Texte Ingmar Bergman, traduction Lucie Albertini, Carl Gustaf Bjurström – Mise en scène Julie Deliquet avec la troupe de la Comédie-Française – Captation La Compagnie des Indes, avec la participation de France Télévisions. Diffusion Culturebox, le 15 février 2021.
On est au début du XXème siècle, en Suède. C’est Noël et la famille Ekdahl se réunit pour la fête. Le ton est au badinage et à la grivoiserie, aux aimables provocations. On dresse la table. Oscar, acteur et metteur en scène (Denis Podalydès) introduit la famille et l’accueille, tous en ce jour sont les personnages de la crèche, de la Vierge Marie à l’agneau. Bougies, coupes de champagne, chants de l’enfance, farandole. Fils d’Helena Ekdahl, actrice (Dominique Blanc), Oscar a pris la relève de sa mère à la direction du théâtre et devise sur son art. « J’aime tous ceux qui travaillent dans ce petit monde, le théâtre. » La galerie de portraits est au complet, avec les extravagances de chacun : Émilie, actrice, épouse d’Oscar (Elsa Lepoivre), leurs deux enfants : Fanny (Rebecca Marder), Alexandre (Jean Chevalier) et Maj leur préceptrice (Julie Sicard) ; arrivent le premier frère, Carl (Laurent Stocker) et son épouse, Lydia (Véronique Vella) qu’il ne cesse de dégrader : « Pourquoi je te hais ? Parce que tu me renvoies un reflet » ; puis l’autre frère, Gustav Adolf (Hervé Pierre), prompt aux bons mots légèrement graveleux, avec son épouse, Alma (Florence Viala) accompagnée de son fils (Gaël Kamilindi). Isak Jacobi, antiquaire (Gilles David), les rejoint, suivi de son neveu, Aron (Noam Morgensztern) qui les regarde tous, éberlué et décalé. Il se met au piano et raconte : « Mes parents avaient un petit théâtre de magie. Un jour, un véritable spectre est arrivé sur scène… » Il évoque les fantômes, ces âmes errantes… les gens perdus, les anges et les diables… Il est habité d’un certain pouvoir d’exorcisme et de divination.
Dès le départ le spectateur flotte, d’illusion à réalité, entre la famille Ekdahl, qui fête Noël à sa façon, et le théâtre dans le théâtre illustré par Oscar qui, au centre de la scène, répète Hamlet et nous entraine dans ses visions. Fanny et Alexandre sont du spectacle comme ils le souhaitaient, ils apparaissent, costumés, avant de disparaître par la trappe située au centre du plateau. Les femmes se regroupent dans le rôle du souffleur.
En pleine répétition, Oscar meurt, subitement. Un monde bascule. « Il y a quelqu’un dans la salle ? » Reste la servante, petite lumière qui brille sur scène quand le théâtre est plongé dans le noir. On entre alors dans la seconde partie du spectacle où, de la salle, les acteurs qui font office de spectateurs, semblent s’éveiller d’un rêve étrange…
Quelque temps plus tard Émilie annonce son projet d’épouser l’évêque luthérien, Bishop Edvard Vergerus (Thierry Hancisse) dont elle est amoureuse, et s’éloigne du théâtre. On assiste à son arrivée chez lui, accompagnée des enfants. L’atmosphère y est austère et ascétique et les règles de bonne conduite dans la maison leur sont dictées par l’autoritaire Henrietta, sœur de l’évêque (Anne Kessler). On entre dans le monde de la simulation et de l’affabulation. Fanny retient ses larmes. Alexandre reçoit son premier sermon sur le mensonge. « L’imagination est un don de Dieu… » rend grâce l’évêque, imposant à tous la prière à genoux. Émilie est sous emprise, comme hypnotisée.
Pour décompenser, Fanny et Alexandre jouent au fantôme avec la servante, Justina (Anna Cervinka) qui se met à raconter l’histoire lugubre de la maison : la mère, enfermée avec ses deux filles, celles-ci cherchant à s’enfuir par la fenêtre et tombant dans les eaux noires et glacées de la rivière. La mère, qui tente de les sauver et sombre à son tour. Le calme, qui n’est jamais revenu dans la maison. Et Alexandre compose la suite de l’histoire : « Cet homme que ma mère a épousé… Un soir. Le soleil brille. Je vois l’une des petites filles dans l’encadrement de la porte. L’autre, la grande, arrive, s’arrête, me regarde et me fait signe de me retourner. La mère alors raconte. Je veux que tu connaisses notre secret. » Alexandre mime et raconte les scènes érotiques qu’il a aperçues, entre l’évêque et sa mère. Les deux jeunes se déchaînent : « Si on se concentre tous les deux pour que l’évêque meure, ça marchera… ! » 1, 2,3…. Meurs, salaud ! Mais l’évêque arrive avec sa sœur, ils ont eu le récit de la servante et demandent à Alexandre de jurer sur la Bible. Celui-ci s’y refuse. L’évêque cogne de toutes ses forces, sa violence est inouïe : « Déshabille-toi… Enlève ta chemise… Baisse ta culotte ! » Maltraitance, sévices, torture, tel est le langage de l’évêque à l’égard d’Alexandre qui a osé se rebeller. On est au comble de la perversité quand tombe l’annonce de les enfermer. Apparaît le fantôme du père qui dialogue avec son fils, Alexandre… Reproches du fils : « Tu faisais l’obligeant, papa. Tu ne disais jamais ce que tu pensais. On avait honte de toi. Et maintenant tu erres. Tu es mort, papa. Pourquoi tu ne vas pas voir Dieu pour lui dire de tuer l’évêque ? Va-t’en, je ne veux plus te voir ! »
Retour à la scène du début, la réunion de famille, même ambiance. On regarde l’album des photos de famille, en s’esclaffant. « La vie n’est qu’une succession de rôles, certains sont amusants, d’autres moins… » dit avec philosophie la doyenne, Helena Ekdahl. Fanny et Alexandre sont attendus et l’inquiétude grandit. Arrive Émilie, seule, qui réussit à donner l’alerte et dit attendre un enfant. « Je hais cet homme. » A son retour à l’évêché elle découvre l’état de son fils et se déchaîne contre l’évêque. « Je maudis l’enfant que je porte. » Lui, menace, ses imprécations sont des plus hypocrites : « Nous traversons une vallée de larmes… Nous l’enrichissons de forces vives. » Fanny sombre dans une quasi-folie, accrochée aux barreaux du lit. Alexandre est en sang.
