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Ces gens-là !

© Blandine Soulage

Conception et chorégraphie Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou, Compagnie Chatha – musique d’Haythem Achour alias Ogra au Tarmac/La scène internationale francophone, en partenariat avec Faits d’hiver/Festival de danse- Paris.

Cinq danseurs sur le plateau dégagent une belle énergie, guidés par la composition musicale de Maître Haythem Achour alias Ogra qui, au final, apparaît en majesté, devant ses pupitres. De cour à jardin et retour ils déclinent un alphabet en un flot ininterrompu de passages et de figures, le geste chorégraphique se fait d’un seul souffle.

Ces gens-là ! est le titre d’une chanson bien connue de Jacques Brel, sensible humainement et scrutée, sur lesquels les chorégraphes, Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou ont trouvé matière à réflexion. Pourtant, si on l’a lu avant le spectacle, la présentation de leur travail, y chercher une quelconque trace ou référence, est vain. « D’abord, y a l’aîné, Lui qui est comme un melon, Lui qui a un gros nez, Lui qui sait plus son nom Monsieur tellement qu´y boit, Tellement qu´il a bu, Qui fait rien de ses dix doigts, Mais lui qui n´en peut plus, Et puis, y a l´autre, Des carottes dans les cheveux, Qu´a jamais vu un peigne, Qu´est méchant comme une teigne, Même qu´il donnerait sa chemise, A des pauvres gens heureux… » Oublions cet hommage aux invisibles qui, pour les chorégraphes relève du secret de fabrication, et embarquons-nous dans le bruit et la fureur de la figure emblématique de la scène techno tunisienne qui mène la danse et qui avait déjà signé la composition musicale du spectacle précédent de la compagnie, Narcose.

Les pas et gestuelles sont hybrides, déclinent leur différence, parlent de la violence et s’inscrivent dans l’environnement extrême et le contexte social d’aujourd’hui. Les corps s’abîment dans le fracas musical, le quintet se déplace ensemble, sans unisson et lance des signes et signaux qui, à certains moments, saturent le spectateur. La frontière entre le réel et la fiction, la guerre, l’humain, les réseaux sociaux et la confusion qu’ils engendrent sont des thèmes chers aux chorégraphes qui aiment travailler autour de la perception du spectateur.

Nés à Tunis où ils se forment au Conservatoire de Musique et Danse, puis au Centre National de Danse Contemporaine d’Angers, Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou créent leur compagnie, Chatha, en 2005 et constituent une équipe avec laquelle ils développent leurs projets chorégraphiques. L’une de leurs premières pièces, Kawa solo à deux, en 2009 s’imprégnait du texte de Mahmoud Darwich, Une mémoire pour l’oubli. Implantés à Lyon, ils tablent sur l’engagement physique des danseurs et créent avec eux une grammaire corporelle en évolution permanente. Ils composent une partition lumières qui, comme leur univers des sons tient le spectateur en haleine et l’oblige à être aux aguets.

Danseurs et spectateurs ont peu d’espaces de respiration. Les premiers, aux parcours et profils divers, offrent une diversité d’interprétations dans le tissu chorégraphique, les seconds tentent de lutter contre le brouillage des signes et le volume saturé d’un environnement sonore techno cru et sauvage.

Brigitte Rémer, le 10 février 2019

Danseurs : Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet, Gregory Alliot, Fabio Dolce, Phanuel Erdmann – performeur Heythem Achour Alias OGRA – univers sonore Heythem Achour Alias OGRA, Hafiz Dhaou – lumière Xavier Lazarini assisté de Jérôme Deschamps – conception des costumes Aïcha M’Barek

Du 4 au 6 février 2019 – Le Tarmac/La scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta, 75020 – métro : Pelleport – tél. : 01 43 64 80 80 – site letarmac.fr

Obsession(s)

© Théâtre d’Ivry Antoine Vitez

Texte et mise en scène Soeuf Elbadawi, Compagnie O Mcezo* – Dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin.

Soeuf Elbadawi est né à Moroni, dans l’archipel des Comores, l’une des quatre îles posées dans l’Océan Indien, il y travaille. Avec Obsession(s) il s’empare de l’Histoire. « Ce projet naît du besoin d’interroger la fabrique coloniale, loin des mémoires dites exclusives. Il y a la volonté de retrouver le chemin d’une histoire en partage, de s’affranchir du récit mutilé d’un peuple encore sous tutelle, le mien, et de contribuer à faire tomber quelques certitudes bien établies » déclare-t-il.

Par des techniques théâtrales diversifiées comme le théâtre d’objets, la musique soufie, le jeu dramatique et le conte, l’auteur-metteur en scène dénonce avec virulence la colonisation française aux Comores. Il convoque différents personnages comme le fou, le narrateur, l’artiste, dans des rencontres-tableaux mises bout à bout en un ressassement qui vise à faire émerger l’Histoire de sa part d’ombre.

Trois hommes vêtus de blanc ouvrent le spectacle, ils représentent le chœur soufi Lyaman qui n’a pu arriver à temps à Paris faute de visa, mais qui rejoindra les représentions suivantes. On débute par un rituel. Puis André Dédé Duguet, conteur martiniquais originaire de Sainte-Marie, haut lieu de la culture Bèlè, place le décor historique dans son rôle de professeur-conférencier. Son propos est mis en débat, depuis la salle, par Leïla Gaudin, comédienne et performeuse. Soeuf Elbadawi excelle dans le rôle du fou travestit en vieille femme et Francis Monty auteur, metteur en scène et manipulateur québécois, dans la traversée des océans par objets interposés. Le rendez-vous sous-marin qu’il imagine, avec un ancêtre aquatique, le coelacanthe, est une merveille.

