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Les Émigrants

D’après les récits de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, des Émigrants, de W.G. Sebald – un spectacle de Krystian Lupa – production Comédie de Genève – production déléguée et création, Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Simon Gosselin

Le texte de W.G. Sebald, Les Émigrants, paru en allemand en 1992, édité en France en 1999 dans la traduction de Patrick Charbonneau, se compose de quatre récits aux tonalités mélancoliques, illustrés de photographies. Quatre histoires d’exilés que Sebald a connus et qu’il convoque par l’écriture. Trois d’entre eux sont Juifs d’origine allemande ou lituanienne, trois d’entre eux connaissent l’expatriation et le déracinement, certains, jusqu’au désespoir et à la mort. Ce roman est comme une autobiographie, il a valeur de transmission et pose la question de la conscience.

Né en Bavière en 1944 sous les bombardements, W.G. Sebald quitte son pays à l’âge de vingt-deux ans pour n’y plus revenir. Blessé par le silence de la génération de son père – sous-officier entré à la veille de la guerre dans la Wehrmacht, et négationniste – sur la guerre elle-même et sur le peu d’intérêt qu’intellectuels et artistes allemands ont manifesté face à la Shoah, aux destructions et aux exils, il part en Angleterre en 1966 où il vivra jusqu’à sa mort, accidentelle, en 2001. À Norwich, dans le Norfolk il enseigne la littérature à l’Université d’East Anglia et engage, à partir de 1980, un parcours d’écrivain très vite remarqué au Royaume Uni, aux États-Unis et en France.

© Simon Gosselin

Krystian Lupa s’empare de deux des récits, à la croisée de la fiction, du document et de l’enquête : celui de Paul Bereyter, l’instituteur de Sebald, qui couvre la première partie du spectacle, et celui d’Ambros Adelwarth, son grand-oncle, qui en constitue la seconde. Il remet sur le devant de la scène les photographies qui accompagnent les récits et construit son chemin théâtral menant de l’écran-tulle au plateau et du plateau à l’écran fond de scène avec une grande musicalité et de virtuoses apparitions-disparitions d’images, en fondu enchaîné. Lupa, après Sebald qui a écrit selon les réminiscences de sa mémoire, individuelle, familiale et sociale, est à la recherche de ses personnages, qu’il met en majesté.

Sur scène, on entre de plain-pied dans l’Histoire de Paul Bereyter par son avis de décès à Sonthofen et la coupure d’un article joint, portés en janvier 1984 à W.G. Sebald (Pierre Banderet) : « Avis qu’au soir du 30 décembre, soit dans la semaine suivant son soixante-quatorzième anniversaire, Paul Bereyter (Manuel Vallade) chez qui j’étais allé à l’école primaire, avait, à faible distance de la ville, à l’endroit où la ligne de chemin de fer, dans une courbe, débouche d’un petit bosquet de saules pour gagner la rase campagne, mis fin à ses jours en s’allongeant sur les rails au passage du train. » Et il apprend, au détour de l’article, que l’instituteur avait été révoqué cinquante ans plus tôt, en 1934, sur demande du Troisième Reich, car son grand-père était juif. L’envie de remonter le cours de son histoire se mit à le hanter. Il partit à sa rencontre en recherchant ceux qui l’avaient connu. La scénographie – cadre de scène cerné d’un fin filet de couleur rouge – nous place d’emblée dans une salle de classe où se trouvent quelques pupitres épars et un lit-cage sous la fenêtre, un poêle à bois au milieu de la pièce, un crucifix au mur. Aussi naturellement apparaît sur les tulles et écrans les images de La Classe morte de Tadeusz Kantor, metteur en scène polonais emblématique et plasticien, que Lupa, son compatriote, a plaisir à inviter et nous, à revoir. Ce même tulle accueille bien d’autres diagrammes comme le cadre du tableau noir, des plans de la classe que l’écrivain reconstitue, des photos de classe et photos de famille, des portraits. Les paysages sont de neige, ils se superposent parfois au plateau et Paul, à la flûte, joue du Schubert.

