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Le Funambule

Texte de Jean Genet – conception et mise en scène, Philippe Torreton – composition musicale, Boris Boublil – chorégraphie, Julien Posada – au Théâtre de la Ville-Les Abbesses.

© Pascale Cholette

D’emblée on est saisi par la solitude en même temps que par la simplicité, la vérité et la poésie de ce cirque désaffecté qu’on découvre à la torche, quand vient le poète. L’ambiance est fellinienne dans la sensibilité de La Strada.

Côté cour le musicien, Boris Boublil, dans la pénombre, entouré de ses claviers, piano, guitare et percussions, ponctuera l’ensemble de la représentation de ses tempos et vibrations. Sur le piano, un téléphone en bakélite blanche et une bouteille. En fond de scène une vieille toile de chapiteau défraichie aux couleurs passées ni bleu ni vert. Devant, un vague dépôt, contenant des résidus d’objets de cirque, à l’abandon, le C de cirque encore bordé de ses ampoules. Des agrès à l’ancienne tombent des cintres – corde lisse, échelle, cerceau, mât et portiques. Un Fil de six mètres de long barre l’espace de cour à jardin entre deux plateformes, à un mètre du sol. Une chemise y est étendue, comme sur un fil à linge. Plus près du public, côté jardin, l’écritoire du poète – Philippe Torreton dans la silhouette et le rôle de Genet – une caisse pour poser juste un verre et une feuille blanche, une vieille bassine sans âge remplie d’eau, un lit de camp recouvert d’un drap écru sous lequel on peut deviner un corps. Le sol est en mauvais état, moquette verte en lambeaux dessinant des reliefs, et sol gris mal dégrossi, juste fait pour se blesser (scénographie Raymond Sarti).

© Pascale Cholette

Entre le poète à la lueur de sa torche, au son du tonnerre et d’une violente pluie d’orage. Comme au commencement du monde il crée la lumière, débloque le compteur et envoie une musique, tel le signal d’un réveil matin. Il lance des paillettes d’or sur le fil du funambule, comme celles qui s’accrochent à lui les soirs de fête et feuillette un carnet qui ne lui appartient pas. Il y découvre de curieux signes : « le long d’une ligne droite, qui représente le fil, des traits obliques à droite, des traits à gauche, ce sont ses pieds, ou plutôt la place que prendraient ses pieds, ce sont les pas qu’il fera » comme les notations en danse, selon Benesh ou Laban. « Que m’importe donc qu’il sache lire ? Il connaît assez les chiffres pour mesurer les rythmes et les nombres » ajoute-t-il. Genet est ébloui, son funambule c’est Abdallah, son amoureux. « Le fil était mort – ou si tu veux muet, aveugle – te voici, il va vivre… Tu danseras sur et dans une solitude désertique. »

© Pascale Cholette

Sous le drap, l’ange se réveille lentement, puis se lève, la cheville bandée, il s’étire sur son fil faisant penser à la figure du crucifié. « L’Ange, pour nous, c’est le soir descendu sur la piste éblouissante. » Le poète poursuit sa méditation à haute voix. Le texte de Genet est écrit à deux niveaux, le premier est une adresse au funambule, il lui prodigue des conseils très concrets sur la manière de se farder. « Excessif. Outré. » Sur son habillement, nécessairement crasseux et avachi en journée pour mieux mettre en lumière son habit du soir, un dépaysement nécessaire. « À la fois chaste et provocant, le maillot collant de Cirque en jersey rouge sanglant » qu’on retrouve cloué sur le décor. « La réalité du Cirque tient dans cette métamorphose de la poussière en poudre d’or » ajoute le Poète. Genet livre par là une méditation poétique sur l’art, la souffrance, la chute, les limites, le vertige de la vie, la mort omniprésente, inscrite dans la dramaturgie du cirque ; le second niveau, dans le texte écriture en italiques, apporte les commentaires et apartés de Genet, même s’il se justifie ou s’excuse, en conclusion, déclarant : « Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner. »