Dans les écrits qu’il publie depuis 2003 comme dans Obsession(s), Soeuf Elbadawi questionne l’humanité. « J’essaie d’appartenir à un monde pluriel, où tous se disent d’accord pour une décolonisation des esprits et un décentrement du regard. » Son obsession de la question coloniale lui permet de construire cette aventure multiculturelle où la place du sacré reste présente. Acteur majeur de la scène artistique aux Comores et hyper actif de l’espace francophone entre les pays de l’Océan Indien, La Réunion la France, La Martinique, le Québec, la Belgique et la Suisse, Soeuf Elbadawi est à la fois auteur, metteur en scène, comédien et chanteur. Il est engagé dans plusieurs associations théâtrales et musicales et vit entre Moroni, la capitale des Comores et Paris. Ses recherches touchent à la complexité des relations Nord-Sud et la mémoire collective, elles mettent en jeu sur le plateau la pluridisciplinarité.

L’exigence du Théâtre Antoine Vitez l’accompagne, dans son ambitieuse programmation qui « fait hospitalité à toutes formes d’expressions sensibles, savantes et populaires, qui témoignent de la diversité culturelle à l’œuvre dans une société joyeusement cosmopolite ». Des débats autour de la situation aux Comores réunissent parallèlement journalistes et anthropologues. Les chanteurs soufis de l’Ensemble Lyaman, à bon port, donneront un concert vendredi 16 novembre à midi, à la Bibliothèque Antonin Artaud d’Ivry-sur-Seine, dans le cadre de la Saison Musicale du Conservatoire municipal de la ville.

La parole de Soeuf Elbadawi rare et forte, appelle l’attention sur son archipel, les Comores, dont il écrit sa part d’Histoire. La théâtralisation qu’il en fait porte sa voix d’une manière directe, documentaire, poétique, drôle et cinglante, en dialogue avec l’équipe artistique constituée autour de lui dans la diversité des disciplines.  Sa puissance est salutaire.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2018

Avec André Dédé Duguet, Leïla Gaudin, Francis Monty, Soeuf Elbadawi ; avec Mourchid Abdillah, Mohamed Saïd, Chadhouli Mohamed, du chœur Soufi Lyaman – conception théâtre d’objets et manipulation Francis Monty en complicité avec Julie Vallée-Léger et pour la fabrication Chann Delisle – scénographie Margot Clavières et Julie Vallée Léger – régie générale, lumières Matthieu Bassahon.

Théâtre d’Ivry Antoine Vitez les 8, 9, 12, 15 et 16 novembre à 20h, en coproduction avec Le Tarmac et le Théâtre Studio d’Alfortville, 1 rue Simon Dereure 94200 Ivry-Sur-Seine, métro : Mairie d’Ivry – Tél. : 01 46 70 21 55 theatredivryantoinevitez.ivry94.fr – En tournée : Théâtre Studio d’Alfortville du 5 au 8 décembre 2018, au Tarmac, du 3 au 5 avril 2019 –  D’autres dates sont à préciser.

 

Avant la Révolution

© Mostafa Abdel Aty

Texte et mise en scène Ahmed El Attar – Interprétation Nanda Mohammad, Ramsi Lehner, au Tarmac – Le spectacle a été créé au théâtre Rawabet du Caire, en octobre 2017.

Que se passait-il en Egypte avant le 25 janvier 2011, date d’un soulèvement populaire sans précédent ayant mené à la démission du président Hosni Moubarak, le 11 février ? Deux personnages, en équilibre sur des charbons ardents ou sur une planche à clous, sorte de fakirs hyper concentrés lisent, non pas l’avenir mais le passé proche, en une litanie d’injustices, d’oppressions et de violences énoncées qui s’entrechoquent les unes aux autres mêlant les territoires du privé aux exactions publiques.

Des pas se rapprochent comme du fond d’une prison, qui s’amplifient pour devenir des coups répétés. Les deux acteurs à la forte présence elle, Nanda Mohammad, lui, Ramsi Lehner, tous deux chemises blanches et pantalons aux bretelles rouges, en immobilité forcée face public, semblent pris dans les glaces. Ils sont à l’image des films muets et expriment ici avec une forte intensité et charge émotionnelle qui passe dans la salle, ce qu’on ne saurait exprimer hors de la scène dans un contexte égyptien sous contrôle.

La démarche d’Ahmed El Attar, élaborateur du projet, rédacteur et metteur en scène, est courageuse. Il a puisé dans la presse et les médias, dans les chansons et les feuilletons, dans les discours et les slogans, dans l’épilogue des prières du vendredi, l’indélébile de situations toutes plus tragiques les unes que les autres, pour inscrire au fronton du théâtre – ici via le surtitrage – les actes qui ont grossi le fleuve, menant à la dérive après l’explosion de janvier 2011. Il y mélange le personnel et le collectif, la réalité et la fiction, il n’y a pas, en apparence, de tracé rationnel, mais un copié collé assourdissant.

On connaît le travail d’Ahmed El Attar en France où il a déjà présenté On the importance of being an Arab en 2009 et The Last super entre autre au Festival d’Avignon et au Festival d’Automne, en 2015. Le metteur en scène est un actif entrepreneur culturel, il a fondé au Caire plusieurs structures : le Studio Emad Eddine pour la formation des artistes et médiateurs culturels et pour accompagner les projets indépendants ; Orient Productions pour produire et coproduire les spectacles et événements ; sa compagnie indépendante, Temple. Par ailleurs il dirige le Théâtre El Falaki au Caire relevant de l’Université Américaine où il a créé le Festival D-CAF – Downtown Contemporary Arts Festival – carrefour entre le théâtre égyptien, le théâtre du Moyen-Orient et au-delà la création internationale.

« Le 8 juin 1992, l’écrivain égyptien Farag Foda sortait de son bureau, rue Asmaa Fahmy à Héliopolis pour prendre sa voiture…. » Il n’est vraisemblablement jamais arrivé.

Brigitte Rémer, le 5 décembre 2017

Avec Nanda Mohammad et Ramsi Lehner – musique Hassan Khan – décor et costumes Hussein Baydoun – création lumières Charlie Aström – production Henri Jules Julien.