© Simon Gosselin

D’étape en étape Sebald rencontre Lucy Landau (Monica Budde) qui lui parle de Paul « presque tout entier consumé par sa solitude intérieure », Paul qui, après sa formation à l’école normale de Lauingen, qu’il comparait à une « maison de dressage pour instituteurs » et sortant de son année de probation l’été 1935 en Allemagne, avait sitôt reçu un avis officiel lui signifiant « qu’en raison de dispositions légales qu’il ne saurait ignorer, il n’est plus possible de le maintenir dans l’enseignement. » Une profonde défaite et violente blessure. Paul dit avoir souvent pensé au suicide, les écrivains qui s’étaient donné la mort le fascinaient. Exilé quelques années en France où il avait été contraint d’accepter un poste de précepteur à Besançon, il y avait rencontré Lucy Landau à Salins-les Bains, alors qu’elle lisait l’autobiographie de Nabokov, assise sur un banc de la promenade des Cordeliers. Sebald ne connaissait pas la vie de Paul, mais l’homme l’avait frappé : « Je n’étais que son élève, il m’a aidé à comprendre le monde, m’a initié. » Et dans sa recherche, il croise ses propres souvenirs avec les informations que lui transmet Mme Landau en tournant les pages d’un album photo annoté de sa main à lui. La vie entière de l’instituteur défile. Paul connaissait donc la France et le Jura où il allait certains étés. Il y avait rencontré une splendide jeune fille, Helen Hollaender dont il était tombé follement amoureux, (Mélodie Richard). « Elle était comme une eau profonde où Paul aimait à se mirer » commente Lucy. Après l’été elle était repartie à Vienne, lui en Allemagne, ils ne s’étaient pas revus. Elle disparut, sans nul doute déportée, avait poursuivi Lucy Landau.

Autre interrogation de Sebald face à Paul : il rentre en Allemagne au début de l’année 1939. « Six ans durant il allait servir, si l’on peut appeler ça ainsi, dans l’artillerie motorisée » puis, à la fin de la guerre, il obtient sa réintégration dans l’enseignement « sur les lieux même où on lui avait montré la porte. » Dans les cahiers noirs à couverture cirée dans lesquels Paul consignait sa vie, que Lucy Landau montre à l’écrivain, on apprend ensuite qu’il commence à perdre la vue et qu’aucune opération ne pourrait le sauver. Il décide de vendre son appartement dans sa ville de Sonthofen et demande à Mme Landau de l’y accompagner. C’est là, et à ce moment-là, qu’il met fin à ses jours. « Je ne suis pas à la bonne place » avait toujours pensé Paul Bereyter. Et Lucy Landau ajoutant « Il est bien difficile de savoir de quoi quelqu’un meurt. »

Après l’entracte, c’est vers un second destin, que nous emmène Krystian Lupa, celui d’Ambros Adelwarth selon le même principe de représentation, à partir de l’image répondant à l’interprétation des acteurs, sur le plateau. Sebald mène une véritable enquête, sur les pas de son grand-oncle, qu’il n’avait croisé qu’une seule fois à l’âge de sept ans au cours d’une rencontre familiale, dont la présence l’avait marqué et sur lequel rien n’avait plus jamais été dit. Ambros Adelwarth (Pierre-François Garel, Ambros jeune), avait en effet émigré aux États-Unis, où il fut majordome d’une riche famille juive, et plus particulièrement domestique personnel du fils de la famille, puis son compagnon de voyage et son amant. Ce fils de bonne famille, Cosmo Solomon, était un homme fragile et extravagant (Aurélien Gschwind), se retirant du monde, régulièrement et à la frontière de la folie. Deux tantes de Sebald – il l’apprendra plus tard – faisait assez régulièrement la traversée de l’Atlantique pour prendre de ses nouvelles : la tante Fini et la tante Theres. Veuve assez tôt, la première, qui était la plus proche d’Ambos et lui servait de confidente, ne poursuivit pas les voyages, contrairement à la tante Theres qui y alla souvent et dont la mort remonte à quelques années. Et Sebald cherche à décoder l’album photo familial, guidé par la tante Fini, qu’il rencontre (Laurence Rochaix).