© Pascale Cholette

Remontant le temps, Genet évoque son émotion d’avoir vu la funambule allemande Camilla Meyer une nuit sur un fil « à trente mètres au-dessus des pavés, dans la cour du vieux port à Marseille » vision fondamentale pour lui dans sa méditation sur la mort. Pendant ce monologue de Genet auquel il ne répond à aucun moment, sauf une fois, d’un mot, le Funambule reste prostré un long moment, replié dans un coin du plateau, avant de s’éveiller petit à petit et de s’échauffer, au sol d’abord puis en s’élançant comme un félin tout en haut d’un portique. Il se prépare ensuite, monte le fil et ajuste les plateformes, met ses chaussures de cuir souple dont il brosse puis humidifie la semelle. Le Poète monte sur l’une des plateformes et entre dans la lumière, le Funambule sur l’autre. Ils se font face. Genet fait des comparaisons entre le Cirque et le Théâtre. Au Théâtre « quand le rideau se lève, nous entrons dans un lieu où se préparent les simulacres infernaux… Mais le Cirque ! Il exige une attention aigüe, totale. Ce n’est pas notre fête qui s’y donne. C’est un jeu d’adresse qui exige que nous restions en éveil. » Genet descend, le Funambule est seul sur son fil, il commence doucement, de manière malhabile d’abord, puis dans un somptueux ballet, fait de grâce, d’équilibres et de mouvements acrobatiques à couper le souffle. Le Poète s’empare d’un projecteur et l’éclaire.

Le Funambule glisse, il vole, en équilibre entre ciel et terre, échappant à l’attraction de la chute. S’il tombe il reprend. Il complexifie les figures et les sauts, les pas de danse dont le grand-écart de face sur le fil, la vitesse de traversée, défiant la gravité et repoussant les limites. Beauté, fragilité et grâce se conjuguent autour de lui, c’est un moment d’émotion. « Pourquoi danser ce soir ? Sauter, bondir sous les projecteurs à huit mètres du tapis, sur un fil ? C’est qu’il faut que tu te trouves. » lui dit le Poète, allongé au sol à ses côtés.

Le Funambule repart vers sa solitude, se déshabille et remet ses vêtements dans sa valise de fortune. Il reprend sa place sous le drap pour entrer dans un sommeil réparateur. Le Poète remet son manteau et prend son sac. La relation est d’autant plus forte et le désir sous-jacent que les deux hommes jamais ne se touchent, à peine se frôlent. Le texte s’inscrit dans la biographie de Genet qui rencontre en 1956 un jeune garçon débutant au Cirque, qu’il prend sous son aile et qu’il guide dans ses apprentissages pour lui offrir l’excellence. Abdallah Bentaga a dix-huit ans, Genet en a quarante-six. Ils se sépareront en 1962, Abdallah a fait une chute au cours d’une tournée et ne s’en remettra pas. Il se suicide deux ans plus tard. Cette lettre d’amour se transforme en poème noir, elle lui est dédiée.

© Pascale Cholette

Élaboré par Philippe Torreton, Le Funambule est un spectacle essentiel : par la poétique du texte et la manière dont il le porte et l’habite ; par Julien Posada et Lucas Bergandi en alternance, le funambule, dans sa lutte intérieure, qui se prépare et se concentre sur le fil sur lequel il fait une brillante démonstration ; par la musique de Boris Boublil, qui rythme de ses différents instruments les espaces du parcours poétique. Cette soirée est un moment rare et exigeant à partir d’un texte qu’il n’est pas simple d’incarner. Philippe Torreton qui signe l’ensemble de la réalisation et du concept le fait avec brio et reconnaît : « Contrairement à la plupart des auteurs, Genet n’est pas animé d’un désir farouche d’être entendu, d’être compris, il veut enflammer, c’est un incendiaire. Son écriture est tour à tour lyrique et prosaïque, caressante et scarifiante, elle blesse, elle heurte, elle oblige à se regarder soudainement surpris d’une blessure qu’on pensait secrète. »

 Brigitte Rémer, le 2 mars 2025

Avec Philippe Torreton, Boris Boublil, Julien Posada en alternance avec Lucas Bergandi – scénographie Raymond Sarti – lumières Bertrand Couderc – costumes Marie Torreton – collaboration artistique Elsa Imbert et Marie Torreton – regard chorégraphique Dalila Cortes – construction décor Atelier de la MC2 Maison de la Culture de Grenoble – Production MC2 Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale, avec le soutien de Archaos, Pôle national cirque.