Du 28 novembre au 2 décembre, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020 – Tél. : 01 43 64 80 80. Site : www. letarmac.fr – En tournée à Annecy-Bonlieu scène nationale, les 6 et 7 décembre – à la Filature de Mulhouse, les 24 et 25 janvier 2018 – à la Kultuurfactorij Monty d’Anvers les 26 et 27 janvier – au Caire Festival D-Caf, du 22 au 25 mars.

Le but de Roberto Carlos

© Blind

Texte de Michel Simonot – mise en scène et scénographie Hassane Kassi Kouyaté Tropiques Atrium/Scène nationale de Martinique – Le Tarmac, la Scène Internationale Francophone dans le cadre du programme Outre Mer Veille.

La pièce, abstraite et poétique, est écrite en seize séquences, très courtes chacune portant un titre connotant le voyage, l’horizon, l’exil, les kilomètres, le tunnel, ici là et son contraire là et ici, les murs qui séparent et enferment dans de nombreux pays avec longueur du mur et date de construction. S’intercale une séquence intitulée Notre amour pour toi revenant à trois reprises.

Le metteur en scène, Hassane Kassi Kouyaté a construit le lien et la logique du parcours théâtral autour de deux musiciens montés chacun sur un podium, l’un côté cour l’autre jardin. Tom Diakité avec le chant et le Ngoni (sorte de luth ou de kora) Simon Winsé, avec la flûte peul et le Ngoni, commentent le texte de leurs interventions sensibles et concentrées. L’acteur, Ruddy Sylaire, porte les mots qu’il habite, comme une suite d’imprécations, avec force et sobriété. Son espace de jeu est délimité par un tapis de danse blanc. Acteur et musiciens sont aussi vêtus de blanc, la couleur de la mort.

Et la mort rôde, avec un homme éjecté du camion, Moussa « l’athlète qui saute jusqu’aux étoiles » qui disparaît. « On a crié Moussa son nom est tombé arrêtez stop mais rien pas ralenti seulement rien » ; avec cette femme, Aïcha, « morte contre moi, dans mon épaule » et avec beaucoup d’autres drames humains. La narration s’éclaire, tardivement. « Kossi est parti il y a un an. Des hommes sont venus de là-bas. Lui ont promis. Parti pour un stage. Il a envoyé les photos. Puis une année sans aucun signe. » On entre de plein fouet dans le but que Roberto Carlos ne marquera pas, but d’exception qu’il rate lors de la finale de la Coupe du Monde France-Brésil, en 1997 et la passion se déchaine. « On est parti avec un but. Ne pas rentrer les mains vides. La famille compte sur nous. Se souvenir, rêver de pourquoi, le ballon, le foot, l’équipe, les échauffements, l’entrainement, les matchs… » Des univers s’entrecroisent, tissés d’espoir et de désespoir, d’exil et de mort, des histoires de vie souvent naufragées.

Homme de théâtre, écrivain et metteur en scène, Michel Simonot a publié de nombreux ouvrages et articles sur l’écriture et la scène, ainsi que sur les politiques culturelles. Né au Burkina Faso d’une famille de griots, Hassane Kassi Kouyaté, conteur, acteur, danseur et musicien, dirige la scène nationale Tropiques Atrium, à Fort-de-France. Il a réalisé un certain nombre de mises en scène dont Les Mouches de Jean-Paul Sartre et La noce chez les petits bourgeois de Bertolt Brecht présentée au Burkina-Faso, au Niger et au Mali. Ce travail garde une certaine étrangeté et une sorte de lyrisme. Il parle d’humanité par la métaphore du sport et d’un idéal qui souvent s’éloigne, par la mer qui recouvre tout et magiquement baisse le rideau de scène.

Brigitte Rémer, le 22 mai 2017

Avec : Ruddy Sylaire acteur – Simon Winsé Ngoni flûte Peul – Tom Diakité Nogni chants. Création lumière Marc-Olivier René – création musicale Tom Diakité et Dramane Dembélé – création visuelle et animations David Gumbs – costumes : Anuncia Blas.

Du 17 au 20 mai 2017 – au Tarmac/ La scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta. 75020. Site : www. letarmac.fr – Tél. : 01 43 64 80 80 – La pièce est éditée aux éditions Quartett.

De la justice des poissons

© Pablo Fernandez

Conception, écriture et mise sur scène Henri jules Julien (France-Syrie) – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone. Spectacle en français et en arabe.

Entre esquisse, conte philosophique et chronique contemporaine, l’objet est délicat, porté par une actrice-chanteuse et un contrebassiste. On dirait une enluminure qui sous son apparente simplicité se révèle des plus sophistiquée.

L’actrice arrive du fond de la salle, hauts talons, sourire aux lèvres écarlates, scénario à la main et monte sur le plateau entièrement dégagé où seule une main-courante en bois borde l’espace vide. Le musicien est présent et fait vibrer ses cordes. Elle, s’adresse au spectateur, droit dans les yeux, comme pour une conversation ou pour une conférence. Elle donne la règle de la rencontre qui est, non pas de dialoguer avec le public, « mais, avec le public, de dialoguer avec une idée. » Le texte s’y prête. Il parle des villes-refuges telles que l’Ancien Testament les mentionne, villes servant de havre de paix à ceux qui ont besoin de protection lorsqu’ils sont coupables d’homicide involontaire. Six villes refuges sont relevées : Kadech en Galilée, Sichem dans la montagne d’Ephraïm, Kyriat-Arba à Hébron, dans la montagne de Juda, Betsar dans le désert près de Jéricho, Golan, dans le Basan.

