Textes Heiner Müller – conception Wilfried Wendling, La Muse en circuit – avec Denis Lavant, comédien et Cécile Mont-Reynaud, danseuse aérienne – au Théâtre de la Cité internationale.
Le spectateur est conduit dans une grande salle noire du sous-sol, un tabouret de carton lui est remis. Son parcours commence. Il entre comme dans une cathédrale où le maître autel, la fileuse, est un épais tube central composé de rideaux de fils réalisé par le scénographe Gilles Fer. Aux quatre coins de la salle, des pupitres et machines pour la lumière et le son, de nombreux haut-parleurs et plusieurs écrans conçus et réalisés par Cyrille Henry. Les éléments s’animent en interaction les uns avec les autres, réfléchissent la lumière créée par Annie Leuridan et se construisent en partitions multimédias jouées en direct par le musicien Grégory Joubert.
Le texte donné par Denis Lavant est habité, il jaillit d’on ne sait où. L’acteur est mobile et se déplace dans différents coins de la salle, parfois secrètement parfois dans la hâte, ou monte à l’étage supérieur se cacher au fond d’une galerie avec sa vieille machine à écrire Underwood. Il est l’auteur et plonge dans les mots construits et déconstruits de Heiner Müller issus de différentes sources : Héraklès II ou l’Hydre (1972) incluant sa pièce, Ciment, se fait l’écho de la tradition mythologique pour mieux parler de soi ; Avis de décès (1975/76) long poème troublé par son autobiographie, met en prose la découverte du corps de sa femme, après son suicide ; Paysage avec Argonautes (1982) : « Voulez-vous que je parle de moi ? Moi qui… De qui est-il question ? Quand il est question de moi… » Textes de rêves datent de la fin de sa vie (1995) ; quelques bribes et fragments ramassés çà et là au fil des textes et des inachevés, morceaux d’entretiens et de manifestes, poèmes de jeunesse, complètent le montage textes pour lequel la dramaturge Marion Platevoet a assisté Wilfried Wendling.
La création littéraire avec Heiner Müller et la création artistique, par le geste que posent Cécile Mont-Reynaud, danseuse aérienne et Wilfried Wendling pour la musique électronique live, sont au cœur du sujet. Né en RDA, Heiner Müller (1929/1996) travaillait de « l’autre côté » du Rideau de fer. « Cela fait maintenant environ trente-cinq ans que j’écris des pièces. Jusqu’à très récemment j’écrivais en RDA et chaque fois que je présentais une nouvelle pièce j’étais en proie à de nouvelles difficultés. Généralement, lorsque je publiais une pièce, elle était interdite pendant dix, quinze, seize ans en RDA » rapportait-il en 1992 * et sur la position de l’écrivain il déclare : « Je voudrais dire aussi que le courage pour un écrivain – c’est du moins la seule manière dont je l’entends – consiste à faire son œuvre, et à la faire jusqu’au bout de ses forces en toute humanité. Pour aller au bout de soi-même de cette manière-là, il faut du courage et c’est cette notion du courage que tout écrivain apporte à l’humanité depuis qu’il y a des écrivains. » **
Erreurs salvatrices est conçu en trois parties d’une heure, intitulées : L’autre dans le retour du même (A), La faille dans le déroulement (B), Le trou dans l’éternité (C). Certaines soirées sont proposées en deux parties. Au-delà du texte-matériau, le spectateur baigne dans une expérience d’écritures où se conjuguent lumière, son et gestes formant une oeuvre plastique que la lumière et la vidéo composent et recomposent sans cesse. Cécile Mont-Reynaud se glisse, à partir de ses différentes techniques de trapéziste, voltigeuse et cordéliste, dans une dramaturgie de l’émotion qu’elle développe entre chorégraphie, présence aérienne et sculpture du corps. Elle évolue dans la Fileuse, son agrès circulaire composé de rideaux de fils placé au centre de l’espace scénique et se déploie entre recherche de verticalité et sinuosités, dans les fines cordes textiles parfaitement parallèles. Fort de sa formation architecturale initiale elle élabore son espace avec précision, Alvaro Valdes Soto l’a accompagnée de son regard chorégraphique. Images, musiques et sons se conjuguent autour de la structure et de différents monolithes dispersés dans la salle, sorte d’îlots hybrides. Denis Lavant apporte le tragique, jetant le texte avec force et violence dans le don qu’il fait de lui, comme le faisait Antonin Artaud en son temps : l’acte théâtral, entre le cri et le dernier souffle. Denis Lavant et Cécile Mont-Reynaud lancent leur regard en reflet sur des objets qui renvoient leur image tels que miroirs, eau, fragments, couvertures de survie, élaborés par la plasticienne Cécile Beau.
Invité à déambuler dans ce labyrinthe mental le spectateur est guidé par les mots et les mouvements, les éclairs et lumières, les images et réflexions, les sons et signaux musicaux de Wilfried Wendling qui a élaboré le spectacle et qui nous fait voyager dans cette expérience transdisciplinaire singulière où, selon Heiner Müller « l’élément du théâtre est la métamorphose. »
Brigitte Rémer, le 21 décembre 2021
Participation à la création et à la conception de l’installation : Cécile Beau plasticienne – Gilles Fer scénographie fileuse – Cyrille Henry conception et réalisation des machines – Annie Leuridan conception lumière – Marion Platevoet dramaturge – Alvaro Valdes Soto regard chorégraphique. Au plateau : Wilfried Wendling conception et musique électronique live – Denis Lavant comédien – Cécile Mont-Reynaud danseuse aérienne – Grégory Joubert musicien et mécaniques plastiques – Thomas Mirgaine interprète des machines sonores – Sophie Agnel enregistrement piano.
Erreurs Salvatrices a été créé le 26 novembre 2021 au Théâtre de l’Archipel/Perpignan – Spectacle vu le 14 décembre au Théâtre de la Cité internationale/Paris où il a été programmé du 6 au 18 décembre 2021.
*Les écrivains doivent-ils être idiots ? dans « Prétexte » Cahiers du Renard n° 9 p. 13 – **Une bouteille à la mer, id. p. 27.
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