Du 1er au 20 mars 2025 à 20h, dimanche à 15h – Théâtre de la Ville-Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77– En tournée : du 6 au 10 mai 2025, Les Célestins, théâtre de Lyon.

Les Paravents

Texte Jean Genet, mise en scène Arthur Nauzyciel – dramaturgie Leila Adham – travail chorégraphique Damien Jalet – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Philippe Chancel

Genet écrit la pièce en 1957, elle est publiée en 1961 par Marc Barbezat aux éditions de l’Arbalète. Une version édulcorée par Gallimard en 1958 ne verra pas le jour, une autre sera publiée dans les œuvres complètes en 1979. Roger Blin la met en scène en 1966 – quatre ans après les accords d’Évian qui marquent l’Indépendance de l’Algérie – à l’Odéon que dirige Jean-Louis Barrault, dans une grande proximité avec Genet. La pièce avait enflammé l’Odéon*.

La centaine de personnages inscrite au générique de la pièce la rendent difficile à monter et chaque acteur assure de nombreux rôles. Pourtant Berlin en 1961, Vienne en 1963, Stockholm en 1964 la présente. À Londres, Peter Brook dans ses recherches sur le jeu de l’acteur en montre douze tableaux pour quelques représentations en privé, dans une petite salle de quatre-vingts places. Il rejoint les exigences de perfection recherchées par Genet lui-même qui donne des directives très précises : il ne voulait pas d’acteur arabe préférant garder de la distance et prônait grimage et maquillage. « Genet voudrait que les comédiens se préparent comme des acrobates de cirque… » rapportait Brook, allusion aussi au Funambule de Genet, poème d’amour écrit à l’attention de son compagnon, Abdallah. Patrice Chéreau monte Les Paravents en 1983, Marcel Maréchal en 1991.

La pièce traverse l’Algérie coloniale, c’est « une méditation sur la guerre d’Algérie » disait Genet, sur l’oppression et les rapports de pouvoir vus notamment à travers l’armée française et l’OAS – Organisation armée secrète – branche française terroriste et clandestine proche de l’extrême droite pour la défense de la présence française en Algérie. Genet est du côté des opprimés, du peuple algérien et la pièce met en images et en mots ceux qu’il a croisés quand il vivait là-bas. Dans la mise en scène d’Arthur Nauzyciel on se trouve face à un escalier monumental qui barre la scène de bas en haut et de gauche à droite comme un immense mausolée (scénographie et accessoires Riccardo Hernández). Dans cette architecture, le déplacement des acteurs se fait de manière escarpée, incertaine ou aérienne et dans la verticalité, traduction du déséquilibre de cette guerre, de la verticalité du politique et de la domination. L’escalier est aussi un lieu de transition, une évocation de deux grands du cinéma et de l’image : Eisenstein et les marches de la colère dans le Cuirassé Potemkine tourné à Odessa en Ukraine, avec cet escalier du massacre où un landau dévale la pente, ou encore Tarkovski dans Nostalgia.

Apparaît au loin, depuis le sommet de l’édifice, une tête dans le ciel, ou dans les cintres, un tout petit personnage qui finit par prendre corps en descendant l’escalier et se rapprochant de nous. C’est Saïd. « Le ciel est déjà rose. Dans une demi-heure le soleil sera levé… » Harassée et portant une valise pleine de cadeaux sur la tête il est suivi d’une « vieille femme arabe toute ridée », sa mère, venue pour ses noces avec « la plus laide femme du pays d’à côté et de tous les pays alentour. » Elle économise ses chaussures et avance pieds nus, claudicante et défaite, en haillons. « Je vous avais dit de mettre vos souliers ! » dit-il à sa mère. Le langage est rude, la relation aussi. Et l’histoire va principalement se tisser autour de ces trois personnages, les Orties – Saïd (Aymen Bouchou), sa mère (Marie-Sophie Ferdane) et Leïla (Hinda Abdelaoui) dans l’âpreté et parfois l’innommable.