Le texte lu et conté parle de l’Autre et de l’altérité, de l’hospitalité, à la première personne du pluriel, nous, sujet – signifiant nous, habitants des villes européennes. Il est repris en seconde lecture, en changeant le nous par ils ou eux complément d’objet, pour établir un glissement des idées, les décentrer. Puis l’actrice s’efface et se fond dans le noir du mur, tandis que la contrebasse parle en solo, entre le chuchotement et le cri. Elle, revient, pieds nus, cheveux noués, et chante d’un chant profond les imprécations archaïques d’une sorte de mélopée. Sa voix est belle, son chant vient du fond des temps.

Le texte est dit une troisième fois, en arabe, langue maternelle de Nanda Mohammad, actrice syrienne. Sa présence souffle le chaud. Le duo qu’elle forme avec David Chiesa, contrebassiste, est subtil dans son imperceptible mobilité. Comme des constellations, chacun glisse et se déplace. Lui, fait corps avec sa table d’harmonie, tantôt frottant les cordes avec l’archet tantôt les pinçant, créant une ample déclinaison de sons, cherchant très loin les aigus, et faisant grincer son piquet sur le sol quand il danse avec l’instrument.

Henri jules Julien qui a élaboré le spectacle et l’a mis en scène, donne pour référence le philosophe Emmanuel Lévinas qui sait « dire l’humain de l’homme » et qui a particulièrement travaillé sur le concept d’éthique – « Rien n’est plus étrange ni plus étranger que l’autre homme et c’est dans la clarté de l’utopie que se montre l’homme. Hors de tout enracinement et de toute domiciliation ; apatridie comme authenticité. » La seconde référence choisie par le metteur en scène repose sur l’économiste indien Amartya Kumar Sen qui a reçu le Prix Nobel en 1998 pour ses travaux sur la famine, la théorie du développement humain, l’économie du bien-être, et sur la démocratie comme source du progrès social. Metteur en scène, producteur et traducteur, Henri Jules Julien vit au Caire depuis quatre ans et y multiplie les initiatives pour présenter les artistes égyptiens et syriens sur les scènes européennes.

Sur le plateau, la lumière tourne comme celle d’un phare ou comme des gyrophares émettant leurs signaux de détresse. Elle fait aussi penser à la danse des flammes dans la cheminée, qui éclaire épisodiquement les visages et sculpte des contre-jours. Ces villes-refuges qui semblent bien lointaines ne datent pas seulement de la plus haute Antiquité, elles sont peut-être encore à nos portes.

Brigitte Rémer, le 20 mars 2017

Avec Nanda Mohammad et David Chiesa (contrebasse) – lumière Christophe Cardoen. En tournée : 21 et 22 mars 2017, Théâtre Athénor, Saint-Nazaire – 4 et 5 avril, Institut Français d’Egypte-Mounira, Le Caire, dans le cadre du Festival D-Caf.

 

 

 

 

 

Fatmeh

© Danielle Choueiry

Chorégraphie et mise en scène de Ali Chahrour (Liban) – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone.

Fatmeh est plus un rituel qu’une chorégraphie, un rituel de mort porté par les femmes : deux jeunes artistes, Yumna Marwan issue du théâtre, et Rania Al Rafei de la pratique vidéo ; et deux femmes symboles, véritables mythes du Moyen-Orient qui accompagnent la Traversée – Fatma, le rôle-titre, de son vrai nom Fatima-Zahra, qui signifie la Resplendissante, fille de Mahomet et Oum Kalthoum dite l’Astre d’Orient qui dans ses chansons-mélopées parle d’amour, de religion et de Nation. La mémoire collective agit en confluence.

Dans la pénombre, à la lueur de la pleine lune, s’exécutent les gestes sacrificiels d’autoflagellation, répétés jusqu’à l’abandon et la transe. On se dirait jour de Achoura, commémorant le prophète, le dix – asharah en arabe – du septième mois. Le spectacle commence par l’Epilogue, et se ferme sur le Prologue, une autre convention. Faut-il rembobiner nos mémoires et dérouler l’envers endroit en termes de méditation philosophique ou sont-ce les étapes du deuil et de la mort ? Trois titres de chapitres s’inscrivent sur l’écran/lune et déroulent leur récit, gestuel et musical : L’Absence, L’Impénétrable, Le Bien-aimé.

De l’icône à la danse orientale, de la lamentation à l’imprécation, de la prière à l’invocation, du silence, on traverse des chemins initiatiques, sensuels et sombres, entre le visible et l’invisible. La danse aux voiles noirs, les visages effacés avant dévoilement, le cygne noir de la séduction, les ondulations des corps, les rotations des derviches. Tout est maîtrisé et se dirige vers l’extase recherchée, au-delà des interdits.

A leur arrivée sur le plateau, les danseuses revêtent leurs robes-vêtements cérémoniels, posant leurs jeans tennis devant le public, avant de se donner jusqu’à l’anéantissement mystique. Simulation, illusion ? Comme au théâtre. Une belle présence et maîtrise en ce rituel de deuil où la danse apaise.

Spectacle de femme mis en scène par un homme. Ali Chahrour a étudié à l’Institut national des Beaux- Arts de Beyrouth avant de suivre un cursus universitaire en danse dramatique. Remarqué par son professeur, Omar Rajeh, il se lance dans la danse et la chorégraphie et sait que dans le contexte de son pays, ce sera un dur combat.

Fatmeh est un peu comme la cérémonie du Tazieh iranien, au féminin, sans récitatif, sur fond de musique et chants populaires et sur un mode tragique. C’est un récit qui parle du pays, des croyances et des tabous avec violence et passion.

La lune se referme. Ne reste qu’un dernier croissant.

Brigitte Rémer, le 14 mars 2017

Avec Yumna Marwan et Rania Al Rafei – scénographie Nathalie Harb – musique Sary Moussa – lumières Guillaume Tesson – costumes Bird On a Wire – conseillers artistiques Abdallah Al Kafri et Junaid Sariedeen – assistante à la mise en scène Haera Slim – Production The Arab Fund for Arts and Culture (AFAC) et Culture Resource (Al Mawred Al Thaqafy – avec le soutien de Houna Center et Zoukak Theatre Company de Beyrouth.

