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Le mage du Kremlin

Adaptation du roman de Giuliano Da Empoli et mise en scène Roland Auzet, compagnie ACTOpus, à La Scala Paris.

© Thomas O’Brien

C’est un spectacle librement adapté du roman de Giuliano Da Empoli – essayiste et conseiller politique d’origine italienne et suisse – roman publié en 2022, qui a obtenu un immense succès en termes de lectorat et reçu le prix de l’Académie française.

Alors que l’actualité continue de se dégrader au regard d’une guerre déclarée par Poutine à l’Ukraine il y a plus de deux ans, ce roman écrit avant semble presque prémonitoire. Il nous mène dans la fabrique du pouvoir et de l’imposture. À la manœuvre et à la lisière de l’Histoire, romancée certes, la Russie et ses potentats, bien réels. Au-delà, les mécanismes du pouvoir qui se mettent en place, avec tout le cynisme et la délétère médiocrité.

Une lumière crue éblouit le spectateur qui entre dans le théâtre, comme sous surveillance et pris en défaut dans le projecteur de miradors. Ajoutant à la brutalité de l’accueil, trois murs de miroir et un sol noir luisant amplifient l’impression d’une perte de repères, avec le reflet des spectateurs démultipliés (scénographie et création lumières Cédric Delorme-Bouchard). On est dans le grandiose de l’architecture stalinienne, d’une autre manière. Tout est vu et sans aucune intimité. Entre les miroirs, des écrans sur lesquels des vidéos traduisent le fracas.

© Thomas O’Brien

Le ton est donné pour une traversée opaque au cœur du pouvoir soviétique, puis russe, de la fin du mandat de Boris Eltsine à l’avènement de Vladimir Poutine, nouveau tsar, en passant par la Perestroïka, sous le regard du buste de Staline, figure totem s’il en est, signant des millions de morts et qui se couvrira de sang au cours du spectacle.

On est d’abord à Moscou aujourd’hui, chez Vadim Baranov, dans un premier tableau où le personnage, plutôt mondain, semble s’inscrire dans un reality show. On y retourne dans le troisième et dernier tableau, alors que le second nous mène dans Un bureau du Kremlin, dans les années 2000. Les acteurs, présents sur scène pendant l’installation du public, plantent le décor d’une façon détendue avant que le spectacle débute, installant ce premier tableau chez Baranov, avec fauteuils et canapés gris très clair, piano en fond de scène, bar. Bourgeoisement installé, entouré de littérature française et de vodka, Baranov ayant déserté le pouvoir et pris sa retraite – ou battu en retraite – reçoit un jeune journaliste français, Pierre Barthélémy (Stanislas Roquette) ayant travaillé sur Evgueni Zamiatine, grand auteur interdit de publication à partir de 1922 et contraint à l’exil, et qui désire l’interviewer sur son parcours politique.

© Thomas O’Brien

Suspendu entre le réel et la fiction, c’est la carrière de Vadim Baranov metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité, féru de communication autrement dit agent de propagande, qui est racontée. Seul personnage de fiction dans le roman, on le surnomme le Mage du Kremlin. L’auteur s’est inspiré d’un certain Vladislav Sourkov, passionné de théâtre avant de devenir l’éminence grise de Poutine pendant une douzaine d’années, puis de démissionner. C’est lui, le « Raspoutine de Poutine ». qui a aidé à sa promotion, le propulsant de simple agent du KGB au rang de Tsar.  Baranov ne se départit jamais de son sourire glauque ni de sa lâcheté, y compris dans le privé avec son ancienne femme, Ksénia (Irène Ranson Terestchenko) qui le repousse. Philippe Girard interprète le personnage avec justesse, flegme et machiavélisme.

© Thomas O’Brien

L’adaptation du roman permet de dévoiler le mode opératoire d’un système qui se met en place pour passer d’un statut de personne ordinaire à celui de conseiller politique du régime, aux ordres du Tsar – le Tsar étant ici interprété par Andranic Manet, aussi glacial que poutinien. La métamorphose de Baranov en exécutif autoritaire, cruel et traitre à ses amis, se passe au Kremlin dans les années 2000. Traitre, y compris à son ami d’enfance, Boris Berezovsky – interprété avec bonhomie et subtilité par Hervé Pierre – qui lui suggère de créer avec lui un parti, celui de l’unité, « il nous faut fabriquer une unanimité, redonner de la dignité… » Berezovsky s’exilera à Londres, on apprendra plus tard qu’il se serait pendu, version officielle…! « Détruire, c’est la loi… » dit le texte, « la politique russe c’est la roulette russe… Le pouvoir s’occupe de toi. »

Entre politique et communication, Histoire et fiction, l’actualité passe dans le spectacle avec les drames de la Russie : le sous-marin nucléaire de Koursk, lanceur de missiles à longue portée qui ensevelit cent-vingt marins en exercice dans la mer de Barents ; la Tchétchénie, entre annexion et indépendance, où rien n’est réglé ; les prisonniers politiques, dont Alexeï Navalny militant anticorruption ennemi numéro un de Poutine, purgeant une peine de dix-neuf ans en Sibérie et mort cette année à l’âge de quarante-huit ans ; l’Ukraine et le vol de ses territoires.

Le texte brasse tout ce qui fait l’Histoire de la Russie, où « la rage et la haine de l’autre sont des données structurelles » : l’effondrement de l’URSS et la fin du communisme, les oligarques, leur argent et la corruption, le capitalisme, le complotisme, les idéologies, le mensonge d’état érigé comme acte de foi, la manipulation médiatique « arrêtez les images, remettez les images ! » la manipulation du peuple aveuglé par son dirigeant, son héros quel qu’il soit, descendant d’Ivan le Terrible, la vertigineuse verticalité, un monde d’hommes au Kremlin, la haine de l’occident. L’occidental, arrogant, se trouve d’ailleurs sur le banc de touche, apostrophé à plusieurs reprises.