© Philippe Chancel

La pièce a de nombreux contours et détours, de l’implicite à la manière de Genet, qui comme un alchimiste transforme la m…. en or et les mots en épiphanies. Vols et machinations, intrigues, trahisons et lâchetés, sont au cœur du sujet qui mène jusqu’au monde magique et au monde des morts. On est à la fois dans la transcendance et au cœur des bordels qu’affectionne Genet dans sa narration, où les putains sont des déesses et les pleureuses ressemblent à des mouches, ici armées de parapluies – les mouches pour faire la nique à Sartre qui n’avait pas dit que du bien de lui dans son essai Saint Genet, comédien et martyr. « Son autobiographie n’est pas une autobiographie, elle n’en a que l’apparence : c’est une cosmogonie sacrée. »

Les discours des colonisateurs, leurs symboles, bottes, gants, casques, mitraillettes, marseillaises, clairon ; tous les grades, du soldat au sergent, de l’appelé au légionnaire, du lieutenant au général, s’étalent, accrochés à l’escalier comme à la façade d’un pic impitoyable. On dirait des soldats de plomb. Les travestis s’égaient. Il y a Kadija, Warda, Malika, Nedjma, Taleb, Sir Harold et le Banquier, Si Slimane et tant d’autres qui montent et descendent les marches abruptes de cet art brut et minimaliste, entre vols planés, chutes et roulés-boulés dans l’escalier qui finit par devenir le personnage principal de la pièce, tandis que Genet y voyait de grands paravents peints.

© Philippe Chancel

Après l’entracte – le spectacle dure quatre heures – sur écran, un père lit les lettres envoyées de Tlemcen par son fils, médecin et appelé du contingent dans lesquelles il décrivait sa vie là-bas, les paysages et son ennui. On voit un jeune militaire traqué par son lieutenant, on voit des combattants, une vamp, Ommou essayant de protéger Saïd, Naceur. Une très belle séquence entre Saïd et Leïla montre que la fin semble proche. On y perçoit la sensibilité d’écorchée vive de Leïla face à son destin et à la brutalité de Saïd, qui lui dit : « Je veux que le soleil, que l’alfa, que les pierres, que le sable, que le vent, que la trace de nos pieds se retournent pour voir passer la femme la plus laide du monde, et la moins chère : ma femme. » Ce à quoi Leïla lui tenant tête répond avec fougue : « Mais moi je veux – c’est ma laideur gagnée heure après heure, qui parle – Je veux que tu me conduises sans broncher au pays de l’ombre et du monstre… Je veux – C’est ma laideur gagnée minute après minute, qui parle – que tu sois sans espoir. Je veux que tu choisisses le mal et toujours le mal. Je veux que tu ne connaisses que la haine et jamais l’amour…… Je veux – C’est ma laideur gagnée seconde après seconde, qui parle – que tu refuses l’éclat de la nuit, la douceur du silex, et le miel des chardons. Je sais où nous allons Saïd, et pourquoi nous y allons. » SaÏd lui donne un coup de pied, elle dessine à la craie verte un magnifique palmier. On ne la reverra pas. Peu après, on tire sur Saïd comme sur un lapin après les quelques mots solennels qu’il prononce : « À la vieille, aux soldats, à tous je vous dis merde. »

Des cadres blancs descendent du haut, marquant comme une entrée au royaume des morts. Et la mère face à Kadidja déclare : « Saïd ! Il n’y a plus qu’à l’attendre ! » la réponse de Kadidja s’enchaîne : « Pas la peine. Pas plus que Leïla, il ne reviendra. » Tous les personnages remontent l’escalier, lentement, tous les acteurs sont alors sur scène, formant communauté. Saïd et Leïla ferment le ban. Tout en haut et comme pris dans un vertige, tour à tour chacun tombe de l’autre côté du miroir.