© Simon Gosselin

Né en 1896, aîné de huit enfants et le seul garçon, Ambros Adelwarth était « d’une noblesse rare » dit la tante, il fut pendant plus d’une douzaine d’années aide cuisinier dans de grands établissements comme au Grand Hôtel de Montreux. C’est le périple de ces deux personnages, Ambos et Cosmo et leur relation tragique, qu’il nous est donné de voir. « Où finit le ciel, où commence la terre ? Nous sommes au bord des ténèbres, » clame Cosmo, par ailleurs très fort à la roulette et joueur de polo. Leur voyage à Constantinople fait penser à Mort à Venise, celui de Jérusalem est une vraie catastrophe, Cosmo s’absentant de plus en plus du monde, jusqu’à l’inconscience, et ne répondant plus. « Une malédiction semblait planer sur cette ville », écrivit Sebald. Cosmo ne revint jamais à sa vie d’avant. Il s’allongeait par terre et cachait son visage, percevant ce qui se passait en Europe. Son état de santé se dégrada, celui d’Ambros aussi. On les suit dans leurs errances, remettant leur vie dans les mains d’un médecin expérimentateur qui ressemble étrangement, dans l’interprétation proposée par Krystian Lupa, à Grün, médecin dans la pièce de S.I. Witkiewicz, Le Fou et la Nonne, face à Walpurg, le poète, vulnérable.

Sebald se rendit dans le centre de soins d’Ithaca où Ambros avait décidé « d’entrer de son plein gré à l’âge de soixante-sept ans pour n’en plus ressortir. » Les images sur écrans nous montrent une énorme bâtisse désaffectée pleine de graffitis et de dessins d’art brut au milieu de nulle part, comme une zone de non-droit où agit Fahnstock, le médecin hypnotiseur. Son assistant, le Dr Abramsky, à la retraite depuis quinze ans, l’y reçut au sanatorium de Samaria où il était resté vivre, entre le hangar à bateaux et le rucher. Il n’avait pas connu Cosmo mais avait bien connu Ambros. « Personne, vraisemblablement, n’imagine l’ampleur des souffrances et des malheurs qui se sont accumulés ici… Il est exact qu’Ambros Adelwarth n’a pas été placé ici avec sa famille mais qu’il s’est fait mettre, de son propre chef, sous surveillance psychiatrique… Lorsqu’il se tenait à la fenêtre et regardait dehors il donnait toujours l’impression de souffrir d’un mal incurable. » Et il se soumettait avec complaisance aux séances d’électrochocs, « ce qui, à l’époque, confinait à la torture ou au martyre… Aussi, lorsque Ambros, l’un des premiers à être soumis, dans notre établissement, à une série d’électrochocs s’étalant sur plusieurs semaines et même plusieurs mois, lorsque Ambros manifesta les signes d’une docilité qu’il n’avait pas eue jusque-là, Fahnstock ne manqua pas d’y voir le résultat du nouveau protocole, bien qu’en réalité, comme je commençais déjà à m’en douter à cette époque, cette docilité n’eût pas d’autre raison que le désir de votre grand-oncle d’annihiler en lui le plus radicalement et le plus irrémédiablement possible toute capacité de réflexion et de souvenir. » Et le Dr Abramsky poursuit : « Vers la fin, votre grand-oncle a été pris d’un raidissement progressif des membres et des articulations, sans doute dû à l’effet de la thérapie de choc. Bientôt il eut les plus grandes difficultés à rester autonome… » L’image ici prend plus d’importance encore, les lieux sont filmés de manière détaillée dans leur décrépitude et leur mystère, et alternent avec le plateau (Ambros Adelwarth, vieux, Jacques Michel – Docteur Abramsky, Philippe Vuilleumier). Sur le plateau comme sur l’image, on visualise les fauteuils servant aux séances d’électrochocs.

© Simon Gosselin

À travers ces thématiques que sont l’exil, l’émigration, les souvenirs traumatiques, les destructions du XXème siècle, la mémoire individuelle et la mémoire collective, la folie et le suicide, Krystian Lupa reconstruit, pas à pas, les itinéraires de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, que Sebald a finalement très peu connu et qui gardent leur mystère. « Notre rôle, dit Krystian Lupa, consiste à faire entendre les silences de Sebald sans pour autant les effacer. » Et il jongle avec l’image, filmée comme contrepoint à ce qui se déroule sur scène, et comme traces des souvenirs ou des paysages, intérieur et extérieur. Ses premiers travaux avec la vidéo remontent à 2008, avec Factory 2, son travail sur Andy Wharhol, même si on le connaît davantage au théâtre par la puissance de ses mises en scène des œuvres de Thomas Bernhard, Tchekhov, Kafka et Dostoïevski. Ici, la finesse de son travail rencontre l’écriture sobre et dense de Sebald par ces deux personnages qui ne trouvent plus leur place dans leurs pays et s’en sentent exclus, et qui n’ont d’autre issue que l’autodestruction et le suicide. Il retrouve la trace de ces exilés de l’intérieur et enrichit le récit par cette alternance acteurs sur scène / images d’archives / carnets intimes / topographie et images des lieux et des voyages / interviews de ceux qui les ont connus.