© Thomas O’Brien

A la fin, les séquences s’enchaînent, s’annulant un peu les unes les autres, le spectacle a du mal à écrire le mot Fin : apparition-choc des Loups de la nuit, club informel russe de motards à sa création en 2013 pendant la Perestroïka, qui acquiert une importance politique et se rapproche du pouvoir poutinien ; séquence filmée dans le cimetière de Sainte-Geneviève-des-Bois avec Evgueni Prigojine, chef de la milice Wagner ; chanson des Pussy Riot, ces féministes punk envoyées en camp de travail pour avoir profané, dit-on, une église orthodoxe. Et si les femmes n’ont pas leur place dans les enjeux politiques poutiniens, les actrices (Irène Ranson Terestchenko, Karina Beuthe Orr et Claire Sermonne), apportent au spectacle une belle énergie qui a force de contestation.

Compositeur en même temps que metteur en scène, Roland Auzet s’intéresse depuis plusieurs années à l’histoire contemporaine. Dans ses travaux les plus récents il a notamment questionné l’identité européenne avec Nous, l’Europe, Banquet des peuples de Laurent Gaudé en 2019, qui continue de tourner et a été présenté à Kyïv (Ukraine) en 2024. Il a travaillé la mémoire de la Révolution Culturelle chinoise impulsée par Mao Zedong (1966-1975) avec Luo Ying, ancien garde rouge devenu poète, et présenté en 2022 sur le sujet Adieu la mélancolie. Il a mis en scène Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès avec deux actrices en duo, et conçu, depuis une vingtaine d’années, de nombreux spectacles. Roland Auzet a collaboré avec Giuliano Da Empoli à l’adaptation de son roman. Il met en scène, sur la ligne de crête, la folie du pouvoir aujourd’hui, à travers l’Histoire en train de se faire et d’un pays en train de se défaire. « Poutine finira par s’ensevelir sous les murs de la Russie… » dit le texte.

Brigitte Rémer le 14 septembre 2024

Avec : Philippe Girard, Hervé Pierre, Stanislas Roquette, Irène Ranson Terestchenko, Karina Beuthe Orr, Claire Sermonne, Andranic Manet – à l’écran Jean Alibert et Anouchka Robert – scénographie, création lumières Cédric Delorme-Bouchard – création vidéo et musique Wilfried Wendling – costumes Victoria Auzet – assistante à la mise en scène Pauline Cayatte – images de Gilles Cayatte – régie Jean Gabriel Valot (générale), Thomas Mirgaine (son), Jonathan Rénier (vidéo), Adrien Bonnin (lumières)Le mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli est publié aux éditions Gallimard, (2022).

Du 4 septembre au 3 novembre 2024, du mercredi au samedi à 21h. Le dimanche à 17h – à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – métro : Strasbourg-Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.fr – En tournée : 14 novembre, la Scala Provence, Avignon (84) – 19 novembre, Théâtres en Dracénie, Draguignan – 21 au 23 novembre, Théâtre du Gymnase /Friche belle de Mai,  Marseille (13) – 27 au 29 novembre, Théâtre national de Nice (06) – 3 décembre, Théâtre Francis Palmero, Menton (06).

Alfred et Violetta

Violetta et Alfredo © Irakli Sharashidze

De Rezo Gabriadze et Leo Gabriadze, librement inspiré de La Traviata, à La Scala-Paris. En langue géorgienne surtitrée en français.

Le grand maître de la marionnette, Rezo Gabriadze a travaillé pendant plus d’une quarantaine d’années au Théâtre de Tbilissi, en Géorgie, où il avait fondé sa troupe, en 1981. Artiste russe, puis géorgien né en 1936, il était aussi réalisateur de cinéma, dramaturge, écrivain, peintre et sculpteur. Ses spectacles ont tourné dans le monde. En France, il a notamment présenté au Festival d’Avignon Chants de la Volga en 1997 puis Ramona, en 2017. Dans une interview réalisée par Agnès Santi cette même année il disait : « J’ai choisi la marionnette parce que cet art était peu pratiqué et m’offrait plus de liberté que n’importe quel autre.  De plus, l’art de la marionnette est enraciné dans un héritage millénaire, et j’aime inscrire ma vie dans cette filiation lointaine et sans frontières. C’est un voyage absolument passionnant ! »

Le Narrateur © Irakli Sharashidze

Alfredo et Violetta fut le premier spectacle qu’avait présenté Rezo Gabriadze dans son théâtre de marionnettes. Il l’a recréé peu avant sa disparition, en 2021, dans une version entièrement revisitée en ses décors, personnages, musiques et lumières. Ayant pris le relais de la direction artistique de la troupe, Leo Gabriadze, son fils, présente aujourd’hui à Paris le spectacle emblématique de son père, comme un héritage partagé. Il est venu lui-même l’introduire.

Librement inspiré de La Traviata d’après le roman d’Alexandre Dumas La Dame aux camélias, et la composition musicale de Verdi, l’histoire est ici transposée à Tbilissi en 1991, alors que la guerre civile gronde, qui ouvrira, le 9 avril 1991, sur l’Indépendance de la Géorgie, marquant la fin de la tutelle russe. Elle nous fait aussi voyager dans d’autres villes de Géorgie comme Khashuri, Abastumani et Dighomi, ainsi qu’à Milan, Venise et Rome. La première mondiale de cette nouvelle version a eu lieu au Théâtre Goldoni de Venise en février 2022, théâtre coproducteur du spectacle avec le Change Performing Arts de Milan. Trois maîtres de marionnettes sont en surplomb au-dessus du décor – ils sont six en tout, trois hommes et trois femmes – penchés sur leurs personnages finement sculptés, habillés avec raffinement et si expressifs, marionnettes à fils à qui ils donnent vie, de manière virtuose. Gantés et vêtus de noir, on peut suivre leurs mouvements et voir leurs visages au-dessus des panneaux magnifiquement peints, rappelant Chagall et Soutine, sortes de palissades qui nous mènent dans les villes et la campagne géorgiennes. La concentration et l’adresse de leurs doigts chorégraphient le parcours des personnages, dans une douceur, une précision et une autorité du mouvement qui, à elles seules font spectacle.

