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Terrasses

Texte Laurent Gaudé – mise en scène Denis Marleau – à La Colline/Théâtre National.

@ Simon Gosselin

En avant-propos dans le dossier de presse, la présentation du spectacle : « Entre élégie et chant polyphonique, Terrasses retrace les événements de novembre 2015 qui ont frappé Paris. Choisissant de ne pas s’inscrire dans une écriture du témoignage mais dans la possibilité d’une poétique, Laurent Gaudé y entrelace les voix chorales de victimes, passants, secouristes, policiers, infirmières, parents, pour construire un chant à opposer à la terreur, célébrer l’humanité restée debout. »

L’auteur s’appuie sur différentes sources – journalistique, historique, politique, littéraire – pour tisser en cohérence avec les événements de ce soir-là, une symphonie de la fureur, de la terreur, de la mémoire et du silence. Il nous conduit sur les différents lieux de la tragédie sans les nommer, avec ceux qui ont fait le drame, ceux qui l’ont vécu, ceux l’ont vu, pétrifiés, de leur fenêtre ou du trottoir d’en face, ceux qui ont cherché des nouvelles de leurs proches, familles et amis, ceux qui ont tenté d’aider, de secourir, d’accueillir, ceux qui ont eu la charge d’alléger les souffrances et de soigner.

@ Simon Gosselin

Dix sections structurent cette évocation où différents destins se croisent. La soirée s’annonçait douce et espiègle, tous venaient avec cette même ivresse de la musique et d’un temps suspendu au bord de l’amitié ou de l’amour. Sur quelques notes de clarinette un chœur de femmes où chacune se réjouit d’une soirée à venir et qui s’y préparent. L’une a programmé le concert avec sa sœur, l’autre attend son amie de Barcelone, une femme part contre l’avis de son époux alors que sa petite fille dort, une autre fête ses trente ans. En quelques secondes tout bascule, la soirée se métamorphose en un trou noir, absolu, irréparable.

Les terrasses d’abord puis la salle de concert. Les récits titubent et se mêlent. Les tirs commencent avec une détermination aveugle et dans la déraison de la roulette russe. Celle ou celui qui fortuitement se trouve là, devient cible. « Il est là. Le Hasard. Il s’avance, descend la rue de son pas irrégulier, murmurant entre ses dents une chanson au refrain effrayant : « Toi, oui. Toi, pas. » Mais qui l’entend pour l’instant ? Qui se doute qu’il est venu pour régner et que c’est lui, désormais, qui va décider de nous, décider de tout. Le hasard a pris possession des rues. » La mort frappe un premier carrefour, puis un second, les tireurs se croient tout-puissants, indestructibles.

@ Simon Gosselin

Après les terrasses, la salle de concert. Quand ils sont entrés personne n’a compris, beaucoup dansaient. Ils sont montés sur scène et du haut de ce mirador ont tiré à l’aveugle. « La mort a ralenti le temps, raconte un rescapé, à chaque rafale, je sais que des gens meurent. » Quand les policiers entrent, avant même la Brigade de Recherche et d’Intervention, ils décrivent une scène de guerre, une apocalypse. Leur but premier fut de neutraliser les tueurs, d’agir vite en mesurant le risque. Dans une froideur obligée, accompagnés d’un médecin, les policiers ont fait le tri des vivants et des morts. Et dans l’urgence de sauver des vies « ont regardé les plaies, pas les visages. » Le médecin qui agit sans pouvoir soigner dit de ces moments : « ils définiront ma vie. » Derrière, les lumières de la ville qui s’affichent sur écran, une course contre la montre s’est engagée pour sauver ceux qui pouvaient l’être, dans cette longue nuit d’appels et de cris.

@ Simon Gosselin

Ceux qui témoignent après en avoir miraculeusement réchappé, hébétés d’être en vie, racontent leur tentative pour « aller vers le pire ou vers la sortie » en enjambant les morts. « Ils nous ont tués comme du bétail… Je fais ce qu’on me dit, je suis sans réaction. » Dans la confusion qui s’est emparée de tous, il y a les familles et les amis qui cherchent leurs proches, les téléphones qui sonnent dans le vide, le silence absolu à respecter pour éviter d’être repéré, l’amoncellement des corps sans vie ou dans leur dernier souffle. Il y a ces parents qui cherchent désespérément leurs enfants et ce père défait : « C’est dans une cour intérieure que tu es morte, il m’a fallu des mois, pour réaliser. » En écho, « Julie, une jeune femme que je ne connaissais pas est morte dans mes bras. » La solidarité s’est organisée, et dans les hôpitaux les équipes médicales se sont affairées, toutes les infirmières ont été rappelées. Deux jeunes pompiers, Quentin et Anne, ne s’en remettent pas, ils ont le même âge que la plupart des jeunes qui gisent là. Quand vient l’heure des listes et du bilan, la douleur redouble.