© Philippe Chancel

Très chorégraphiée, la pièce fonctionne comme en trompe-l’œil, d’autant avec ce grand escalier. Les corps, déchirés ou cassés, caricaturés parfois, prennent toute leur dimension, agrippés qu’ils sont à l’escalier, comme des araignées à leur toile. Chaque personnage s’inscrit comme sur une portée musicale, solidaires les uns des autres. Pourtant, dans le trio des Orties,  la mère semble bien jeune face à Leïla, emprisonnée dans la cagoule-résille chargée d’effacer son visage.

Genet a beaucoup écrit en prison où il a fait de fréquents séjours à partir de l’âge de quinze ans. Il écrit ses pièces, Les Bonnes en 1947 et Splendid’s à la même période, puis entre 1955 et 1961 Le Balcon, Les Nègres et Les Paravents, parmi de nombreux autres textes. Après le suicide de son ami, Abdallah Bentaga, en 1964, il cesse d’écrire, s’engage chez les Black Panters et soutient les Palestiniens. Il est à Beyrouth au moment des massacres de Sabra et Chatila et rédige Quatre heures à Chatila. Il travaille sur Le Captif amoureux quand il disparaît, emporté par un cancer.

De Jean Genet Arthur Nauzyciel a mis en scène Splendid’s en 2015 avec des comédiens américains, recréé en visio conférence pendant le confinement, pièce qui joue sur le travestissement et trouble les identités. Acteur formé à l’école du Théâtre national de Chaillot d’Antoine Vitez, le metteur en scène dirige depuis 2017 le Théâtre National de Bretagne et son école, à Rennes après avoir été directeur du Centre dramatique national d’Orléans et monté une vingtaine de spectacles. Mettre en scène Les Paravents est un projet ambitieux et semé d’embûches notamment par la multiplicité des personnages dans laquelle le spectateur doit accepter de se perdre. Ils sont un pan de l’Histoire longtemps restée cachée et restituent, par le théâtre, un peu de vérité.

Brigitte Rémer le 18 juin 2021

Avec : Hinda Abdelaoui, Léïla – Zbeida Belhajamor, La servante du bordel, Nejma (une pleureuse), la communiante, Djemila (une prostituée) – Mohamed Bouadla, Ahmed, Nestor (légionnaire), un gardien – Aymen Bouchou, Saïd – Océane Caïraty, Malika, une pleureuse, Preston (légionnaire) – Marie-Sophie Ferdane, La mère – Xavier Gallais, Madani, la voix du mort, le lieutenant, l’académicien – Hammou Graïa, Mr Blankensee, le notable, Si Slimane, le missionnaire – Romain Gy, Le gardien de prison, le soldat 1840, fils de Sir Harold, Roger (légionnaire), le voleur – Jan Hammenecker, Sir Harold, Mme blankensee, Jojo (légionnaire) – Brahim Koutari, Bachir, Pierre (légionnaire) – Benicia Makengele, Kadidja – Mounir Margoum, Habib, le gendarme, le général, Salem, le combattant – Farida Rahouadj, Warda, une pleureuse – Maxime Thébault, Le sergent, le reporter – Catherine Vuillez, La vamp, Ommou – et la voix de Frédéric Pierrot. Assistanat à la mise en scène Constance de Saint Remy, Théo Heugebaert – dramaturgie Leila Adham – travail chorégraphique Damien Jalet – lumières Scott Zielinski – scénographie et accessoires Riccardo Hernández, avec la collaboration de Léa Tubiana – sculpture Alain Burkhart – assistanat sculpture Jeanne Leblon Delienne – son Xavier Jacquot – vidéo Pierre-Alain Giraud – costumes, maquillages, coiffures et peinture des djellabas José Lévy assistanat costumes Marion Régnier – coiffures et maquillages Agnès Dupoirier

Du 31 mai au 19 juin 2024, du mardi au samedi à 19h30, le dimanche à 15h – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon. 75006. Paris – métro : Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.eu

*Parallèlement aux représentations, L’Odéon présente, en partenariat avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) une exposition sur la création des Paravents en 1966 à l’Odéon alors Théâtre de France, sous la direction de Jean-Louis Barrault, dont des maquettes de costumes et décors du scénographe André Acquart, des courriers envoyés par Jean Genet au metteur en scène Roger Blin pendant la création du spectacle, ainsi que des photos et articles de presse parus sur le spectacle et le scandale qu’il suscita. En regard, l’exposition présente aussi quelques lettres et commentaires de Jean Genet à Patrice Chéreau lors de sa mise en scène des Paravents en 1983, aux Amandiers de Nanterre.