Cuckoo © Irakli Sharashidze

On pénètre dans l’histoire par le court récit d’un narrateur placé côté cour, qui reviendra fermer le spectacle. Il nous fait découvrir la ville aux superbes balustrades en fer forgé de la rue Chevtchenko et la maison au balcon où réside Violetta, au dernier étage du n° 22. Autour, règne une bande de malfrats pilotée par Clou, personnage double qui abrite dans son chapeau un autre personnage, sorte de double et de diable dialoguant avec lui, et commentant la situation. Ce petit monde est toujours prêt aux mauvais coups. Clou agresse le vendeur de pastèques sous la supervision d’un corbeau de mauvais augure qui fait régner la loi et qui défend sa place, et se moque d’Alfredo, beau jeune homme et grand scientifique, qui vient de recevoir son visa pour l’Italie lui permettant de poursuivre ses recherches en astronomie.

Du côté des généreux, il y a Cuckoo qui enjoint Alfredo de le suivre pour lui présenter Violetta. Il y a Alezane le cheval fidèle, et il y aura Loco, la locomotive qui les ramènera à Tbilissi à ses risques et périls. L’oiseau qui pépie apporte de la vie et de la gaieté, de la poésie. Après quelques embûches, la rencontre entre Alfredo et Violetta a lieu, elle est magnétique. Violetta est rongée par la tuberculose. Alfredo doit rejoindre l’Italie. On les voit tous deux au cinéma, regardant un film. et se jurer fidélité. « Mon remède, c’est toi » lui dit Violetta. Intervient le père de son amoureux, Germont, qui la somme de cesser toute relation avec son fils, éminent scientifique bientôt reconnu comme le grand astronome de demain. Au désespoir, Violetta se plie à la demande, on la voit marcher en solitaire, avec sa valise.

Pendant ce temps, en Italie Alfredo présente son projet aux sages du collège d’astronomie, baptise une nouvelle étoile repérée, Violetta, et devra revenir quatre mois plus tard rencontrer ces mêmes savants chargés de vérifier les données. Il gagnera ce concours et la reconnaissance de ses pairs. Mais la guerre en Géorgie le rappelle dans la capitale, « une neige noire tombe sur Tbilissi. »  Il n’y retrouve pas son amoureuse et se voit contraint de chanter dans les rues pour survivre, comme lui a suggéré Benedictus, une statue de bas-relief.  Avant, c’est une chimère qui lui avait conseillé de s’arrêter à La Scala de Milan pour assister à La Traviata, ce qu’il fera, et ce qui apporte une très jolie scène où, dans un tout petit théâtre posé dans la scénographie, on suit avec lui l’Opéra de Verdi.

Cuckoo, personnage plein d’empathie venu au secours de Violetta l’a emmenée à la campagne pour la protéger et la faire soigner. La menace étant partout, les voilà contraints de rentrer à la capitale. Une très jolie séquence où la solidarité entre Alezane, Cuckoo et Sergo, la locomotive – fière de pouvoir escalader le Caucase et de rouler sans rails – ramène Violetta à Tbilissi, même s’ils sont contraints en chemin de se séparer et suggèrent à Alezane, de rechercher sa mère dans la forêt. Les vieilles locomotives fascinent Rezo Gabriadze, comme un monde qui disparaît. L’une d’elle, une locomotive particulièrement optimiste, était son héroïne dans le spectacle Ramona qu’il avait créé en 2012.

Violetta et Germont © Irakli Sharashidze

De retour enfin à Tbilissi, la ville est de cendres, méconnaissable, la maison de Violetta, détruite. Cuckoo installe la jeune femme dans la vieille voiture du grand-père. Lui, campe un peu plus loin, au bord de la rivière et tout près du zoo, pour aider les animaux en détresse. Tous les jours, il rend visite à son amie, tandis qu’Alfredo chante et que la racaille, Clou et sa bande, poursuit vols et pillage et ironise sur la guerre. Mais Rezo Gabriadze change le cours des choses et de l’histoire, tordant le cou à Dumas comme à Verdi, rendant la fin plus légère. Derrière la détresse de Violetta, le Corbeau change de camp et s’engage aux côtés des généreux. Germont, sans nouvelles de son fils, présente ses excuses à Violetta. Hormis la mort de Cuckoo qui affecte la jeune femme, tout se termine par un happy end où l’amour reprend ses droits.

Une succession de scènes plus poétiques les unes que les autres composent le spectacle, la musique et les chants populaires en marquent les étapes. Ainsi le chant de l’amour passé ou le chant des ruines au retour, autant de musiques teintées de douceur et de nostalgie qui s’inscrivent en contrepoint à l’actualité de la guerre. Derrière l’histoire, lyrique et nostalgique, dans laquelle les animaux sont les alter ego de l’auteur, se trouvent de nombreuses références : politique – la chappe de béton, russe, qui a enseveli la Géorgie pendant de longues années ; culturelle, par les références architecturales et graphiques à la Rome antique et par l’Italie et Verdi ; scientifique, avec les astronomes ; sociale, par la culture urbaine de Géorgie dans laquelle Rezo Gabriadze et Leo Gabriadze nous plongent.

Les mains des maîtres de marionnettes accompagnent avec une grande finesse et précision les scènes d’Alfred et Violetta, et dansent. Le spectacle est un pur joyau et un plaisir de la représentation, entre la réalisation des sculptures-marionnettes, la maestria de la manipulation et la densité donnée à l’histoire racontée, dans l’épaisseur des références et les temps, passé et présent, qui se décalent et qui se mêlent. Une belle leçon de théâtre, une belle leçon de vie.

Brigitte Rémer, le 10 novembre 2023

Dramaturge, directeur artistique, Rezo Gabriadze – metteur en scène, Leo Gabriadze – maîtres de marionnettes : Tamar Amirajibi, Niko Gelovani, Irakli Sharashidze, Tamar Kobakhidze, Giorgi Giorgobiani, Medea Bliadze – directeur technique, Mamuka Bakradze – ingénieur du son David Khositashvili – traduction, Macha Zonina et Daniel Loayza – productrice, Veronika Gabriadze.