Né en Silésie en 1943, Krystian Lupa est marqué par le travail de Kantor et l’univers du réalisateur Andreï Tarkovski, on trouve chez lui cette même intransigeance. Cela aurait pu mener le spectacle vers le précipice car, compte tenu de différends, les représentations à la Comédie de Genève où devait avoir lieu la création du spectacle n’ont pu se tenir, ni, par voie de conséquence, celles du Festival d’Avignon. L’Odéon-Théâtre de l’Europe a pu assurer non seulement le relais, mais la création du spectacle. Il nous permet ainsi, par Krystian Lupa, un passeur virtuose qui assure ici l’adaptation, la mise en scène, la scénographie et la lumière du spectacle, d’accéder à l’écriture d’ombre et de lumière de W.G. Sebald, filtrée par une délicate direction d’acteurs.

Brigitte Rémer, le 28 janvier 2024

Avec : Pierre Banderet / Sebald – Monica Budde / Lucy Landau, Pierre-François Garel /Ambros Adelwarth,(jeune – Aurélien Gschwind / Cosmo Solomon – Jacques Michel / Ambros Adelwarth, vieux –  Mélodie Richard / Hélène –  Laurence Rochaix / Tante Fini – Manuel Vallade / Paul Bereyter – Philippe Vuilleumier Docteur Abramsky. Écriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière Krystian Lupa – collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français Agnieszka Zgieb – création musicale Bogumił Misala – création vidéo Natan Berkowicz – costumes Piotr Skiba – directeur de la photographie Nikodem Marek – assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Maksym Teteruk. Créé le 13 janvier 2024 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe – production Comédie de Genève – production déléguée Odéon/Théâtre de l’Europe – coproduction Festival d’Avignon, Odéon/Théâtre de l’Europe, Le Maillon/Théâtre de Strasbourg scène européenne. Les droits d’adaptation théâtrale de W. G. Sebald sont représentés par The Wylie Agency (UK) Ltd.

 Du 13 janvier au 4 février 2024, du mardi au samedi à 10h30, le dimanche à 15h. Odéon / Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – métro Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.eu (durée 4h15 avec un entracte).

Place des Héros

© Dmitrijus Matvejevas

Texte Thomas Bernhard – traduction Ruta Jonynaite – mise en scène, scénographie et lumière Krystian Lupa – Les Gémeaux/scène nationale de Sceaux – spectacle en lituanien surtitré en français.

Krystian Lupa est hanté par Thomas Bernhard, il a monté nombre de ses pièces, dont, il y a deux ans, Déjeuner chez Wittgenstein et Des Arbres à abattre présentées en France. Place des héros, dernière pièce de l’auteur, écrite en mars 1988 peu avant sa disparition, a été créée au Théâtre National de Vilnius en 2015, présentée au Festival d’Avignon puis au Festival d’Automne en 2016. Elle vient d’être reprise exceptionnellement à Sceaux.

Né en 1931 et élevé à Salzbourg au temps du nazisme, Thomas Bernhard inscrit l’action dans un contexte de montée de la xénophobie et de l’antisémitisme à travers l’Europe. Réunis Place des Héros le 15 mars 1938, les Viennois acclament Hitler qui a envahi l’Autriche. La famille Schuster quitte le pays pour Oxford, puis rentre dix ans plus tard. Mais l’épouse du Professeur Josef Schuster, Hedwige, reste traumatisée par ce passé et obtient de son mari, quelque temps plus tard, de repartir à Oxford. La veille du départ, tous les cartons sont bouclés, le précieux piano du Professeur – grand mélomane dont la référence reste Glenn Gould – est déjà parti, il se suicide en se jetant par la fenêtre sous les yeux de la jeune servante, Herta. Avant même sa publication la pièce est pour l’Autriche une provocation, au moment où éclate l’affaire Kurt Waldheim, premier ministre élu malgré son passé nazi, qui tenta d’empêcher les représentations. Elle dénonce de manière frontale le fascisme et le mensonge.