Les 10 et 11 mars, au Tarmac La Scène internationale francophone. 159 avenue Gambetta, 75020 – Métro : Gambetta, Pelleport, Porte des Lilas – Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.Letarmac.fr

 

 

Kamyon

© Christophe Péan

Texte et mise en scène Michael De Cock – Dans le cadre des Traversées du Monde Arabe programmées par Le Tarmac/La Scène internationale francophone.

Kamyon ouvre fort judicieusement le cycle des Traversées du Monde Arabe en sa troisième édition, conçues par Valérie Baran directrice du Tarmac et son équipe, pour « pour donner à voir le renouvellement des formes par la rencontre, l’union, le brassage et le métissage des idées et des propositions artistiques, et pour emprunter les chemins qui nous relient les uns aux autres. » Stationné sur la calme et charmante Place de la Réunion au bout du vingtième arrondissement, la longue remorque d’un trente-cinq tonnes est posée, recouverte d’une toile peinte illustrée, comme une invitation au voyage. On y voit une embarcation surchargée sur mer agitée, noyée dans des dégradés de bleu, et une inscription : « Just 2 small bags. » Seulement deux petits sacs autorisés, pour ceux qui embarquent.

Le public monte dans ce camion par un plan incliné semblable à la passerelle d’un bateau, passagers pour le moins clandestins. Une femme à la moustache, sorte de Monsieur Loyal, en fait passeur patenté répondant au nom de Moustachu, le convie à s’installer sur une douzaine de bancs, dans l’étroite embarcation. Lui reste à quai. Une petite fille est cachée, avec sa mère, fuyant son pays en guerre. Elle fait le récit de leur traversée et entrelace souvenirs de cache-cache et jouets abandonnés, inquiétude de l’inconnu, rêve de cosmos et de galaxies, espoir d’une nouvelle vie. Sa sœur a été emportée par un tir, son père les rejoindra dès qu’il le pourra, sa mère sur laquelle elle veille, dort, pour s’extraire du présent. Un accordéon joue, pour un semblant de fête.

Journaliste et écrivain, Michael De Cock travaille depuis longtemps sur le thème de la migration à travers reportages et ouvrages. Pour écrire Kamyon il a collecté la parole de familles de réfugiés – d’une famille syrienne,  notamment –  et a croisé les histoires de vie, prenant pour angle de vue l’enfance. Une petite fille raconte et dilue son chagrin dans son imaginaire d’enfant, son doudou rescapé, le seul qu’elle ait pu emmener – Just 2 small bags – objet entre deux mondes, comme une marionnette témoin et confidente. L’univers qu’elle construit est d’une grande poésie, simple en apparence, astucieux techniquement, tendre en dépit de la tension entre deux espaces temps à la vie à la mort. Quelques caisses en plastique aux couleurs vives font office de moucharabiehs et par le jeu des torches et lampes tempête projettent leurs ombres dentelés sur les murs du camion. Sur ces mêmes murs quelques images vidéo passent et la petite fille dessine, comme sur un tableau. Par deux fois les portes du camion s’ouvrent sur l’horizon, comme une terre promise. Un cheval passe. Et la réalité revient au galop avec la rue pour toile de fond. A l’autre bout du camion, un musicien – Rudi Genbrugge – est à l’écoute et accompagne la traversée avec vocal et instruments.

Créé en mai 2015 à Istanbul, Kamyon va de pays en pays depuis bientôt deux ans et se présente, traduit dans les langues locales. La langue de l’enfance ici reconstruite par Michael De Cock garde sa naïveté, elle est forte et belle et met d’autant en lumière l’absurdité de la guerre et le drame de l’exil. Jessica Fanhan tient le rôle de la petite fille avec fraîcheur et profondeur et, à partir de son histoire intime et personnelle, inscrit sur ce petit plateau la mémoire collective.

« Mon enfant ma sœur Songe à la douceur D’aller là-bas vivre ensemble ! » dit le poète. On est ici loin de Baudelaire, dans ce voyage avec l’enfance qui tente, pour un moment, d’apaiser la réalité de l’absence et de la destruction, la mort comme destinée.

Brigitte Rémer, le 21 février 2016

Avec Jessica Fanhan, Rudi Genbrugge – musique Rudi Genbrugge  – dramaturgie Kristin Rogghe – scénographie Stef Depover – costume Myriam Van Gucht – concept et création Michael De Cock, Mesut Arslan, Rudi Genbrugge, Deniz Polatoglu – Film d’animation Deniz Polatoglu –

Du mardi 21 au samedi 25 février 2017 :  mardi et mercredi à 10h et 14h30 – jeudi et vendredi à 14h30 et 20h – samedi à 14h et 16h – Pour tout public, à partir de huit ans – Le Tarmac/Spectacle présenté hors les murs, dans un camion installé place de la Réunion, 75020 Paris. Métro : Buzenval – Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.Letarmac.fr

 

Machin la Hernie

©Pierre Van Eechaute

©Pierre Van Eechaute

Texte Sony Labou Tansi – mise en scène Jean-Paul Delore – Jeu Dieudonné Niangouna – musique sur scène Alexandre Meyer – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac.

Métier : homme. Fonction : révolté, sa carte de visite. Né en 1947 au Congo Léopoldville (Kingshasa) mort en 1995 au Congo Brazzaville là où il vécut, Sony Labou Tansi est devenu le porte-flambeau d’une génération d’écrivains africains dès la publication de son premier roman, La vie et demie, en 1979. A son actif des récits, romans, poèmes et une quinzaine de pièces de théâtre qu’il a montées à Brazzaville avec sa troupe, le Rocado Zulu Théâtre et présentées en Afrique et en France, notamment au Festival International des Francophonies en Limousin. Il a reçu le Prix littéraire d’Afrique noire en 1983 pour son roman L’Anté-peuple et la Palme de la Francophonie en 1985, pour Les sept solitudes de Lorsa Lopez.