Du 8 au 30 novembre 2023, mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 15h – à La Scala-Paris, 13, Boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site :www.lascala-paris.f

Yé ! (L’eau)

© La Scala-Paris

Compagnie Circus Baobab, acrobates et danseurs originaires de Conakry, en Guinée – directeur artistique Kerfalla Bakala Camara – metteur en cirque et compositeur Yann Ecauvre – à La Scala/Paris, prolongé jusqu’au 10 juin.

Ils sont treize acrobates et danseurs originaires de Conakry, en Guinée, rejoints par quelques artistes d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Au départ, enfants de la rue formés aux arts de la scène en dialogue avec les meilleurs professionnels africains et français, dont Pierrot Bidon fondateur de la compagnie Archaos. Ils se sont rassemblés en 1998 au sein du Cirque Inextrémiste, co-fondé par Yann Ecauvre, aujourd’hui metteur en scène du spectacle, dans un moment où la Guinée cherchait à faire connaître son patrimoine traditionnel et ancestral et à le renouveler. Ils sillonnent aujourd’hui le monde avec Circus Baobab, avec pour mots clé énergie et solidarité.

© La Scala-Paris

Ils ont créé un scénario autour de l’eau qui forme la trame du spectacle, théâtralisant leurs interventions sur fond de bouteilles plastique vides compressées qui, à l’arrière-scène, jonchent le sol. Eau précieuse, si précieuse en Afrique, et qui crée des tensions entre les personnages convoitant l’eau du voisin, parfois la partageant comme un passage de témoin, toujours comme un défi dans ce vingt-et-unième siècle aride où l’environnement devient la carte maîtresse. en langue soso signifie eau dans la région de Guinée maritime. Eau secours ! crie-t-il dans leur langue des corps, travaillée à outrance et défiant toute gravité. Leur langage est celui du cirque, risqué, virtuose et l’eau est aussi celle des plages où ils se sont entrainés, sur le sable protecteur pour amortir la réception de leurs sauts et montées vertigineuses.

Ils sont danseurs, gymnastes et acrobates et développent avec force et adresse l’art ancestral du cirque basé ici sur des numéros de mains à mains, de portés, de voltige au sol et de construction de pyramides humaines. Deux femmes, Aïcha Keïta et M’Mahawa Sylla défendent leur place avec âpreté, aussi éblouissantes que chaque circassien de la troupe. Un contorsionniste, Amara Camara, impressionnant dans la désarticulation, démonte son corps, pièce par pièce. Il semble ne plus avoir de limites même quand le corps grimace. Un breakdancer, Fodé Kaba Sylla fait des prouesses et joue de son vocabulaire en danses urbaines. La troupe n’utilise aucun instrument, tout au mieux un tapis de réception pour récupérer certaines envolées, à un moment précis du spectacle. Tout est basé sur l’inventivité et la virtuosité.

© La Scala-Paris

À travers le scénario qui en régule l’intensité et les escarpements, se succèdent toutes figures nées de leur souplesse extravagante acquise par leur travail : exercices d’élévation et d’équilibre, lancer-porter sur un rythme rapide où le voltigeur exécute de nombreux sauts, propulsé par son porteur, tours et tourbillons enchaînés, incessants. Il y a de la parodie, de la performance, des pirouettes, rondades et flic-flac, sauts et saltos acrobatiques périlleux, avant-casse-cou, arrière-salto-mortale, vrilles, roulés aux rythmes endiablés. Ils portent sur les épaules, les mains, les jambes, les pieds, la tête, exécutent des colonnes, les hommes du dessous sont massifs, les envolé(ées) voltigeurs-voltigeuses sont oiseaux. Ils sont voleurs de ciel dans leurs élévations pyramidales. Nous sommes aux limites de l’équilibre avec de l’humour, de la solidarité et de la fraternité, aucun temps mort. À la fin du spectacle ils partagent leurs bouteilles d’eau avec le public avant de se retirer, en beauté. Ils sont courageux et magnifiques.

La démarche de cirque social impulsée dès la création de la troupe et aujourd’hui par Kerfalla Bakala Camara, directeur artistique de Circus Baobab et par l’atypique metteur en cirque Yann Ecauvre, fait penser à celle qu’avait eue Teresa Ricou à Lisbonne il y a une quarantaine d’années quand elle avait fondé le cirque Chapitô, dont le travail se poursuit. Ces démarches d’utopies soignent le monde si mal en point, leur outil est d’inclusion sociale. Circus Baobab fut grand finaliste de La France a un incroyable talent, en 2022. La troupe cherche actuellement des fonds pour créer une école du cirque à Conakry et donner leur chance à ceux qui ne sont pas toujours allés à l’école, d’accomplir leur rêve et de bâtir un avenir. Les acrobates-danseurs ont avant tout le sens du collectif et se considèrent comme une famille, la conjugaison de leurs talents est une belle leçon de vie.

Brigitte Rémer, le 10 mai 2023

Avec : Bangoura Hamidou, Bangoura Momo, Camara Amara Den Wock, Camara Bangaly, Camara Ibrahima Sory, Camara Moussa, Camara Sekou, Keita Aïcha, Sylla Bangaly, Sylla Fode Kaba, Sylla M’Mahawa, Youla Mamadouba, Camara Facinet – intervenant acrobatique Damien Drouin – compositeur Jeremy Manche – chorégraphe Nedjma Benchaïb – costumière Solène Capmas – création lumière Clément Bonnin – régisseur Général Christophe Lachèvre – producteur Richard Djoudi – diffusion Camille Zunino, Temal productions.

Du 14 avril au 10 juin 2023, du mardi au samedi à 21h, Le dimanche à 17h. Relâche dimanche 16 avril – à La Scala-Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – site : www.lascala-paris.fr – tél. : 01 40 03 44 30 – En tournée, au Printemps des Comédiens de Montpellier, Amphithéâtre du Domaine d’O, lundi 12 et mardi 13 juin 2023.