Place des héros est écrite en trois scènes. La première se passe dans la grande lingerie de l’appartement des Schuster situé au troisième étage de la place des Héros, à Vienne. La maison est presque vidée, deux armoires aux portes entrouvertes sont au milieu d’une pièce déjà presque à l’abandon. Les cartons étiquetés Oxford dans un coin, Herta (Rasa Samuolytė ou Toma Vaškevičiūtė) hésite entre rester aux aguets, collée à la fenêtre, comme en état de sidération et nettoyer les chaussures destinées à Lukas Schuster, le fils, mission qui lui est assignée par la gouvernante Mme Zittel (Eglė Gabrėnaitė). Celle-ci, vie de travail et de jalousies, règle ses comptes en donnant les ordres, triant les costumes et repassant les chemises de l’absent selon la méthode qu’il lui a lui-même apprise, preuve à l’appui par une vidéo en noir et blanc projetée, images d’un Professeur méticuleux. Tous les thèmes sont passés en revue de manière récurrente et dessinent un portrait complexe du Professeur et du contexte familial. L’admiration des deux héroïnes de la poussière et du rangement se mâtine de l’ambivalence de leurs jugements qui passe notamment à la moulinette l’attitude de Madame Schuster – qui ne se rend plus à Oxford mais se voit contrainte de rejoindre son beau-frère le Professeur Robert Schuster à la campagne où il vit, à Neuhaus, – celle de ce beau-frère et des trois enfants Schuster. Mme Zittel parle aussi de ses propres problèmes et notamment des exigences de sa mère âgée de quatre-vingt-douze ans, placée dans un hospice de vieillards à Kritzendorf, « c’est notre père qui payait maintenant ça ne marche plus… » dira plus tard une des filles du Professeur, ce dernier qui d’ailleurs conseillait à la gouvernante de lui lire Tolstoï. Gouvernante et servante préparent la table ainsi que le repas qui suivra l’enterrement dans la salle à manger familiale. Les cloches sonnent, les notes stridentes d’un violon déchirent l’atmosphère.

La seconde scène nous projette dans le parc de Volksgarten tout près du Burgtheater, après l’enterrement du Professeur. Les deux filles des Schuster, Anna (Viktorija Kuodytė) et Olga (Eglė Mikulionytė) toutes deux professeures y attendent leur oncle, le Professeur Robert qui ne se presse pas, s’appuyant sur deux cannes. Elles admirent le jardin sous la brume, en parlant de la famille, des biens, des projets, de leur mère. Elles font le bilan au sujet de leur père et constatent : « Vienne il l’avait en haine mais à Oxford il n’aurait plus rien trouvé qui lui soit familier, à Oxford aussi tout a changé. » De leur mère elles disent : « Elle n’avait plus que la fabrique de vinaigre et la fabrique de Fez dans la tête… » et elles reconnaissent : « Si elle n’a pas le théâtre elle n’a rien » dit Olga, « c’est bien ce qu’il y a de pitoyable, au fond, notre mère a été anéantie par notre père » répond Anna. Et Olga d’enchaîner « Et notre père par elle. » Le Professeur Robert, bien différent de son frère (Valentinas Masalskis) compose avec le paysage politique. Il refuse de signer une pétition pour Neuhaus contre un projet de route qui doit traverser le jardin : « Moi je ne proteste pas. Moi je ne proteste contre rien. Moi je ne proteste plus contre rien. Toutes les protestations sont exclues à la fin de la vie. » Il ne s’est en fait jamais vraiment positionné : « Au Musikverein ça ne le gêne pas non plus qu’il n’y ait que des nazis aux concert. L’oncle Robert peut entendre Beethoven sans penser au Congrès de Nuremberg c’est ce qui était justement impossible à notre père… » On s’enfonce dans le drame et la montée dramatique s’amorce, autour du nationalisme et de l’antisémitisme. Une tombe se projette sur le mur, couverte d’inscriptions hébraïques. Le Professeur Robert médite sur la vieillesse. Un corbeau croasse.