Isak Jacobi et son neveu Aron arrivent à l’évêché et disent venir rendre visite à Edvard Vergerus, l’évêque. Ils se font éconduire par sa sœur. Isak alors invente un stratagème. « Votre frère a des soucis d’argent…» Et le mur se soulève pour libérer Fanny et Alexandre. Arrive l’évêque, suivi de la famille Ekdahl. « J’ai la supériorité morale… » se défend-il. « Les enfants ne reviendront pas » lâche Émilie. Une tirade truculente d’insultes est lâchée par Gustav-Adolf à son encontre. « Charogne » hurle-t-il ! Émilie craque et dit vouloir rester. Elle prépare en fait sa vengeance et verse du poison dans le bol de l’évêque, qui se délite. Aron, en messager, raconte la mort de Vergerus, qu’il met en scène, en s’illuminant. Helena la Sage déclare à l’adresse d’Émilie : « Il ne faut pas hésiter au chemin final. Je suis ton ange gardien… » Émilie lui offre Le Songe de Strindberg en lui proposant un rôle. « Tout peut arriver. Temps et espace n’existent plus. L’auteur laisse libre cours à son imagination. » Gustav Adolf a le dernier mot en apostrophant le public. Épilogue. « Ben voilà… Cher public, merci d’être venu si nombreux… Voici la joie revenue dans nos cœurs. Soyons gentils et généreux…» Tous les acteurs sont à l’avant-scène.
Ce parallèle entre famille et théâtre, famille et troupe comme celle de la Comédie-Française, avec apostrophe au public, ce trouble entre réel et imaginaire, sont au cœur du sujet. La complexité de l’univers psychanalytique bergmanien l’est aussi : culpabilité, repentance, soumission à l’autorité, interdit, perversion, révolte, amour, rupture, enfance, famille et mort. Et le surnaturel est présent, comme un épais brouillard, du spectre shakespearien de la première partie, au retour du père rendant visite au fils, dans la seconde. La captation en restitue l’atmosphère avec virtuosité.
Dans sa lecture de Fanny et Alexandre, Julie Deliquet s’est appuyée non seulement sur le film d’Ingmar Bergman, tourné en 1982 – son dernier film, considéré comme œuvre testamentaire – mais aussi du roman de Bergman qui avait précédé, ainsi que de la série télévisée qu’il avait réalisée avant le film. Tous les acteurs habitent leur rôle et donnent vie à l’impensable, avec talent. La metteure en scène n’en est pas à son coup d’essai avec la Comédie Française elle avait monté Vania, d’après Oncle Vania d’Anton Tchekhov, avec les acteurs de la Troupe, au Vieux Colombier, en 2016. Auparavant, elle avait fondé sa compagnie, In Vitro, et présenté sa première pièce, Derniers remords avant l’oubli, de Jean-Luc Lagarce, en 2009. Elle a été nommée directrice du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis en mars 2020, au début de la pandémie et de la fermeture des théâtres.
Brigitte Rémer , le 23 février 2021
Avec la troupe de la Comédie-Française : Dominique Blanc, Cécile Brune, Anna Cervinka, Jean Chevalier, Gilles David, Thierry Hancisse, Gaël Kamilindi, Anne Kessler, Elsa Lepoivre, Rebecca Marder, Noam Morgensztern, Hervé Pierre, Denis Podalydès, Julie Sicard, Laurent Stocker, Véronique Vella, Florence Viala et les comédiennes de la promotion 2018-2019 de l’académie de la Comédie-Française, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer – Version scénique Florence Seyvos, Julie Deliquet, Julie André – scénographie Éric Ruf, Julie Deliquet – costumes Julie Scobeltzine – lumière pour le théâtre Vyara Stefanova – musique originale Mathieu Boccaren – collaboration artistique Julie André – assistanat à la scénographie Zoé Pautet.
Spectacle créé Salle Richelieu et entré au Répertoire de la Comédie-Française en février 2019. Captation en mai 2019 – Réalisation Corentin Leconte. Une coproduction Comédie-Française, La Compagnie des Indes avec la participation de France Télévisions – La traduction est éditée par Gallimard – Prochaine diffusion au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, à une date indéterminée.
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