Camus-Casarès, une géographie amoureuse

© Frédéric Buira

D’après Albert Camus Maria Casarès, Correspondance 1944-1959 – mise en scène Elisabeth Chailloux, avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, à La Scala/Paris.

Ils se rencontrent en mars 1944 chez l’ethnologue Michel Leiris et son épouse, elle a vingt-et-un ans. Fille d’un républicain espagnol en exil, arrivée en France à l’âge de quatorze ans, Maria Casarès est originaire de Galicie, au nord-ouest de l’Espagne. Yeux verts et cheveux noirs, magnifique tragédienne formée au Conservatoire de Paris, elle a débuté sa carrière deux ans plus tôt, en 1942, au Théâtre des Mathurins. À la même date et né en Algérie, Albert Camus est marié et vit à Paris, il a trente ans – son épouse Francine est enseignante à Oran – il vient de publier L’Étranger. Il propose à Maria le rôle de Martha pour la création du Malentendu aux Mathurins, en juin 1944, dans la mise en scène de Marcel Herrand. 6 juin 1944, les vers de Verlaine prononcés à la BBC annoncent le débarquement : « Les sanglots longs des violons de l’automne, blessent mon cœur d’une langueur monotone », l’actrice entre dans la vie de l’auteur, et vice versa, situation pour le moins inconfortable car Camus se doit d’honorer ses obligations familiales. De plus, chacun mène sa carrière artistique et intellectuelle leur imposant de longues séparations, écritures et conférence pour lui, répétitions à la Comédie Française (1952/54), tournées avec le TNP et Festival d’Avignon (1954/59) pour elle.

Ils se sont donc beaucoup écrits, de 1944 à 1959, jusqu’à la mort accidentelle de Camus, en janvier 1960 – huit cent soixante-cinq lettres ont été réunies dans un volume de mille trois cents pages publié par Catherine Camus, fille d’Albert -. Autant dire que le choix a dû être cornélien pour l’équipe qui a décidé d’en faire spectacle : Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio l’ont conçu et interprètent le couple amoureux, sous le regard d’Elisabeth Chailloux qui signe la mise en scène. « Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n’étais pas fier, et de ce jour-là quelque chose a commencé de changer. J’ai mieux respiré, j’ai détesté moins de choses, j’ai admiré librement ce qui méritait de l’être. Avant toi, hors de toi, je n’adhérais à rien » lui écrit Camus. « Quand on a aimé quelqu’un, on l’aime toujours » confiait Maria Casarès bien après la mort de Camus. « Lorsqu’une fois, on n’a plus été seule, on ne l’est plus jamais » ajoute-t-elle. Nous sommes pris à témoin du parcours de leur géographie amoureuse, plus compliquée qu’il n’y paraît quand, à la fin de la guerre, l’épouse de Camus revient en France et met au monde des jumeaux. Ils se perdent puis se retrouvent, par hasard, en 1948.

On entre de plain-pied dans le spectacle par les archives sonores de l’époque répercutant la guerre – on entend la sirène des alertes – puis, plus tard les trompettes du Palais des Papes marquant l’entrée dans la Cour d’Honneur, au début des spectacles. Une imposante radio est le point central du décor et le lieu de leurs rencontres, le reste se passe dans la salle où chacun a sa ligne de fuite par les escaliers situés de part et d’autre du plateau et qui deviennent espace de jeu. Le côté cour est celui de Casarès le côté jardin celui de Camus. Symbole de leur relation, la valise qu’il porte, toujours entre deux trains, deux avions, deux écritures, entre deux femmes. Relation amoureuse certes mais relation peu sereine au regard de la géométrie inégale des situations. Maria l’espère. Maria aimerait l’enfant qu’elle n’aura jamais, « les enfants que nous pourrions avoir. » Maria est solitude, il le lui reproche. Camus compose avec les contraintes qu’il s’impose. Il est pourtant sa protection absolue. Là est le paradoxe. « Dormir avec toi jusqu’à la fin du monde… »

© Frédéric Buira

Maria Casarès parle de sa mère : « Tous les simples avaient la vie de ma mère », interrompt la tournée des Justes pour enterrer son père « Je me sens devenir folle… » Au-delà de la scène, son parcours nous transporte du côté du cinéma, elle a tourné dans de nombreux films emblématiques à commencer par Les Enfants du paradis de Prévert/Carné en 1946 ou La Chartreuse de Parme de Christian- Jaque en 1948 et parle ici d’Orphée, écrit et réalisé par Cocteau, en 1950. Elle tourne avec les plus grands réalisateurs et jouent avec les metteurs en scène les plus importants de l’époque et garde simplicité et modestie, restant à l’écoute de son amoureux. Gérard Philipe, Serge Reggiani, Michel Bouquet et tant d’autres personnalités artistiques sont dans la troupe du TNP. Elle y jouera aux côtés de Gérard Philippe Le Prince de Hombourg, Le Cid, Macbeth, Phèdre et y tiendra bien d’autres rôles. De Camus, elle interprète ensuite deux pièces : en 1948 elle est Victoria, dans L’État de siège, monté par Jean-Louis Barrault puis en 1949, Dora dans Les Justes, pièce créée par Paul Oettly au Théâtre Hébertot. La dernière des Justes lui laisse un vide et comme une petite mort, après tant d’intensité donnée.