Ceux qui se relèvent se demandent s’ils ont été chanceux ou damnés et tentent de mettre des mots sur l’indicible « Je suis née là où je suis morte cette nuit-là. » « Si l’enfer existe, nous y sommes. » Face à nous, tous sont en scène, comme en un chœur final pour honorer la mémoire des absents.

Denis Marleau, qui met en scène un autre texte de Laurent Gaudé visible au même moment, à La Colline, Le Tigre bleu de l’Euphrate*, a choisi une extrême simplicité dans la forme chorale imprimée au spectacle. Il table sur le côté collégial pour cet événement tragique aujourd’hui ancré dans la mémoire collective. Ce récit d’ensemble, polyphonique et douloureux, dit les choses, sans les alourdir, ni les affaiblir. Il donne trace, dans une poétique à hauteur de la tragédie et respectueuse de l’anamnèse, rendant hommage aux absents-présents. On est aux frontières du récit, du témoignage revisité et pourtant si réel, de l’absurde, de l’arrachement.

13 novembre 2015, Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige… Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! Quelques mots de Baudelaire à la mémoire de ceux qui sont devenus poèmes.

Brigitte Rémer, le 13 juin 2024

@ Simon Gosselin

Anastasia Andrushkevich* Une voix de femme dans la fosse, Une qui fait la morte – Marilou Aussilloux Toi – Sarah Cavalli Pernod La sœur jumelle – Orlène Dabadie* Forces de secours et de l’ordre dont Amélie, jeune pompière – Daniel Delabesse Le médecin, Un voisin à la fenêtre – Axel Ferreira* Le jeune homme qui tombe, Un garçon qui a poussé dans la foule, Le dernier otage – Charlotte Krenz La jeune mère de Lila – Marie-Pier Labrecque L’infirmière – Jocelyn Lagarrigue Le commissaire, Le père de Julie – Victor de Oliveira L’homme de la colonne Ramsès, Un client au restaurant – Alice Rahimi Moi –  Lucile Roche* Celle qui se cache sous un corps, Jeune femme qui appelle elle-même ses parents, Une otage – Nathanaël Rutter* Forces de secours et de l’ordre dont Quentin, jeune pompier – Emmanuel Schwartz L’homme spécialisé dans les sinistres – Monique Spaziani La mère des jumelles – Madani Tall Mathieu, qui reçoit le dernier souffle de Julie – Yuriy Zavalnyouk Gabriel le père de Lila, L’homme des appels d’urgence –  toutes et tous donnent également voix aux différents chœurs. *de la Jeune troupe de La Colline.

@ Simon Gosselin

Scénographie, vidéo et collaboration artistique Stéphanie Jasmin – musique originale Jérôme Minière – lumières Marie-Christine Soma, assistée de Raphael de Rosa – costumes Marie La Rocca, assistée d’Isabelle Flosi et de Claire Hochedé – maquillages et coiffures Cécile Kretschmar, assistée de Mityl Brimeur – montage et staging vidéo Pierre Laniel – design sonore François Thibault – conseil chorégraphique Stéfany Ganachaud – assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard et Sérine Mahfoud – assistanat à la scénographie Marine Plasse – fabrication des accessoires, costumes ateliers de La Colline – construction du décor ateliers de La Colline en collaboration avec Hervé Cherblanc. Le texte a été publié le 10 avril 2024 aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 15 mai au 9 juin 2024, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www. colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

*voir notre article du 16 juin 2024

Le Tigre bleu de l’Euphrate

© Yanick MacDonald

Texte Laurent Gaudé, mise en scène Denis Marleau, jeu Emmanuel Schwartz – à la Colline-Théâtre National.

Avec Le Tigre bleu de l’Euphrate, Laurent Gaudé donne la parole au Grand Alexandre, le dernier jour de sa vie. On est à Babylone, en 323 avant J.C. La question qu’il pose touche au désir. Boulimique et jamais rassasié de ses exploits, dans ce domaine Alexandre serait Gargantua. L’auteur décrit ce moment de l’entre-deux, ce passage entre le monde des vivants et celui des morts. Son tombeau n’a jamais été retrouvé, sa disparition reste un mystère.

© Yanick MacDonald

Alexandre le Grand est lucide et contradictoire et Laurent Gaudé parle du choix de son héros : « J’aime les personnages qui se disent tout entier. Qui ne cachent pas leurs propres contradictions. C’est une des raisons qui m’ont fait venir à Alexandre. Il est tout à la fois et c’est passionnant à écrire. Il est fraternel et monstrueux, intelligent et barbare, il est jeune et vieux, beau et abject à la fois. » Dix séquences charpentent la pièce qui fait alterner les mots d’Alexandre au bord de la mort et ceux de la conquête et des exploits passés. « Je suis le plus grand et le plus misérable. Ma valeur est immense et ma faute est un puits sans fond. » Le héros n’en est pas moins homme. C’est cette humanité mêlée à son inhumanité qui apparaît chez l’acteur. Emmanuel Schwartz est seul en scène, dévoilant le monde intérieur de son personnage avant qu’il ne passe de l’autre côté du miroir.