La troisième scène a lieu dans la salle à manger familiale où la table est dressée. Nappe blanche pour déjeuner de deuil. Huit personnes font face au public et commencent à manger, au rythme du tic-tac de la pendule juste avant qu’elle ne s’emballe : les trois enfants Schuster dont le fils, Lukas, et son arrogance (Arūnas Sakalauskas) l’épouse du Professeur, une femme autoritaire et sèche (Doloresa Kazragytė ou Dalia Overaité), l’Oncle et quelques amis. La tension monte encore d’un cran autour d’Hedwige Schuster, mais au-delà de l’histoire familiale la grande Histoire s’affiche, en même temps que des images d’émeutes et d’incendie sur les trois murs de la boîte scénique. Le pays s’embrase et chavire dans la violence, une rumeur monte crescendo, qui vient de loin et emporte tout sur son passage jusqu’au paroxysme, une pierre lancée brise la fenêtre, image d’une force inouïe. « La clameur des masses montant de la Place des Héros enfle jusqu’à la limite du supportable » dit la didascalie et le Professeur Robert « Tout ça était en fait une idée absurde de revenir à Vienne… Mais le monde n’est fait que d’idées absurdes… » Mme Schuster s’écroule, le visage sur la table. Le chaos est à son comble.

La puissance de la mise en scène de Krystian Lupa donne tout son sens au texte et aux événements qu’il décrit, portée par le jeu des acteurs, d’une grande justesse. Le metteur en scène reconnaît dans son travail l’influence du dramaturge Tadeusz Kantor, a monté les textes de ses compatriotes polonais Witkiewicz et Gombrowicz ainsi que les auteurs russes, allemands ou autrichiens. Le scalpel de Thomas Bernhard lui convient, comme lui il opère avec précision à travers l’histoire collective. L’intelligence de la lecture et la finesse du travail avec les acteurs, la scénographie, les lumières et la musique y contribuent. Une remarquable bande son complète avec sensibilité les actions  (musique de Bogumil Misala). Tout dans ce spectacle, ébranle. Là le théâtre a du sens, dans sa manière de témoigner à vif de la montée du fascisme à travers un langage scénique très maitrisé et éblouissant.

Brigitte Rémer, le 3 avril 2019

Avec : Valentinas Masalskis (Robert Schuster), Viktorija Kuodytė (Anna), Eglė Mikulionytė (Olga), Arūnas Sakalauskas (Lukas), Eglė Gabrėnaitė (Mme Zittel), Rasa Samuolytė ou Toma Vaškevičiūtė (Herta), Doloresa Kazragytė ou Dalia Overaité (Hedwig), Vytautas Rumšas (Professeur Liebig), Neringa Bulotaitė (Mme Liebig), Povilas Budrys (M. Landauer). Costumes Piotr Skiba – collaboration artistique, vidéo Lukasz Twarkowski – musique Bogumil Misala – assistanat à la mise en scène Giedré Kriaucionyté, Adam A. Zdunczyk – surtitrage en direct Akvilé Melkünaité – La pièce est publiée aux éditions de l’Arche, dans une traduction de Claude Porcell – Avec l’équipe technique Les Gémeaux.

Du 22 au 31 mars 2019 – Les Gémeaux/Scène nationale de Sceaux – 49, avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux – RER station. Bourg-la-Reine – Tél. : 01 46 61 36 67 – Site : www.lesgemeaux.com

Déjeuner chez Wittgenstein – Ritter, Dene, Voss

© Marek Gardulski

Mise en scène et scénographie, Krystian Lupa – texte Thomas Bernhard d’après une traduction de Jacek St. Buras – spectacle en polonais surtitré en français, présenté au Théâtre des Abbesses dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est une pièce en trois mouvements qui scrute au scalpel les relations intra-familiales entre deux soeurs et leur frère, entre les réminiscences de l’enfance et le regard des parents disparus, figures totem dont les portraits décorent la salle à manger. Non-dits et déchirures ressortent avec une rare violence, alors que la fratrie est réunie dans la maison familiale, bourgeoise et classique. Les deux sœurs, actrices occasionnelles, y habitent, Dene, l’aînée, bien pensante et étouffante, à la recherche de la perfection ; Ritter, la cadette, à l’extrême inverse, prompte à la boisson, cultivant l’opposition et la libre provocation. Leur frère, Voss/Louis – philosophe écrivant laborieusement une Logique – traité pour tendances suicidaires et troubles psychiatriques, les rejoint quelques jours à l’initiative de l’ainée, contrairement à l’avis de la cadette.

Avec Thomas Bernhard, comme prévu, tout se passe mal dès le premier soir et l’apparente organisation familiale se délite après de nombreux rounds, jusqu’à l’épuisement physique et moral de tous. Trois tableaux – avant le déjeuner, duo discordant entre les deux sœurs où l’une s’attelle aux préparatifs et l’autre boit ; pendant le déjeuner après l’arrivée de Voss/Louis, trio de la confrontation, de la violence, de la dérision et de la haine ; à la fin du repas, valse à mille temps où les protagonistes sont les figures des tableaux décrochés et déplacés – les portraits de famille – jusqu’à leur effacement voulu de la mémoire familiale. Toute trace du passé est d’ailleurs balayée dans cette salle à manger où même la précieuse vaisselle de Bohême vole en éclats, au cours du dernier tableau.