Lui ne se sent ni à l’aise ni attiré par ce qu’il appelle le milieu parisien et lâche : « C’est fatiguant d’être un salaud » avoue-t-il. Par moments les reproches fusent, l’image de l’autre est là « Francine et toi… » « Je suis lasse d’une vie qui n’aboutit qu’à la nuit qui tombe » écrit-elle dans un moment de fatigue. Il voyage d’Alger à Buenos-Aires parle de Rimbaud et de la mer, des petits matins d’Alger, de Tipasa et son site archéologique où une stèle sera érigée en son honneur. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres… » Il parle des récits de là-bas, du village de ses grands-parents. On assiste à la disparition de Combat, journal clandestin circulant pendant la guerre et symbole de résistance dans lequel il a marqué son engagement politique. « Le matin, l’Algérie m’obsède… Dans la lutte j’ai trouvé la paix contre la société intellectuelle. » Elle, joue avec la troupe à Rome, à Moscou, puis interprète Phèdre à Oran, dans sa ville, « une ville à ton image… » Elle y voit des « roses sauvages dans chaque sourire » et pense à son « Beau Prince. » Et le doute parfois, le malentendu, s’installent dans le décalage-temps du courrier : « Je me suis demandé si tu n’étais pas las de toute cette profusion de mots que nous sommes obligés de mettre entre nous… » « Ne pars pas, tu souffriras » répond-il.

En décembre 1957 Camus reçoit le Prix Nobel de littérature et prononce son discours, en Suède, « Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ? J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. » Le 25 novembre 1959 Gérard Philipe s’éclipse, pour toujours, le chagrin descend sur le théâtre. 30 décembre 1959, dernière lettre : « Je lis Les Illusions perdues… » Cinq jours plus tard, 4 janvier 1960, des pneus crissent, une voiture s’écrase contre un platane, conduite par Michel Gallimard, directeur des éditions La Pléiade, qui mourra des suites de ses blessures et Camus meurt sur le coup. Le spectacle se termine sur cet épouvantable coup de frein-coup de fil.

Derrière la chronique d’une époque dont témoignent ces Lettres il y a les grands reliefs du discours amoureux, fragments échangés entre Casarès et Camus, il y a la sensualité, le désir, l’attente, autant que les aménagements et la révolte.  « Nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, tu te rends compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné ? » écrit Maria Casarès le 4 juin 1950. « Également lucides, également avertis, capables de tout comprendre donc de tout surmonter, assez forts pour vivre sans illusion, et liés l’un à l’autre, par les liens de la terre, ceux de l’intelligence, du cœur et de la chair, rien ne peut, je le sais, nous surprendre, ni nous séparer » écrivait Camus le 23 février 1950. « Que vais-je faire sans toi, ? » écrit cette grande Dame de l’ombre et de la lumière.

Derrière l’actrice et l’acteur qui entrent en vibrations, Teresa Ovidio, elle, plus généreuse, lui, Jean-Marie Galey, plus retenu, le portrait original de l’une, Maria Casarès, comme de l’autre, Albert Camus, ne nous quittent pourtant pas, traduisant la difficulté de l’exercice.

Brigitte Rémer, le 11 janvier 2023

Avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, mise en scène Elisabeth Chailloux – lumières Franck Thévenon – son Thomas Gauder – chorégraphie réglée par Sophie Mayer – d’après la Correspondance Albert Camus Maria Casarès 1944-1959, aux éditions Gallimard

Du 6 au 29 janvier 2023, vendredi et samedi à  19h30 (relâche le 20 janvier), dimanche à 14h30 à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg, 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – site : wwwlascala-paris.com – tél. : 01 40 03 44 30.

Les 5es Hurlants

© photos Georges Ridel

Conception et mise en scène Raphaëlle Boitel, Compagnie L’Oublié(e) avec le soutien de l’Académie Fratellini – au théâtre La Scala/Paris.

 Un projecteur guide le regard du spectateur comme un falot montre le chemin. Sur le plateau un enchevêtrement de cordages, de perches et d’agrès du sol au plafond, compose la scénographie. Cinq jeunes artistes de cirque signent l’identité de leur personnage par un geste répété et obsessionnel qui le symbolise, et qui revient à plusieurs moments du spectacle. Originaires de différents pays, ils se sont rencontrés à l’Académie Fratellini où ils ont acquis leurs lettres de noblesse et construisent des univers, entre équilibre et déséquilibre. Leur fil conducteur tourne autour de la chute, du doute, du ratage, de la persévérance. Comme un tour de magie dans leur corps à corps avec l’agrès – cerceau, danse/acrobatie, fil, jonglage et sangles – ils construisent une histoire, chacun à sa manière, dans un souffle collectif finement chorégraphié.

Diplômée de l’École des arts du cirque Annie Fratellini, Raphaëlle Boitel qui signe ce spectacle, créé en 2015, a entre autres travaillé sous la direction de James Thierrée, Aurélien Bory et Marc Lainé. Elle fait référence à un proverbe japonais qui sert de manifeste à ces 5es Hurlants : « 7 fois à terre, 8 fois debout. » C’est dire la ténacité qu’il faut aux artistes de cirque, exposés et mis en danger de tous les instants dans leurs figures extra-ordinaires. Cette référence au 50es Hurlants, dans une région de l’Océan Austral tant redoutée des marins qui doivent affronter les vents les plus violents et les creux de vagues les plus forts, est un symbole fort.

Ensemble, les artistes créent ici un univers poétique, burlesque et virtuose, comme si, des coulisses ou en répétition le spectateur avait accès à l’envers du décor : le funambule tremble et rate, persévère et dérape, ou fait semblant, toujours il se rattrape (Loïc Leviel) ; le jongleur laisse échapper les balles et rêveur, les regarde s’envoler (Alejandro Escobedo) ; on frissonne avec l’homme aux sangles, d’une grande précision (Salvo Cappello) ; la femme au cerceau fait corps avec l’agrès, avec beaucoup d’aisance (Julieta Salz)  ; la danseuse acrobate glisse, tombe, se relève, re-tombe et crée un univers entre tragique et comique, puis s’envole dans les airs en une chorégraphie subtile et risquée, véritable étoile du berger (Clara Henry). Chacun dessine son personnage, plein de sensibilité et de grâce, plein de persévérance et de recommencements, comme une métaphore de la vie et de leur vie artistique, dans une atmosphère de film muet et un clair-obscur théâtral.

