© L. Giraudon
Texte d’Edgar Hilsenrath, mise en scène Laurent Maindon – Théâtre du Rictus, à la Manufacture des Abbesses.
Écrivain juif allemand né en 1926, Edgar Hilsenrath a connu l’errance, sa famille s’étant vu refuser un visa d’entrée aux États-Unis par le consul général des États-Unis d’Amérique à Berlin. Les appels au secours de la famille Hilsenrath, comme ceux de tant d’autres familles, ne furent pas entendus. 10 novembre 1938 : « Les choses vont encore empirer. Le temps presse… » 12 juillet 1939 : « La guerre est aux portes. Je vois venir des choses horribles. Ayez pitié ! » Réponse d’une grande violence du consul général, quelque temps plus tard : « Des bâtards juifs comme vous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique. Ils encombrent nos universités et se ruent sur les plus hautes fonctions sans plus se gêner. Renvoyez-moi les formulaires de demande et veuillez attendre treize ans. Il est inutile de m’importuner avec d’autres lettres… »
Les Hilsenrath partent en Roumanie où ils ont de la famille, ils sont déportés quelque temps plus tard dans un ghetto ukrainien, puis libérés par l’Armée rouge. Edgar fait alors l’expérience des kibboutz, en Palestine, et erre de ville en ville pendant deux ans, multipliant les petits boulots. En 1947, après avoir rejoint ses parents à Lyon, la lecture d’Arc de triomphe d’Erich-Maria Remarque, un livre sombre aux accents humanistes, le transforme. Il commence à écrire son roman, en France, puis à New York où il suit son frère, en 1951 et où la famille s’installe. En 1958, il obtient la nationalité américaine et termine Nuit, roman d’un réalisme cru. Au printemps 1971, Le Nazi et le barbier, dans la même veine provocatrice et impertinente, est un succès. Le statut d’Edgar Hilsenrath reste pourtant précaire, les petits boulots continuent, il est entre autres serveur dans un delicatessen et travaille au noir. Il rentre en Allemagne en 1978 et publie, non sans mal, compte tenu de la crudité de ses récits. Depuis, de nombreux prix littéraires lui ont été décernés.
Récit autobiographique, Fuck America débute avec la lecture par Jacob Bronsky des lettres de son père, Nathan, implorant des visas. Le texte théâtral se calque sur la vie de la famille Hilsenrath : Jacob Bronsky accuse l’Amérique de les avoir abandonnés aux mains des nazis : Fuck America ! lance-t-il. Il raconte sa vie déstructurée, quand enfin il pose le pied outre atlantique, coincé entre les petits boulots pour la survie, la faim, la solitude, le désir, et le roman qu’il se presse d’écrire et qui pour lui, a valeur d’exorcisme.
Un narrateur assis au premier rang des spectateurs et qui porte la voix intérieure de Jacob, raconte les nuits d’écriture sans sommeil dans les petits hôtels minables, les boulots qui s’enchaînent plus ou moins comme serveur, portier de nuit ou promeneur de chiens, les subterfuges qu’il apprend des autres pour se nourrir, la cafétéria où se réunissent les émigrés de la communauté juive, la tentation des putes. Il écrit son roman, chapitre après chapitre, qu’il intitule Le Branleur, justifié dans tous les sens du mot. Son écriture s’affiche sur grand écran. La dernière scène est le pastiche d’une thérapie où la psychologue l’oblige à énoncer ce qu’il a toujours refoulé : « Je n’ai pas fait d’études, et je n’avais rien appris de sérieux me permettant de gagner mon pain. Alors, à New York, j’ai accepté n’importe quel job que je pouvais trouver. Un jour, j’ai commencé à écrire. Et brusquement, j’étais guéri » lui dit-il.
Publié en 1980, aux États-Unis d’abord, puis en Allemagne et en France, l’écriture d’Edgar Hilsenrath est crue. L’auteur épluche les mots un à un et les évide à coeur, précis et provocateur, truculent. Il ose s’attaquer au tabou absolu de la shoah et à celui du sexe comme désir animal. De l’ironie, de la légèreté, des anecdotes, des envies, de la gravité et du grotesque forment l’ensemble de ce cocktail éto/déto/(n)nant où se côtoient effroi, tendresse et extravagance.
Dans une scénographie des plus sobres et sur grand écran s’inscrit le roman en gestation de Jakob Bronsky. Le texte est magnifiquement porté par cinq acteurs qui jouent la même partition avec un petit air de rien du tout, donnant puissance, humour et diversité à la palette : Nicolas Sansier est Jakob Bronsky. Laurence Huby, Ghyslain Del Pino, Christophe Gravouil, Yann Josso interprètent chacun plusieurs personnages et font vivre ensemble ce terrible moment de vérité entre chaos mondial et Amérique des années 50, histoire individuelle et histoire collective.
« Je suis tombé sous le charme de Fuck America alors même que je cherchais à travailler à l’adaptation d’un roman » dit Laurent Maindon, metteur en scène, passionné des écritures contemporaines. « L’univers du New York des années 50, l’exil de cet écrivain en devenir, l’humour et la profondeur de ce personnage, Jakob Bronsky, la liberté de ton d’Hilsenrath ont résonné avec mes interrogations actuelles de metteur en scène. » Avec son équipe il pose ici un regard oblique, explosif et radical, sur l’univers irrévérencieux d’Edgar Hilsenrath. Pari théâtral fort réussi.
Brigitte Rémer, le 30 août 2018
Avec : Laurence Huby, Yann Josso, Nicolas Sansier, Ghyslain Del Pino, Christophe Gravouil – Création lumières Jean-Marc Pinault – création son Guillaume Bariou Jérémie Morizeau – création vidéo David Beautru Dorothée Lorang Marc Tsypkine – création costumes Anne-Emmanuelle Pradier – construction décor Thierry et Jean-Marc Pinault – adaptation du texte Loic Auffret, Claudine Bonhommeau, Christophe Gravouil, Laurent Maindon.
Du 23 août au 14 octobre 2018 – Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron, 75018 – métro : Abbesses, Pigalle – Du jeudi au samedi à 21h, dimanche à 17h. site : www.theatredurictus.fr
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