Il publie en 1981 L’Etat honteux, long roman touffu retrouvé quelque temps plus tard légèrement élagué sous le titre de Machin la Hernie, violente diatribe jusqu’à la transe et la folie, et dénonciation d’un état corrompu, dans un style subversif et flamboyant. Dieudonné Niangouna et Jean-Paul Delore se sont emparés du texte et le lancent avec la même force rebelle, le premier en et hors scène, le second mettant en scène le premier sur la base de leur complicité. Car pour Sony Labou Tansi le cadre de scène est étroit et la mégalomanie de ce dictateur à la Jarry qu’il met en mots, ne passe pas la porte : « Voici la vraie histoire de mon ex-colonel Martillimi Lopez, fils de Maman Nationale, commandant de sa hernie, la vraie histoire telle que se la racontent les gens de chez moi avec leur salive et leur goût du mythe, feu Lopez qui maintenant endort sa hernie historique au musée national pour l’éternité des éternités. » Son emblème, la braguette dont les reliefs « sa hernie », lui servent d’armoiries ; sa philosophie, l’arbitraire et la bêtise.

Le guitariste qui accueille les spectateurs et joue pendant une vingtaine de minutes seul en scène, fait monter la pression comme pour les préalables d’un important congrès. Il reviendra clôturer la représentation, ou… façon de parler car la représentation ne se clôture pas, l’acteur convoquant les spectateurs un à un, pour leur livrer en tête à tête un ultime message, repris sur écran dans le hall du théâtre ; à chacun sa vérité. Au début du spectacle il descend lentement du fond de la salle, la traverse, et prend possession du plateau comme le boxeur d’un ring. Tantôt capo-chef, tantôt opposant, tantôt haut fonctionnaire démissionnaire, il dialogue avec la figure figée qui apparaît sur l’écran, image d’une immobilité tronquée, et structure ses espaces de jeu et de paroles face aux trois micros sur trépieds qui font office de porte voix.

Avec Dieudonné Niangouna, on déboulonne la statue du commandeur, chef d’Etat semblable à tant d’autres, totalitaire, capricieux, roublard et sanguinaire. En tension montant crescendo et jouant de ses pulsions, il passe de l’insulte au mépris, du sarcasme à l’accusation d’un personnage peu recommandable dont la politique repose sur le culte de la personnalité, la torture et le meurtre, jusqu’à la transe finale, la paranoïa et le délire. Il y a du radicalisme dans le texte, comme dans le parti pris de Jean-Paul Delore mais après tout : toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants ou ayant existé ne serait-elle que pure coïncidence ? Pour preuve cette Lettre ouverte à François Hollande adressée par l’équipe artistique, dénonçant les attaques criminelles contre les populations civiles en République du Congo, depuis la ré-élection de Sassou Nguesso à la Présidence, le 20 mars dernier.

De Sony Labou Tansi, Dieudonné dit, lors d’un échange avec Bernard Magnier : « C’est une sorte de féticheur en train de fabriquer quelques bizarreries dans son laboratoire derrière la case de sa grand-mère. Je ne sais si c’est un médicament, un filtre, une bombe, un sort ou une bénédiction » et il lui reconnaît la faculté de savoir bien « brouiller les pistes. » Pas facile de trouver les clés de lecture dans cette « forêt équatoriale » qu’est son écriture quand on n’est pas spécialiste de la question. Cette œuvre à la verve féroce participe du « sauvetage de l’espèce humaine » dit l’acteur, car « ce pays, nous le devons aux enfants de nos enfants, mais pas dans cet état honteux… » conclut l’auteur.

Brigitte Rémer, 20 avril 2016

Collaboration artistique et costumes Catherine Laval – création Lumière Jean-Paul Delore et Guillaume Pons – régies Bastien Lagier – artiste invité Sean Hart.

13 au 16 avril 2016, au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

 

 

Africa

© Kurt Van der Elst

© Kurt Van der Elst

Mise en scène Peter Verhelst – Jeu Oscar Van Rompay – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac.

L’acteur est assis au fond de la scène et regarde les spectateurs entrer. Quand la lumière baisse il retire ses vêtements, tous ses vêtements, il les plie minutieusement, prend son temps. Il est blanc, de peau très claire.

Comme un cérémonial mais avec des gestes simples, il saisit un pistolet à peinture et s’enduit d’une couche profondément noire, visage inclus. Il luit de cet outrenoir à la Soulages. A partir de cette convention qui a valeur de manifeste : Je suis noir, il ne joue pas, il se fond dans le noir, il est noir, amoureux d’un pays, le Kenya où il passe la moitié de sa vie. L’homme devient un dieu, une œuvre d’art brut, une installation. Il s’enracine dans le sol et danse, épouse les codes culturels du pays. Le noir se mélange au sable, se mélange au sang, et la fine pluie qui tombe fait un rideau de brume. Le corps est fin, souple, beau. Nous sommes en pleine brousse, l’homme est libre, il danse. Les gestes sont sobres, chorégraphiés, maitrisés. Une voix off envoie quelques signaux en anglais et en swahili, comme une métaphore.

A la fin du parcours, aussi naturellement qu’il s’est enveloppé de noir, l’homme se douche devant nous puis remet ses vêtements. Commence une seconde partie, radicalement différente, qui donne les clés de lecture de ce que le spectateur vient de vivre avec lui. C’est un autre homme qui s’avance et fait le récit de sa vie, dans un mouvement de générosité : parti au Kenya comme volontaire, il fut instituteur à Migori et a enseigné aux jeunes élèves en uniforme. Tombé amoureux du pays, il a cherché le sens des choses et pénétré au plus profond d’une société radicalement éloignée de la sienne, d’un rapport au temps différent, d’une philosophie autre. Cet homme s’appelle Oscar Van Rompay, acteur, d’origine belge néerlandophone. C’est sa vie qu’il raconte, entre la Belgique où il travaille au sein de la troupe NTGent et le Kenya où il est entrepreneur et possède une ferme.