Ces 5es Hurlants montrent un bel équilibre entre un savoir-faire individuel, chacun dans sa technicité et selon sa personnalité et un savoir-être collectif dans la complicité et la solidarité, la sève même des artistes circassiens. C’est un spectacle plein d’imagination et de poésie, d’une précision horlogère et rempli de gaieté, qui joue sur les éternels recommencements. Ensemble ils construisent une dramaturgie du burlesque, entrent dans la musique avec un superbe sens du rythme, autant que dans le silence. Le plaisir et l’émotion sont au rendez-vous.

Brigitte Rémer, le 8 juillet 2019

Avec : Tristan Baudoin, Salvo Cappello (sangles), Alejandro Escobedo (jonglage), Clara Henry (danse-acrobatie), Loïc Leviel (fil de fer), Yang Mamath, Julieta Salz (cerceau) – collaboration artistique, scénographie et lumière Tristan Baudoin –  musique originale et régie son Arthur Bison – régie plateau Nicolas Lourdelle, Yang Mamath – constructions Silvère Boitel – aide à la création son et lumière Stéphane Ley – costumes Lilou Hérin.

Du 4 au 21 juillet 2019, du mardi au samedi à 20h30, les mercredis et dimanches à 15h – à La Scala/Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010 – métro Strasbourg Saint-Denis – Tél. : 01 40 03 44 30 – Site : www.lascala-paris.com – En tournée : 6 octobre 2019, Les Bords de Scènes, Espace culturel Alain Poher, Ablon-sur-Seine (94) – 20 et 21 décembre 2019, Maison de la musique, scène conventionnée, Nanterre (92) – 7, 8, 9 avril 2020, Les 2 scènes, Scène nationale de Besançon (25) – 25 avril 2020, Eurythmie, Montauban (82) – Tournée aux États-Unis du 28 mai au 14 juin 2020, premières/The New 42nd Street et The New Victory Theatre, New York.

 

Trissotin ou Les Femmes Savantes

© Loll Willems

Texte Molière – mise en scène, décor et costumes Macha Makeïeff, à La Scala/Paris.

C’est une comédie dite de caractère, écrite en vers et créée en 1672, un an avant la mort de Molière qui tenait le rôle du bon bourgeois Chrysale. Cinq actes où les hommes n’ont pas le même point de vue que les femmes et où la famille se déchire en deux clans sur un mode assez proche des Précieuses Ridicules, comédie en un acte que Molière avait publiée douze ans avant et qui eut un important retentissement.

Trois femmes de la maison Chrysale militent avec tambours et trompettes contre le mariage et s’amourachent de poésie, de science et de philosophie : l’épouse du maître de maison, Philaminte, maîtresse femme et grande snob extravagante (Marie-Armelle Deguy), sa belle-sœur, Bélise, un tantinet érotomane (Jeanne-Marie Levy ou Anna Steiger), sa fille Armande qui choisit la philosophie plutôt que Clitandre, un temps amoureux d’elle (Caroline Espargilière). « Elles croient s’instruire… » dit Chrysale, le maître de maison (Vincent Winterhalter) débordé par les événements. Dans l’autre clan et autour de Chrysale, son frère, Ariste (Arthur Igual ou Philippe Fenwick), sa seconde fille Henriette, amoureuse de Clitandre et réciproquement, et qui lui est promise (Vanessa Fonte), Martine la servante, la tête froide et beaucoup de bon sens (Karyll Elgrichi ou Louise Rebillaud) assistée du laquais L’Épine (Valentin Johner).

Le nœud de l’intrigue se passe autour du mariage d’Henriette arrangé par sa mère avec l’ectoplasme arriviste, faux scientifique et parfait séducteur, Trissotin, aux longs cheveux et profil de Tartuffe (Geoffroy Rondeau). Il les berce toutes les trois de ses poèmes obligés, de son esbroufe et de sa roublardise, plus motivé par l’argent de la famille que par l’érudition des trois femmes. Clitandre (Ivan Ludlow) à l’acte IV aura l’occasion de provoquer l’intrigant, non pas en duel mais en mots : « J’ai cru jusques ici que c’était l’ignorance Qui faisait les grands sots, et non pas la science. Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant, Qu’un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant. » Autre savant, autre pédant, Vadius, camarade et rival de Trissotin (Pascal Ternisien) qui tente aussi de briller au sommet.

Directrice de La Criée, Théâtre National de Marseille, Macha Makeïeff situe la pièce dans les années 70 – costumes, architecture et mobilier – et cela fonctionne (une scénographie bien pensée, qu’elle signe, avec une maison à étage côté cour, une circulation entre portes et couloirs, côté jardin). Elle force le trait sur la toute-puissance de Philaminte qui, avec ses consoeurs, réalise des expériences scientifiques à la Flaubert, mettant en péril la maison. « Car enfin je me sens un étrange dépit Du tort que l’on nous fait du côté de l’esprit, Et je veux nous venger toutes tant que nous sommes De cette indigne classe où nous rangent les hommes ; De borner nos talents à des futilités, Et nous fermer la porte aux sublimes clartés. » Face à elle, Chrysale son époux ne s’oppose pas et lui abandonne les rênes, avant de réaffirmer sa volonté de rester maître chez lui. Elles sont féroces ils sont idiots, ils manigancent elles intriguent. La caricature va bon train. Provocation, ambition, complot, humeur et humour sont les mots clés de ce Trissotin ou Les Femmes Savantes monté par Macha Makeïeff en 2015 pour les Nuits de Fourvière, à Lyon, et qui sillonne le monde depuis, avec succès.

La belle Henriette échappe à Trissotin qui tentera pourtant un assaut décisif, alors que le notaire est là pour lier leurs destins (Bertrand Poncet). Le stratagème d’une lettre inventée et portée par Ariste met fin à cette mascarade et permet à Henriette de rejoindre Clitandre son amoureux, à Martine d’être réhabilitée, à Trissotin d’être démasqué dans son hypocrisie, aux reines mères de revoir à la baisse leurs ambitions métaphysiques.