Il débute d’une voix sépulcrale et déjà sous son linceul, déjà de l’autre côté, s’adresse à Thanatos, dieu de la mort, frère du sommeil, fils de la nuit et des ténèbres. Son ombre s’inscrit sur le mur. Sa supplique aux vivants : « laissez-moi… Que plus personne n’entre… » Et il revient sur les moments de sa vie. « À vingt ans j’ai levé ma première armée. Il me fallait un ennemi à ma taille. » Ce fut Darius, roi de Perse, il raconte son combat pour la conquête de l’Asie Mineure, ne recule devant rien pour s’emparer de Tyr, faisant construire des navires et rassemblant une armada, « Un carnage naval qui n’eut pas d’égal. »

Puis il atteint l’Égypte et le delta du Nil « Et partout nous fûmes accueillis comme des dieux. C’est sur ces terres que je choisis de jeter les fondations de ma ville, Alexandrie. J’ai dessiné moi-même les plans de la ville. Un phare immense qui puisse se voir jusqu’en Crète. La plus grande des bibliothèques. » Il ordonne de bâtir la ville des morts, au sud d’Alexandrie, puis se dirige vers le désert où la voix de la pythie lui parvient et le convainc de son immortalité. Sur les bords du fleuve il fait face au tigre bleu de l’Euphrate « félin majestueux au pelage de lapis-lazuli… bleu comme mon désir de l’éternité. » Ils s’observent, aucun des deux n’a peur. « Ce jour-là, je sus obscurément que c’était l’Orient qui me marquerait de son empreinte sacrée. »

© Yanick MacDonald

La conquête se poursuivant, lors de la traversée du Tigre son armée se fige devant la puissance des éléphants. La bataille de Gaugamèles remportée il ne lui restait plus qu’à prendre Babylone, dans l’Irak d’aujourd’hui. Une course poursuite se déroule où l’un des protagonistes, Bessos qui avait pris en otage Darius devenu l’ami d’Alexandre, se vit affligé un supplice de mort lente. Après Babylone, puis Samarcande vient la fin du périple et les larmes d’Alexandre face à Koinos, l’un de ses soldats qu’il n’a pas reconnu. L’acteur prend la position du penseur selon Rodin, sorte de Christ recrucifié. « Je suis l’homme qui meurt et disparaît avec sa soif » reconnaît-il.

Sur scène seul un lit rudimentaire recouvert d’un drap pour scénographie et l’immensité d’un écran sur lequel les ciels bleu-gris acier se déclinent à l’orangé dans les lueurs du petit matin. L’acteur est habillé et maquillé de blanc. Tout est spectral. Seul en scène Emmanuel Schwartz met ses pas dans ceux d’Alexandre le Grand et joue de ses délires et mégalomanies avec délectation. Il est l’incarnation de la légende et le passeur de la belle langue de Laurent Gaudé, nous plongeant au cœur de la mythologie grecque et de l’Antiquité.

© Yanick MacDonald

Denis Marleau, directeur de la compagnie UBU qu’il a créée en 1982 à Montréal le met en scène avec précision. De ses premiers spectacles-collages conçus à partir de textes des avant-gardes artistiques, il fait un parcours lié aux écritures contemporaines. Il a dirigé de 2000 à 2007 le Théâtre français au Centre national des Arts, à Ottawa, et participé à de nombreux festivals internationaux, dont Avignon à plusieurs reprises. Il a créé Le Tigre bleu de l’Euphrate au Théâtre de Quat’Sous, à Montréal, en 2018.

Présenté dans la petite salle de La Colline, Denis Marleau met en scène parallèlement sur le grand plateau de ce même théâtre un autre texte de Laurent Gaudé d’une toute autre facture, Terrasses.*

Brigitte Rémer, le 15 juin 2024

Collaboration artistique et conception vidéo Stéphanie Jasmin – scénographie Stéphanie Jasmin et Denis Marleau, assistés de Stéphane Longpré – lumières Marc Parent – musique Philippe Brault – costumes Linda Brunelle – maquillages et coiffures Angelo Barsetti – design sonore Julien Eclancher – coordination et montage vidéo Pierre Laniel – assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard – Le texte est paru en 2002 aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 15 mai au 16 juin 2024, à la Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www. colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

*voir notre article du 17 juin 2024