Le déclencheur de cette aventure devenue aujourd’hui spectacle, repose sur sa rencontre avec Peter Verhelst. Tous deux ont cette même fascination pour l’Afrique, le premier la côtoie et y travaille, le second la rêve, mais l’idée lui est venue de proposer à Oscar Van Rompay de faire théâtre de sa vie. Ce grand écart entre les deux géographies et les deux vies de l’acteur, véritable mise en danger sur le plateau, s’est construit comme une dramaturgie à partir d’une riche complicité.

Le travail du son et de la lumière a cette même précision que l’ensemble de la proposition. Le Kenya s’entend aussi à travers de petites touches sonores, la parole des enfants qui circule, s’éloigne et s’approche, les roues de la charrette, sur la piste. La lumière est travaillée par des latéraux et des néons, par une tombée de rayons de couleurs qui croise quelques éclairs de lumière crue et imprègne l’environnement, entre brousse et mangrove. L’objet théâtral est sensible.

Quelques notes de piano au final, pendant qu’une machine artisanale, sorte de levier, fait émerger de l’eau une carcasse, faisant penser au Minotaure et que l’homme git dans le marigot. Gestes rituels, dualité entre l’homme de Belgique et celui du Kenya ? « Ici je pense à là-bas, là-bas je pense à ici…» Quel est la place du réel, qu’est-ce que l’illusion entre cet ici et cet ailleurs ? Partant d’une biographie, l’exercice est périlleux. Avec pudeur et retenue, il est très réussi.

Brigitte Rémer, 10 avril 2016

Texte et mise en scène Peter Verhelst – jeu Oscar Van Rompay – musique Kreng – traduction française Monique Nagielkopf – traduction du texte vers le swahili Marta Krajnik.

Du 30 mars au 2 avril 2016 au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

 

Cahier d’un retour au pays natal

© Adrian Zapico & Carmine Penna

© Adrian Zapico & Carmine Penna

Texte Aimé Césaire – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac, du 9 mars au 16 avril 2016.

C’est un poème qu’écrit Césaire à Paris en 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale, alors qu’il vient de quitter l’Ecole normale supérieure et rentre à la Martinique, pour y enseigner le français. Il a vingt-six ans. Il écrira une dizaine de versions du poème dont l’une sera dédiée à André Breton. Ce dernier le rencontre à l’occasion de l’escale qu’il fait à Fort-de-France, sur la route de New-York : « La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant…» dit le maître du surréalisme en 1947, dans sa préface pour la publication du texte, qu’il organise aux Etats-Unis. Pour lui, Césaire, c’est « la cuve humaine portée à son point de plus grand bouillonnement, où les connaissances, ici encore de l’ordre le plus élevé, interfèrent avec les dons magiques. »

Texte fondateur, ce Cahier d’un retour au pays natal est d’une poésie à l’état brut, subtile, violente et musicale. Sa vie durant, Césaire n’a eu de cesse d’exprimer l’oppression, le désespoir, la révolte et l’amertume sur la place des Noirs dans la société. Il a créé avec d’autres écrivains noirs francophones dont Léopold Sédar Senghor du Sénégal, René Depestre d’Haïti et Guy Tirolien de Guadeloupe, le mouvement littéraire de la négritude, écrit de la poésie, du théâtre – dont Une saison au Congo et La tragédie du roi Christophe – des essais et des discours. Son Discours sur le colonialisme, publié en 1950 dans la revue Présence Africaine qu’il a contribué à créer trois ans plus tôt avec Senghor, fait date, il est une implacable dénonciation de l’idéologie colonialiste européenne, dont s’empare tout le mouvement.

S’il partage sa vie entre Fort-de-France et Paris, s’oriente vers le politique en étant maire de Fort-de-France et député de Martinique pendant près d’un demi-siècle, Césaire n’oublie pas ses origines modestes. Né à Basse-Pointe d’une mère couturière et d’un père contrôleur des impôts, il fait partie d’une fratrie de sept enfants. On en trouve les signes dans le Cahier, qui parle de l’éloignement et de l’exil. « Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois… Ici, il n’y a que des toits de paille que l’embrun a brunis et que le vent épile. »

Cet admirable Cahier d’un retour au pays natal est inclassable, difficile à transposer sur un plateau. Il est un long poème qui se suffit presque à lui-même, une imprécation, une métaphore, ou la parole des morts. La vision qu’en donne Daniel Scahaise, pour généreuse qu’elle soit, manque d’amplitude. Un tas de sable au centre du plateau comme aire de jeu, un morceau de palissade, quelques briques, un brûlot, un sac dans un coin d’où sortent un réchaud et une théière, lumières immobiles plein feu, une idée de solitude, une image de réfugié. On sent pourtant une hésitation entre deux partis-pris, celui du jeu de l’acteur qui s’isole dans son long monologue et esquisse quelques gestes, dans une première partie, celui de la narration du conteur, beaucoup plus quotidien, qui prend le public à témoin. Ces deux styles ont du mal à cohabiter et le texte ne se déplie pas vraiment, même si Daniel Minoungou, l’acteur, possède une belle présence, l’intensité retombe et la parole de Césaire échappe. Est-ce que les gestes du quotidien banalisent la poésie ? « Au bout du petit matin, cette ville plate, étalée… Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafon crevé. » Est-ce l’essence des mots qui se dilue sous le plein feu ? Ce poème touffu et granitique semble en tous cas résister.

Brigitte Rémer, 30 mars 2016

Mise en scène Daniel Scahaise, interprétation Daniel Minoungou, assistant mise en scène François Ebouele – régie Frédéric Nicaise.