Si Molière critique la Cour et dénonce le mépris social, Macha Makeïeff cultive le comique de situation et des personnages, joue la carte du pathétique autour de la place des femmes et ne rachète ni les hommes ni les femmes. Dans le jusqu’au boutisme des personnages, les acteurs se glissent avec talent, plein de creux et de scintillement qui dans la bêtise, qui dans la roublardise, qui dans l’ambition, qui dans la truculence. Le spectacle mené tambour battant met fin aux illusions, renforce le suspense et déploie le burlesque, sans gommer la férocité du texte.

Brigitte Rémer, le 19 avril 2019

Avec : Chrysale, bon bourgeois, Vincent Winterhalter – Philaminte, femme de Chrysale, Marie-Armelle Deguy – Ariste, frère de Chrysale, Arthur Igual, Philippe Fenwick, en alternance -Armande, fille de Chrysale, Caroline Espargilière – Henriette, fille de Chrysale, Vanessa Fonte – Trissotin, bel esprit, Geoffroy Rondeau – Bélise, soeur de Chrysale, Jeanne-Marie Levy, Anna Steiger, en alternance – Clitandre, amant d’Henriette Ivan Ludlow – Vadius, savant, Pascal Ternisien – Martine, servante de cuisine, Karyll Elgrichi, Louise Rebillaud, en alternance – L’Épine, laquais,  Valentin Johner – Le Notaire, Bertrand Poncet.

Lumières Jean Bellorini assisté d’Olivier Tisseyre – son Xavier Jacquot – coiffures et maquillage Cécile Kretschmar assistée de Judith Scotto – arrangements musicaux Macha Makeïeff, Jean Bellorini – assistants à la mise en scène Gaëlle Hermant, Camille de la Guillonnière – assistante à la scénographie et accessoires Margot Clavières – construction d’accessoires Patrice Ynesta – assistante aux costumes Claudine Crauland – régisseur général André Neri – iconographe Guillaume Cassar – diction Valérie Bezançon – fabrication du décor Atelier Mekane, Stagiaires (Pavillon Bosio), Amandine Maillot, Sinem Bostanci.

Du 10 avril au 10 mai 2019, à 21 heures, dimanches, à 15 heures – La Scala, 13, boulevard de Strasbourg 75010 Paris – Métro : Strasbourg Saint-Denis – Téléphone : 01 40 03 44 30 – Site : www.lascala-paris.com

Scala

© Géraldine Aresteanu

Conception, mise en scène et scénographie Yoann Bourgeois –  à La Scala / Paris.

L’ai-je bien descendu ? L’escalier central du dispositif imaginé par Yoann Bourgeois, pour sa troupe a marqué la réouverture de la salle parisienne, Scala, à la programmation ouverte et éclectique et qui a inspiré le metteur en scène pour le titre de son spectacle.

Célèbre café-concert au début du XXe siècle, cinéma reconstruit à l’italienne après sa destruction dans l’entre-deux guerres à la manière du modèle milanais, temple du porno dans les années soixante-dix, la Scala est aujourd’hui « théâtre d’art privé d’intérêt public » à l’initiative de Mélanie et Frédéric Biessy.

Acrobate, jongleur et danseur, Yoann Bourgeois a mis en scène et en espace depuis 2010 une douzaine de spectacles comme Cavale et Les Fugues, Celui qui tombe ou Les Passants. Il co-dirige avec Rachid Ouramdane le Centre chorégraphique national de Grenoble, une première pour un artiste de cirque. Il présente aujourd’hui Scala avec sept danseurs-acrobates et fait tourner son poétique manège sur le déséquilibre, la chute, la suspension, l’illusion et la disparition avec une grande vitalité et virtuosité. Le grand escalier s’inscrit dans une scénographie pleine de cachettes, de toboggans et trampolines. Une histoire envolée se construit. Cela commence par des trous dans lesquels les danseurs-acrobates disparaissent un à un, où les cadres tombent et les portes grincent, où se démultiplient les personnages comme autant de sosies – quatre hommes en jeans et chemises à carreaux, deux femmes en shorts et tee-shirts – où les chaises sont truquées, où les meubles s’écroulent et se redressent. Mirage, génie du mirage… Yoann Bourgeois dit s’être inspiré des wakouwas, ces petits animaux de bois qui, d’un petit coup de poussoir se désarticulent, gisent et se relèvent.

Il se joue mille et une aventures sur le plateau de la Scala où les corps roulent comme l’eau en cascades descendant l’escalier, où se désynchronisent et se désarticulent de singuliers duos et trios, où de subtils mouvements collectifs, nous conduisent petit à petit dans le monde des morts-vivants. Un environnement animal rampant, des mouvements incessants et lancinants qui font penser aux travailleurs d’une mine d’or repartant inlassablement à l’assaut de leur montagne, ou à l’univers de la cave musicale et solidaire du Roi et l’Oiseau. Les lits sont truqués, la bande son joue entre le grésillement des criquets et les bruits d’usine, elle nourrit l’imagination. Hommes et femmes s’abattent comme des aigles et sont catapultés jusqu’au ciel. Ils sont virtuoses dans leur art.

Le spectacle débute dans l’insouciance du burlesque et la légèreté, puis la tension monte et l’horizon se charge. La construction dramaturgique nous conduit au gris- bleu nuit du trouble profond. C’est talentueux et magnifique, c’est inscrit dans le lieu, c’est la gravité même, tête en bas.

 Brigitte Rémer, le 3 novembre 2018

Avec : Mehdi Baki, Valérie Doucet, Damien Droin, Nicolas Fayol, Emilien Janneteau, Florence Peyrard, Lucas Struna – lumières Jérémie Cusenier – costumes Sigolène Petey – son Antoine Garry – conception et réalisation de machineries Yves Bouche – conseil scénographique Bénédicte Jolys – collaboration artistique Yurie Tsugawa.

La Scala/Paris, 13 bd de Strasbourg, 75010. Paris. Métro : Strasbourg-Saint-Denis. Jusqu’au 24 octobre 2018, puis en tournée – Tél. : 01 40 03 44 30 – www.lascala-paris.com – www.ccn2.fr