatique dans leurs vibrantes gestuelles, individuelles et collectives.
Les Frères Forman avaient présenté en 2007 Obludarium, un spectacle sur les monstres de cirque joué sous chapiteau et en 2017, dans une cabane en bois, Deadtown, un cabaret western, entre le théâtre et le cinéma muet. Leur passage en France se fait rare, leur langage théâtral est atypique. D’une beauté singulière, La Conférence des oiseaux a quelque chose d’hypnotique. « Comment parler de ces mystères ? Il me faudrait, pour les connaître, avoir franchi le seuil des morts. Je suis vivant, j’ignore donc… »
Brigitte Rémer, le 31 mars 2025
Avec : Ivan Arsenjev, Maureen Bator, François Brice, Petr Forman, Rob Hayden, Milan Herich, Petr Horký, Miroslav Kochánek, Tereza Krejčová, Philippe Leforestier, David Pražák, Daniel Raček, Manuel Ronda, Zuzana Sýkorová, Veronika Švábová, Petr Vinecký, Marek Zelinka. Création plastique Josef Lepša – scénographie Josef Lepša et Petr Forman – musique Simon Thierrée – costumes et masques : Josef Lepša, Lenka Polášková, Michaela Mayrová, Vjačeslav Zubhov – conseiller littéraire sur Attar : Nora Sequardtová – voix : François Brice, Laya Khanjani, Denis Lavant – remerciements : Antoine de la Morinerie – production Forman Brothers Theatre, coproduction Théâtre-Sénart, Scène nationale, Les Gémeaux/Scène nationale de Sceaux, L’Azimut-Antony/Châtenay-Malabry, Pôle national cirque en Île-de-France – avec l’équipe technique des Gémeaux.
Espace Cirque d’Antony/Azimut1 rue Georges Suant, Antony,, tél. : 01 41 87 20 84 s/c Les Gémeaux, Scène Nationale – tél. : 01 46 61 36 67 – site : www.lesgemeaux.com
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