Les Bonnes

Texte Jean Genet – mise en scène Mathieu Touzé – avec Yuming Hey, Élizabeth Mazev, Stéphanie Pasquet, au Théâtre 14.

© Christophe Raynaud de Lage

Le décor est assez funéraire, sorte de blanc glacé et ployant sous les fleurs comme le veut Genet, son dénivelé en traduit d’emblée la hiérarchie sociale et l’enfermement. Claire, voilée, monte sur scène (Stéphanie Pasquet) et se dévoile face à la coiffeuse, dans le rôle simulé de Madame. Elle se pomponne tandis que Solange, sa sœur ainée (Élizabeth Mazev) tient le rôle de servante. On entre dans la simulation et le mimodrame, le jeu dans le jeu qui traverse la pièce dans laquelle les rôles s’inversent en permanence. Dans la réalité, les deux soeurs ont même statut social, celui de domestique, elles retiennent et accumulent leurs griefs à l’égard de leur maîtresse avec qui elles entretiennent des rapports complexes, entre attirance et rejet, et se jettent à la figure une certaine dose de leur haine réciproque, du mépris qu’elles alimentent à l’égard de la classe sociale qui n’est pas la leur et de leurs jalousies. La pièce repose sur ce jeu en double miroir, plus pervers qu’innocent où, à tour de rôle, elles se glissent dans la peau de Madame et se prennent mutuellement pour exutoire, brouillant un peu plus de leurs identités.

© Christophe Raynaud de Lage

Jeu innocent d’autant moins quand le téléphone sonne, annonçant la remise en liberté provisoire de Monsieur, dont elles sont à l’origine de la garde à vue, par une lettre de dénonciation envoyée à la police, qui a mené à son arrestation ; d’autant moins qu’elles ne se précipitent pas pour le faire savoir à Madame, à son retour, de peur d’être démasquées et répudiées, de perdre leur statut de servantes, malgré tout protégées. « Elle, elle nous aime. Elle est bonne. Madame est bonne ! – selon le jeu de mots de Genet – Madame nous adore. » Quelques petits moments de complicité, d’autres de tendresse entre elles, réels ou joués, apportent quelques respirations, ainsi quand elles donnent du rythme par la chanson désenchantée de Mylène Farmer, Tout est chaos.

Quand la sonnerie du réveil retentit, Claire quitte la robe de velours écarlate empruntée à la garde-robe de Madame et dans laquelle elle habitait son rôle, le rituel prend fin, ébréché par les moments de désespoir et par la future mise en acte de l’assassinat de Madame, en vue d’éloigner tous soupçons. « Dans son tilleul. Dix cachets de Gardénal… »

© Christophe Raynaud de Lage

Et elle, Madame, arrive, en grande excentrique (Yuming Hey) immense chapeau, gestes maniérés, somptueuse en son chagrin expressionniste compte tenu de l’absence de Monsieur. Elle distribue à Claire et à Solange quelques robes puisées dans son armoire. « Vous êtes un peu mes filles. Avec vous la vie sera moins triste. Nous partirons pour la campagne. Vous aurez les fleurs du jardin. » Et elle finit par détester ces fleurs qui la dévorent, renforçant le côté mortuaire de la mise en abyme, son catafalque avant l’heure. Le tilleul se prépare. Le tilleul est servi. Claire et Solange se trahissent et sont acculées à parler du coup de fil de Monsieur, annonçant sa libération. Madame bondit, se prépare et s’en va, sans même prendre son tilleul malgré l’insistance de Solange et de Claire. Elle remarque toutefois les légers déplacements des objets de la maison : le récepteur décroché, la poudre sur la coiffeuse, le réveil et la clé du secrétaire qui ont changé de place. Un moment elles envisagent de s’enfuir, sentant que leurs plans maléfiques pourraient être démasqués, mais n’ayant nulle part où aller, se ravisent. Elles commencent leur dernier jeu de rôle et cérémonial, être Madame à tour de rôle, dans une extraordinaire tension dramatique où Solange, dans sa diatribe  fortement poétique, met en scène les funérailles de sa maîtresse et les leurs, dans une grande excitation et jusqu’au délire, « Cela ma petite, c’est notre nuit à nous » prophétise-t-elle. Mais Claire ne sort plus du jeu et dans la parfaite imitation de Madame, boit le tilleul. « Et tu l’as servi dans le service le plus riche, le plus précieux » prend-elle la peine de remarquer. Le simulacre est à son comble et la mort est là.