Le titre de la pièce originale est formé de trois noms d’acteurs qu’appréciait Thomas Bernhard : Ilse Ritter, Kusten Dene, Gert Voss et Ludwig Wittgenstein auquel l’œuvre fait référence est un philosophe et logicien dont Bernhard connaissait le neveu. D’une précision d’horlogers, les trois acteurs magnifiquement dirigés par Krystian Lupa – Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Ritter), Agnieszka Mandat (Dene) et Piotr Skiba (Voss/Louis) – labourent le passé avec force et détermination. Ils ont joué lors de la création de la pièce au Théâtre Stary de Cracovie en 1996, puis ont repris ou recréé leurs rôles en 2006. Vingt ans plus tard par leur complicité, l’approfondissement de leurs partitions et la finesse de leurs palettes sont une belle leçon de théâtre. La tension qui se dégage du plateau et l’art du détail rendent ce huis clos de quatre heures lourd et étouffant. Le temps si particulier de la représentation se suspend, le passé interfère avec le présent et le détruit, il n’y a pas d’avenir. La sensibilité du travail de scénographie et de mise en scène réalisé par Krystian Lupa convient magnifiquement à l’univers sombre de Thomas Bernhard – nous l’avions vu avec “Des arbres à abattre” présenté à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (cf. notre article du 18 décembre) -. La rêverie et l’inventivité de ces deux grands artistes se complètent et s’emboitent parfaitement.

Brigitte Rémer, 22 décembre 2016

Avec Małgorzata Hajewska-Krzysztofik (Ritter, la sœur cadette), Agnieszka Mandat (Dene, la sœur aînée), Piotr Skiba (Voss, Louis) – musique Jacek Ostaszewski – assistant scénographie Piotr Skiba – organisation Janusz Jarecki – régie plateau Zbigniew St. Kaleta – régie lumières Adam Piwowar – régie son Marcin Fedorow – plateau Jacek Puzia – production Narodowy Stary Teatr Cracovie – coréalisation Théâtre de la Ville et Festival d’Automne, à Paris – avec le soutien de L’Institut Adam Mickiewicz – spectacle créé le 19 octobre 1996 au Stary Teatr de Cracovie – en partenariat avec France Inter.

13 au 18 décembre, Théâtre des Abbesses-Théâtre de la Ville, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris. Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : .festival-automne.com Tél. : 01 53 45 17 17.

 

Wycinka Holzfällen – Des arbres à abattre

© Natalia Kabanow

© Natalia Kabanow

Texte Thomas Bernhard, d’après une traduction de Monika Muskała – adaptation, mise en scène, décors et lumière Krystian Lupa – Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre du Festival d’Automne – en polonais surtitré en français.

Son œuvre entière est empreinte de singularité et son écriture, acerbe et raffinée, se place dans la déclinaison des gris aux noirs les plus profonds. Avec Des arbres à abattre – récit de deux cents pages écrites en un bloc, sans retour à la ligne – Thomas Bernhard s’attaque, avec virulence, au milieu artistique viennois des années 1980. Son observation critique place sous cloche, ou dans un même bocal, un couple de musiciens et la fine fleur invitée du tout Vienne – acteurs, et jeunes écrivains notamment -. Ils ont pour point commun d’avoir connu et côtoyé, de près ou de loin, Joana, une actrice qu’ils viennent d’enterrer après son suicide – les images de l’enterrement sont montrées sur écran -. La mort et le suicide rôdent, l’absente fait des apparitions épisodiques, l’un des points culminants étant l’écoute intégrale du Boléro de Ravel, qu’elle aimait tant. Les egos du cénacle artistique et bourgeois ici présent se plient et se déplient au fil d’une soirée, mondaine et funèbre.