23 au 26 mars 2016, au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

Au nom du père et du fils et de J.M. Weston

© Pierre Van Eechaute

© Pierre Van Eechaute

Texte et mise en scène de Julien Mabiala Bissila

Ils ont un petit air à la Laurel et Hardy Criss et Cross, non pas tant physiquement que par leur façon de s’asticoter et de se contredire, de se placer le premier. Ces deux frères puisque « sa mère est la femme de mon père » et que « mon père est le mari de la femme de son père… » rescapés de la guerre au Congo Brazza, cherchent dans les décombres de Brazzaville leur ancien quartier, la maison qu’ils habitaient, la parcelle de leur père. Ils n’ont ni haine ni nostalgie et recherchent aussi les royales pompes Weston avec lesquelles ils frimaient, les soirs de fête. « Après ces années grises de concerto pour kalache, la première des choses était de retrouver l’odeur du cirage, juste ce parfum, ça calmait en nous tout ce qui bougeait. »

Ils triturent la mémoire et même quand les souvenirs sont lourds, dégagent un humour décapant et expressionniste par le clan des Sapeurs –  Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes – au code vestimentaire excentrique dans lequel ils se reconnaissent, un peu à la manière des Zazous des années 40, en France. L’élégance jusqu’au dandysme qualité et couleurs des vêtements incluses, expression d’un non-conformisme joliment provocateur.

Sous cette apparente insouciance ils traitent d’un sujet grave, la guerre civile de 1997 au Congo Brazza qui a déchiré la société et les familles pendant plus de deux ans et demi sur fond de pouvoir en transition – Lissouba président sortant, Kolelas ancien maire de Brazzaville exilé à Kinshasa et Sassou-Nguesso s’imposant président, chacun y allant de sa milice -. Au total de nombreux déplacés, des quartiers entiers de la ville, rasés. « Aujourd’hui je refais le chemin inverse de ce parcours cruel à travers les mots que j’écris » dit l’auteur. «J’ai grandi au milieu de paradoxes : Pays riche/habitants pauvres. Peuple miséreux/ peuple fêtard. Guerre/sape. Eglise/corruption. Comment raconter ces contrastes ? Comment voyager dans le monde fantaisiste de ces dandys ? Pourquoi J.M. Weston ? »

L’impact de la guerre et le point de vue de l’Histoire ne sont pas le propos de Julien Mabiala Bissila même s’ils en sont la toile de fond, l’auteur rend le propos léger et se rapproche de l’absurde à la Beckett qu’il évoque lors d’un entretien avec Bernard Magnier : « Dans En attendant Godot, à l’ouverture de la pièce, Estragon tente désespérément d’enlever ses souliers. Ils sont trop étroits. Ils le font souffrir… » La référence aux chaussures est là, il parle aussi des traces laissées par les pas. Criss et Cross seraient un peu Vladimir et Estragon, et le troisième larron, l’homme à la contrebasse puis Bayouss avec deux longs quasi-monologues pourrait évoquer Pozzo.

Au milieu de ce nulle part composé avec une économie de moyens, les acteurs aux couleurs vives et leur valise de vêtements rouge, or et turquoise, chaussettes rouges et jaunes, apostrophent parfois le public et papotent. Puis ils reconstruisent la ville : la mosquée du dialogue, auparavant bar devenu église, puis mosquée. Le Festival du rien, le lycée de la réconciliation. Le conservatoire, le café… L’humour et la force de vie cachent l’indicible, une ville en ruines et décimée. « Je suis en colocation avec mes personnages et on essaie de vivre ensemble » dit l’auteur. Le duo Criss et Cross fonctionne à merveille dans ce lancer-attraper-renvoyer d’une écriture sur-mesure et dans les récits philosophiques de Bayous et la voix off des absents. Trois acteurs magnifiques Criss Niangouna, l’auteur lui-même Julien Mabiala Bissila et Marcel Manquita, entre narration et action.

Julien Mabiala Bissila ici, auteur, acteur et metteur en scène, se consacre au théâtre depuis 1999, la fin de la guerre qu’il a vécue caché dans la forêt et travaille entre la France et l’Afrique. Il n’en est pas à son coup d’essai. Il a présenté ses spectacles dans les plus grands festivals, remporté pour Chemin de fer le premier prix RFI Théâtre 2014. Avec Au nom du père et du fils et de J.M. Weston – qui a obtenu en 2011 le Prix des Journées de Lyon – il construit son récit en cinq souffles – cinq parties – où le choix des mots prime, où la gaîté de la mise en scène et la légèreté des acteurs donnent autant de profondeur au tragique des événements. « L’humour est un pare-balles » dit-il.

Brigitte Rémer

Avec Julien Mabiala Bissila, Marcel Mankita, Criss Niangouna – scénographie Delphine Sainte-Marie – costumes Maria Rossi – lumière Xavier Lazarini – musique et son Frédéric Peugeot – conseil à la mise en scène Jean-François Auguste – réalisation des costumes Sophie Manach. Texte publié aux éditions Le Tarmac chez Lansman/RFI.

Le Tarmac, Scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta. 75020 – du 17 novembre au 4 décembre 2015. En tournée : 21 et 22 janvier 2016 LAtrium-Martinique. Dans le réseau de la Fédération d’associations de théâtre populaire : 6 février L’Atrium de Dax – 9 février Théâtre municipal de Roanne – 13 février Théâtre Na Loba de Pennautier – 1er mars TAP de Poitiers – 7 et 8 mars Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence – 10 mars Salle Polyvalente d’Uzès – 12 mars La Chartreuse de Villeneuve- lès-Avignon – 18 mars Salle Georges Brassens de Lunel – 23 mars TGP d’Orléans – 30 mars Odéon de Nîmes – 1er avril Théâtre municipal Villefranche de Rouergue – 26 avril La Louvière d’Epinal – 3 mai Théâtre de la Maison du Peuple de Millau.