© Christophe Raynaud de Lage

Louis Jouvet met en scène Les Bonnes en 1947, année de sa publication et première pièce de Jean Genet, la plus montée au théâtre. Subversive, comme toutes ses autres pièces – Les Paravents, le Balcon –  l’oeuvre prend racine dans l’univers carcéral que Genet a connu dans sa jeunesse, son imaginaire et sa poésie s’envolant de l’autre côté du mur d’enceinte. Le texte est précédé de Comment jouer Les Bonnes où l’auteur donne des directives : « Le jeu théâtral des deux actrices figurant les deux bonnes doit être furtif… Les actrices retiendront donc leurs gestes, chacun étant comme suspendu, ou cassé… Madame, il ne faut pas l’outrer dans la caricature. Elle ne sait pas jusqu’à quel point elle est bête, à quel point elle joue un rôle… Le décor, il s’agit, simplement, de la chambre à coucher d’une dame un peu cocotte et un peu bourgeoise. »

Mathieu Touzé, co-directeur du Théâtre 14 s’est emparé du texte de Genet, tragique et violent, probablement inspiré du meurtre des sœurs Papin, un fait divers qui avait défrayé la chronique en 1933. Le duo Élizabeth Mazev/Stéphanie Pasquet, Claire/Solange, fonctionne dans toutes les nuances de la palette nécessaire à l’expression des jeux de rôle et des rapports de domination, dans la préméditation monstrueuse de leur vengeance sourde. Madame, interprétée par l’acteur Yuming Hey arrive comme une tornade dans un jeu très extérieur, entre la maîtresse-femme plutôt arrogante et intolérante, un peu invertébrée dans son amour transi envers son amant momentanément indisponible. La pièce est flamboyante en soi, surjouer le rôle n’est pas nécessaire et casse l’aspect ritualisé du texte où dans son unité de temps, de lieu et d’action se mettent en place les gestes infernaux d’une mise à mort.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2024

Avec : Yuming Hey Madame – Élizabeth Mazev, Solange – Stéphanie Pasquet, Claire. Scénographie et costumes Mathieu Touzé – lumière Renaud Lagier – régisseur général Jean-Marc L’Hostis – régie Stéphane Fritsch – assistante à la mise en scène Hélène Thil – Les Bonnes est publié aux éditions Gallimard.

Du 27 février au 23 mars 2024, mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h, samedi à 16h. Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier. 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – site : www.theatre14.fr

Les Bonnes

@ Jérôme Séron

Texte de Jean Genêt, mise en scène Robyn Orlin, au Théâtre de la Bastille – Coréalisation avec le Festival d’Automne à Paris.

La chorégraphe sud-Africaine Robyn Orlin s’empare de la célèbre pièce de Jean Genêt, Les Bonnes, mise en scène pour la première fois en 1947 par Louis Jouvet et présentée au Théâtre de l’Athénée. A partir d’un fait divers, le crime des soeurs Papin dans les années trente – deux domestiques qui avaient tenté d’assassiner leur maîtresse – Genêt a écrit une sorte de cérémonial où les deux sœurs exorcisent leurs ressentiments par le simulacre, les jeux de rôle et le travestissement, en mettant l’accent sur la tension entre les classes sociales et les conflits qu’elle génère.