Ce beau monde est reçu dans le salon bourgeois de deux hôtes distingués : la maîtresse des lieux chante merveilleusement Purcell et lorsqu’elle n’introduit pas les visiteurs elle se tient debout, droite et digne, une main sur le piano en position de récital, mais on ne l’entendra pas. Son époux, compositeur, tapote le piano ou boit. Deux jeunes écrivains devisent et les acteurs se racontent. La scénographie traduit l’idée du bocal par sa transparence et le salon de verre transforme le spectateur en entomologiste. De temps en temps on sort du huis clos pour quelques apartés puis on y entre à nouveau. Seul échappe à cette règle le narrateur, observateur et commentateur acéré de la soirée, personnage du dedans autant que du dehors. Sorte de double de Thomas Bernhard, calé au fond d’un grand fauteuil, il critique vivement le milieu auquel il appartient et parfois s’irrite – Des arbres à abattre a pour sous titre Une irritation -. La soirée s’étire en longueur et le temps se suspend en attendant l’invité d’honneur, un acteur du Burgtheater qui n’apparaît qu’après minuit : « Tandis qu’ils attendaient tous le comédien qui leur avait promis de venir dîner chez eux, dans la Gentzgasse, vers onze heures trente, après la première du Canard sauvage, j’observais les époux Auersberger exactement de ce même fauteuil à oreilles dans lequel j’étais assis presque chaque jour au début des années cinquante, et pensais que ç’avait été une erreur magistrale d’accepter l’invitation des Auersberger » énonce le narrateur.

Né en Silésie, formé dans les domaines des arts visuels, du théâtre et du cinéma, Krystian Lupa a rencontré Thomas Bernhard à travers une dizaine de spectacles, sa première adaptation étant La Plâtrière. Il présente, dans le cadre du Festival d’Automne, un triptyque – les deux autres textes étant Place des héros et Déjeuner chez Wittgenstein – il rend l’œuvre magnétique. Avec Des arbres à abattre Bernhard s’attaque au milieu artistique et intellectuel autrichien auquel il appartient et dénonce son renoncement à s’engager. Sa virulence lui a valu beaucoup d’ennuis lors de la publication, certains s’y reconnaissant. Comme toujours, il désavoue l’Autriche, son pays, avec ironie et causticité. Lupa a un talent fou dans cette superposition savante, troublante et déterminée à l‘univers de l’écrivain, par la traduction scénique qu’il en fait à partir de son adaptation littéraire, par le travail éblouissant qu’il réalise avec les acteurs, tous extraordinaires – qui visualisent, de l’intérieur du salon de verre où ils se trouvent, les mêmes images que le spectateur, depuis la salle -.  Krystian Lupa dilate le temps et cela pèse parfois pour le spectateur qui ne peut pourtant s’en détacher – le spectacle dure cinq heures –  jusqu’à la lueur d’humanité finale, quand le narrateur tend la main à la maîtresse des lieux-cantatrice mettant à jour ses fêlures, juste une lueur…

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2016

Avec : Bożena Baranowska (Anna Schreker) – Krzesisława Dubielówna (cuisinière) – Jan Frycz (acteur du Théâtre National) – Anna Ilczuk (Mira) – Michał Opaliński (James) – Marcin Pempuś (John) – Halina Rasiakówna (Maja Auersberger) – Piotr Skiba (Thomas Bernhard) – Ewa Skibińska (Jeannie Billroth) – Adam Szczyszczaj (Joyce) – Andrzej Szeremeta (Albert Rehmden) – Marta Zięba (Joana Thul) – Wojciech Ziemiański (Gerhard Auersberger).

Apocryphe, Krystian Lupa et improvisations des comédiens – citation des œuvres de Jeannie Ebner et Friederike Mayröcker Pensées de Joana sur Sebastiansplatz, Verena Lercher (Graz) –   costumes, Piotr Skiba – arrangement musical, Bogumił Misala – improvisation sur un thème de Henry Purcell sur Sebastiansplatz, Mieczysław Mejza – vidéo, Karol Rakowski, Łukasz Twarkowski – assistants mise en scène, Oskar Sadowski, Sebastian Krysiak, Amadeusz Nosal Polski Theatre in Wrocław – coréalisation Odéon-Théâtre de l’Europe (Paris) Festival d’Automne à Paris – avec le soutien du Adam Mickiewicz Institute et de l’Adami – spectacle créé le 23 octobre 2014 au Polski Theater in Wrocław – en partenariat avec France Inter.

30 novembre au 11 décembre, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006. Paris – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40 et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 17 – Voir aussi notre article sur le spectacle Bernhard/Lupa  “Déjeuner chez Wittgenstein”, publié le 28 décembre 2016.