Claire est la plus révoltée et dominatrice des deux soeurs ; Solange, plus réservée et inquiète essaie de la calmer ; Madame, qui entretient des relations floues avec elles leur offrant parfois les vêtements dont elle ne veut plus, est saisie par l’incarcération de son amant après dénonciation anonyme… Le jeu de la vérité approchant Monsieur étant libéré, pour ne pas se faire démasquer, Claire et Solange imaginent d’éliminer leur Maîtresse en lui faisant boire un tilleul dans lequel elles vont verser du poison. Elle ne le boira pas malgré l’insistance de Claire, et part retrouver son amant. Dans sa mégalomanie, Solange décrit sa mort et celle de Claire, leurs funérailles, fastueuses et théâtrales, dans un superbe monologue où « toutes les femmes de chambre portent nos couleurs. » Dans le dernier jeu de rôle auquel elles s’adonnent l’une et l’autre, Claire tient le rôle de Madame et boit le tilleul au poison, tandis que Solange poursuit sa diatribe, au comble de l’excitation.

Dans ce monde clos où l’univers dominant est celui de la violence, Robyn Orlin adjoint un quatrième personnage tout aussi dominateur, l’image, dans sa toute puissante, dialoguant avec les personnages, et qui tente de les avaler. Un grand écran posé à l’arrière scène renvoie l’image des personnages par le biais d’une caméra posée juste devant. Les acteurs – trois acteurs hommes dont les deux sœurs de couleur noire : Arnold Mensah, Claire – Maxime Tshibangu, Solange – Andréas Goupil, Madame – sur scène souvent de dos, apparaissent en gros plans sur écran comme des projectiles, et projettent leurs propres fantasmes. Ils s’inscrivent dans le décor de l’adaptation cinématographique de la pièce réalisée par Christopher Miles en 1975, s’approchent de la caméra et de l’écran et pénètrent dans le film grâce à un important travail d’incrustation vidéo (création vidéo Eric Perroys) complété par une habile écriture lumière (création lumière et régie générale Fabrice Olivier).

La vision de Robyn Orlin mêle théâtre, mouvement et cinéma dans le plus pur baroque et décalé, et dans la plus grande extravagance. Le texte de Genêt est bien là, dit intégralement par les acteurs, amplifiés dans tous les sens du terme et en combinaisons vert flashy, qui surgissent de la salle (création costumes Birgit Neppl). Madame, elle, est assise parmi les spectateurs avant d’entrer dans l’arène. Robyn Orlin relit Genêt à travers sa perception d’africaine du Sud qui a connu l’apartheid même si elle était du bon côté, et met l’accent sur la question des rapports sociaux et du dominant dominé. Frappée par le texte de Genêt dès l’adolescence lors d’une représentation à laquelle elle assistait dans son pays d’origine, elle s’était demandé pourquoi les rôles de Solange et de Claire n’étaient pas tenus par des acteurs noirs. Nombre d’années plus tard, alors que ce texte ne l’a pas quittée, elle passe à l’action.

Figure majeure de la scène artistique internationale, Robyn Orlin interroge depuis toujours les dynamiques politiques de son pays, performe, met en scène, explore les formes théâtrales et sait manier l’humour et l’ironie. Avec Les Bonnes, elle mène les acteurs sur des chemins escarpés où ils s’investissent à fond, frôlant par moments l’excès et l’hystérie. Ils renvoient avec virtuosité les fondamentaux de la pièce où domination, rivalité, cruauté, amour-haine, violence supposée et violence fantasmée, se disputent le plateau et l’écran. Le jeu théâtral devient, comme les rapports sociaux, outrancier et sophistiqué, derrière un jeu de déguisement-travestissement qui s’inscrit au cœur du sujet.

  Brigitte Rémer, le 12 novembre 2019

Avec : Andréas Goupil, Madame – Arnold Mensah, Claire – Maxime Tshibangu, Solange – création lumières et régie générale Fabrice Ollivier – création costumes Birgit Neppl – création vidéo Éric Perroys – création musique Arnaud Sallé – assistante stagiaire à la mise en scène Adèle Baucher – régisseur Bastille Pascal Villmen –

Du 4 au 15 novembre 2019 – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011. Paris – métro : Bastille – tél. : 01 43 57 42 14 – site www.theatre-bastille.com